L’historiographie russe a connu récemment un bouleversement total lié à l’ouverture des archives de la période communiste. Jusqu’en 1991, les travaux des historiens soviétiques étaient soumis aux aléas de la censure et participaient de fait à la mise en scène de l’histoire officielle du régime. L’accès restreint aux archives les obligeait à se cantonner à un inventaire plus ou moins exhaustif des différentes mesures prises par les autorités. Les recherches des historiens occidentaux souffraient également de cet état de fait. Depuis 1991, la donne a complètement changé. Tous, Russes, étrangers, communauté scientifique internationale ont bénéficié de l’ouverture démocratique du système d’archives même si ils ont du pâtir des “méfaits” de l’adaptation sauvage d’un certain capitalisme étatique et quasiment mafieux.
Exception faite de certains dossiers délicats touchant aux questions de répression et de police politique, les chercheurs ont désormais accès à la littérature administrative – remarquablement fouillée – produite par la machine d’encadrement soviétique. La ville de Moscou regroupe l’essentiel des archives de rang supérieur. On y trouve un éventail très large de lieux de conservation (voir encadré). L’accès à ces richesses documentaires quasi inexplorées répond cependant à un certain nombre de règles qu’il vaut évidemment mieux connaître à l’avance pour simplifier au maximum une recherche effectuée dans des conditions parfois difficiles.
L’extrême dispersion des différents centres d’archives et des bibliothèques, dans une ville de la taille de Moscou, impose une organisation rigoureuse des déplacements. Fort heureusement, la conception soviétique du classement a survécu à l’effondrement de l’U.R.S.S., ce qui simplifie grandement la consultation des fonds: chaque centre d’archives est organisé selon le même principe, que ce soit pour l’accès, la recherche des fonds à consulter, la commande ou la consultation. Tout d’abord, il faut savoir que l’inscription est en général gratuite (sauf, à ma connaissance, aux Archives militaires). Mais elle nécessite, outre les pièces d’identité dûment estampillées, une lettre de recommandation en russe adressée au directeur des archives concernées – que l’on ne rencontrera toutefois presque jamais. Celle-ci doit indiquer les diplômes obtenus et l’intitulé de la thèse.
Dela, opis et putevoditel’
Une fois dans la salle de consultation – qui peut varier des grandes salles glacées de 10 mètres de hauteur sous plafond au G.A.R.F.[1]
à la petite cabine surchauffée du R.G.V.A., en passant par la sombre salle des microfilms du R.G.A.S.P.I. – le processus est toujours le même: il faut demander l’index des archives (le putevoditel’), édité en général à l’époque soviétique ou au début de la période russe. Les sous-index alphabétique et thématique dudit putevoditel’ permettent de situer le fonds à consulter, désigné par un chiffre. Il faut alors demander l’inventaire dudit fonds, ou opis’. Tout en sachant qu’il peut y avoir plusieurs opisi par fonds (c’est même souvent la règle), classés soit chronologiquement, soit thématiquement. Ensuite, il faut naturellement sélectionner les dossiers intéressants, ou dela. Dans la plupart des cas, le nombre de demandes est limité à dix.
Contrairement à ce qui se passe en France, les documents n’arrivent le plus souvent que le surlendemain de la commande, sachant qu’il faut en général déposer son bulletin avant une certaine heure (très variable), et que cette heure est avancée les vendredi et les veilles de fête. Une fois réceptionnés, les documents sont à la disposition du chercheur pendant un mois… voire plus si l’on s’arrange. Mais attention, dans certaines archives mal organisées, telles que le R.G.V.A. ou le R.G.A.L.I., on ne peut plus commander un dossier déjà consulté avant 2 ou 6 mois ! Il faut noter également que la reproduction des documents - autre que celle proposée par les conservateurs - est strictement interdite. Et, si le prix des photocopies demeure raisonnable au G.A.R.F. (50 US cents, environ autant d’euros la page), il devient carrément prohibitif ailleurs (5 dollars au R.G.A.L.I.).
Ce problème ne se pose pas dans les bibliothèques, où la reproduction est non seulement facile et peu onéreuse (50 centimes de franc la page à l’Istoricka), mais en général de bonne qualité. Par ailleurs, les bibliothèques ont des horaires d’ouverture bien moins contraignants que les archives, puisqu’elles sont accessibles le samedi, et restent ouvertes jusqu’à 20h. Bien que l’informatique soit encore inexistante, la recherche est en général simple à faire grâce aux nombreux fichiers (kartoteka) alphabétiques ou thématiques. L’usager peut demander à recevoir sa commande dans l’heure qui suit ou le lendemain, voire un autre jour. Les fonds restant au moins cinq jours ouvrables en réserve, il ne faut pas hésiter à commander à l’avance. Seul source de désagrément : la limite fixée aux commandes n’est jamais clairement établie. Elle dépend en grande partie de la charge de travail de la bibliothécaire… et de la capacité du chercheur à s’attacher sa mansuétude. Le personnel des archives peut considérablement faciliter votre recherche. En guise de remerciement, il est convenable d’offrir un petit présent aux personnes qui vous ont apporté leur aide de manière répétée. Souvent compétents, les conservateurs sont en général assez étonnées et heureux qu’un étranger puisse s’intéresser à tel ou tel aspect du passé soviétique et y consacrer autant d’énergie.
“Compilateurs-lecteurs” et “généalogistes”
Il faut avouer que le public russe des archives moscovites est relativement âgé, les rares “jeunes” rencontrés ne réapparaissant pratiquement jamais ou restant souvent une ou deux heures à travailler. Seules exceptions: les jeunes chercheurs de province venus consulter les archives de la capitale et ne disposant que d’une semaine ou deux -faute de moyens probablement –pour boucler leur travail. Les lecteurs plus âgés, pour leur part, peuvent se répartir en trois groupes: les chercheurs au sens propre du terme, sur lesquels il n’est pas vraiment besoin de revenir, les compilateurs-lecteurs et les “généalogistes”. La deuxième catégorie recouvre un large ensemble d’étudiants ou de personnes relativement cultivées qui, contre rémunération, fouillent méthodiquement les fonds pour permettre à un universitaire de publier tel ou tel ouvrage (anthologies, recueil de documents…). Les “généalogistes”, au contraire, ne travaillent que pour eux-mêmes, cherchant, en particulier au R.G.V.A. et au Ts.G.A.M.O., à retrouver la trace de leurs ascendants victimes plus ou moins avérées du régime soviétique ou de la guerre, ceci dans le but d’obtenir des compensations financières de la part des autorités, qui encouragent d’ailleurs ce type de recherche afin de solder, un peu facilement peut-être, les problèmes du passé.
Il existe bien sûr d’autres lieux de recherche à Moscou, Saint-Pétersbourg ou en province, mais leur importance est moindre et leur fonctionnement correspond plus ou moins à la description proposée. La masse des archives est énorme. Tout reste à écrire, les documents attendent d’être lus et commentés: pour les spécialistes de l’URSS, l’histoire soviétique (re)commence.
1 Pour la définition des acronymes, voir encadré.
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Petit inventaire des archives moscovites
L’historien souhaitant travailler sur les structures étatiques du régime soviétique pourra se rendre au G.A.R.F. (Archives d’Etat de la Fédération de Russie) qui propose l’essentiel des fonds propres à chaque ministère et à chaque institution de niveau supérieur, comme par exemple la célèbre Inspection ouvrière et paysanne (Rabkrin), organe de contrôle de l’administration soviétique ou encore les fonds des nombreux comités directeurs des centrales syndicales soviétiques. Le G.A.R.F. recense en outre les archives émanant de la république socialiste de Russie, entre 1917 à 1991. L’essentiel des documents conservés sont de type administratif: procès-verbaux et comptes-rendus de plénums et autres réunions de comité central, rapports et enquêtes divers, auxquels s’ajoutent une grande quantité de recueils d’ordre financier (statistiques et plans de développement) ainsi que l’immense masse, encore loin d’être dépouillée, des documents relatifs aux liens plus ou moins étroits entre les administrations centrales et leurs divisions locales; un élément fondamental dans un pays superposant une structure institutionnelle de type fédéral et une chaîne de pouvoir très centralisée.
Pour ceux qui s’intéressent à l’histoire du Parti bolchevik, il faudra se rendre au R.G.A.S.P.I. (Archives de l’Etat russe sur l’histoire sociale et politique), l’ex-Institut du marxisme-léninisme, où sont conservés non seulement les fonds de chaque structure du Parti à tous les degrés possibles du système, mais également les fonds personnels des grands dirigeants soviétiques, tels que les archives Staline, ouverts récemment aux chercheurs. Les économistes iront droit au R.G.A.E. (Archives de l’Etat russe pour l’économie). Ils pourront se pencher sur l’histoire de la transformation socialiste du pays, en se référant notamment aux nombreux documents concernant la collectivisation et les réseaux de coopératives et d’entreprises d’Etat.
Les spécialistes d’histoire militaire seront orientés pour leur part vers le R.G.V.I.A. (Archives militaires historiques de l’Etat russe), dépositaire des fonds de l’armée impériale et vers le R.G.V.A. (Archives militaires de l’Etat russe) en charge des archives de l’Armée rouge. Ils pourront y retracer l’évolution qualitative et quantitative des armées et consulter les documents de la Direction politique concernant l’état moral et politique des troupes à travers les grands moments de l’histoire soviétique. Les fonds du R.G.A.L.I. (Archives de l’Etat russe pour la littérature et l’art) offrent également de multiples possibilités de recherche, tant au sujet d’artistes ou d’intellectuels soviétiques que sur les structures d’encadrement culturel (organe de censure comme le Glavrepertkom ou “ organisation de masse ” participant avec ses “volontaires” à la promotion des arts comme la Société des Amis de la Cinématographie soviétique). Enfin, les archives d’échelon régional et local (le Ts.G.A.M.O. pour la région de Moscou, le Ts.M.A.M. et le Ts.A.L.I.M. pour la ville de Moscou) reproduisent, avec plus ou moins de variété et de richesse, les caractères que nous avons dégagés pour les archives de niveau national.
Par ailleurs, un travail sur l’abondante presse soviétique peut être accompli au sein de plusieurs bibliothèques de recherche de grande valeur, à savoir la Bibliothèque Lénine (Leninka), la Bibliothèque historique (G.P.I.B. ou Istoricka) ou encore la très riche bibliothèque de l’I.N.I.O.N. pour tout ce qui concerne notamment l’économie politique. On y trouvera également des ouvrages en langue étrangère (français, allemand et anglais essentiellement) permettant de compléter la recherche contextuelle ou d’affiner certaines approches.