Dans le cadre du programme, au printemps 2017, trente-trois églises ont été construites et quarante-et-une sont en cours de construction[1]. Les difficultés de financement, l’attente des autorisations administratives de construction ou encore la diversité des contextes locaux peuvent expliquer ce qui, aux yeux de certains, est un échec partiel. L’Eglise aurait-elle sous-estimé la difficulté d’une telle entreprise ? Soulignons toutefois le tour de force d’édifier entre trente et soixante-dix églises dans la capitale russe en moins de sept ans.
L’idée d’une justice spatiale
Le Programme-200 cible avant tout les quartiers-dortoirs de la capitale russe dans l’idée de permettre à chaque Moscovite, quel que soit son lieu de résidence, de trouver une église à proximité de son domicile. En effet, l’ancienne capitale soviétique serait la dernière ville de Russie en termes de rapport population/nombre d’églises. Pour atteindre l’objectif à long terme d’une église pour vingt-mille habitants, pas moins de six-cents églises devraient sortir de terre, estime le patriarche Cyrille[2].
Depuis 2012, l’Eglise a confié la direction du programme à un homme politique d’expérience, Vladimir Ressine, député de la Douma proche de la mairie et du Kremlin. Dans les années 1990, il était le responsable de la reconstruction de la cathédrale du Christ-Sauveur. Ce projet avait été financé par des dons de particuliers à hauteur de 30 milliards de roubles (environ 430 millions d’euros). A ce jour, le Programme-200 bénéficie de 3,5 milliards de roubles de dons (environ 55 millions d’euros). Le financement par dons est un moyen bien souvent utilisé par l’Eglise orthodoxe russe pour mener des projets symboliques en ville. Dès janvier 2010, le Fonds de soutien à la construction de temples de la ville de Moscou a été créé dans l’idée d’accumuler des fonds de donations volontaires et des financements d’organisations diverses et variées.
Un projet symbolique
Le patriarche Cyrille précise que certaines églises du projet se dresseront là où des églises avaient été détruites sous le régime soviétique. Doit-on y voir une ambition de réparation, voire de revanche historique, par rapport aux répressions subies par l’Eglise orthodoxe russe au 20ème siècle ? A vrai dire, il s’agit plutôt de mettre à profit un ensemble de mémoires différentes.
Le 29 avril 2011, le patriarche Cyrille et le maire de Moscou Sergueï Sobianine décidèrent ensemble d’édifier l’église Saints Cyrille et Méthode en commémoration de l’attentat terroriste du théâtre Doubrovka survenu en 2002 à l’emplacement même où a eu lieu celui-ci au 7 rue Melnikova (quatre kilomètres au sud du Kremlin). Cette église rend aussi hommage aux deux «Apôtres des slaves», symboles de l’enseignement, de l’éducation et de l’évangélisation des espaces russes.
La dédicace des églises est réalisée par le patriarche, plus haut représentant de l’Eglise orthodoxe russe. Dans le cadre du programme, les dédicaces les plus fréquentes sont Notre-Dame de Kazan, en référence à la conquête de Kazan par Ivan le Terrible ; Saint-Serge de Radonège, l’un des saints les plus populaires de Russie ; et Saint-Alexandre Nevski, l’un des deux grand guerriers saints russes avec Dimitri Donskoï[3]. Les symboles choisis sont alors nettement ancrés dans une identité et une géographie davantage nationale, voire panslave, que locale.
Un programme inscrit dans les mutations de la capitale russe
Avant de changer le visage religieux de la Russie, le Programme-200 doit marquer le territoire moscovite. L’ancienne capitale soviétique est aujourd’hui une mégapole économique et culturelle en plein renouveau et un traitement particulier est réservé au patrimoine, entre destructions et restaurations. Depuis la disparition de l’Union soviétique, on observe un phénomène particulier de « reconstructions à l’identique » qui concerne notamment les églises du centre-ville. Pour l’historienne de l’architecture Elisabeth Essaïan, les projets menés dans les années 1990 de reconstruction des cathédrales du Christ-Sauveur (sur les bords de la Moskova) et Notre-Dame-de-Kazan (sur la place Rouge) s’inscrivent « dans un mouvement plus vaste de retour aux valeurs nationales de l’avant-révolution, dans un contexte de réconciliation entre l’Eglise orthodoxe et l’Etat. Ils participent aussi d’une volonté de recréer l’image perdue –récurrente dans les récits de voyageurs jusqu’au début du XXème siècle–, de la « Moscou aux coupoles dorées ». »[4] Le Programme-200 s’intègre alors dans un Moscou post-soviétique plutôt «pro-orthodoxe», avec une nouvelle dynamique territoriale.
Depuis 2012, l’aménagement métropolitain de la capitale russe est porté par le projet du « Grand Moscou », ou « Nouvelle Moscou »[5]. Avec un budget avoisinant les 185 milliards d’euros sur trente ans pour un territoire couvrant 168 000 ha, ce grand projet d’aménagement et de réaménagement vise à décongestionner la capitale russe tout en développant des infrastructures nouvelles et modernes. Cette ambition entraîne une redéfinition des limites administratives de la ville, qui pourrait alors transformer le Programme-200 en « Programme-600 », selon les dires de V. Ressine[6].
Le projet du Grand Moscou vise en partie à développer une « ville verte » au sein de l’extension du territoire municipal vers des zones rurbaines au sud-ouest. Un nouveau centre administratif fédéral devrait alors être érigé dans la commune de Kommounarka, voisine du quartier périphérique de Boutovo. Ce dernier, considéré comme l’un des quartiers les plus sensibles de la capitale russe, est en plein renouveau comme en témoigne son nouveau métro futuriste de cinq stations perché au-dessus de son parc central.
Dans ce secteur, le Programme-200 prend place avec les églises Saint-Etienne de Perm, construite entre 2011 et 2016, rue Semenova à l’ouest de Boutovo-Sud, et de la Présentation de la Vierge Marie, construite entre 2012 et 2016, au centre de Boutovo-Sud. Cette dernière est considérée comme l’une des plus belles du programme. L’archiprêtre Igor Fedorov, recteur de la communauté, considère qu’elle représente le symbole de la renaissance de la vie spirituelle. Dans le cadre du programme, d’autres églises sont en cours de construction dans le secteur, telles que l’église Theodore Ouchakov au nord de Boutovo-Sud.
Boutovo-Kommunarka, un espace symbolique et stratégique dans lequel s’intègre le programme-200
A proximité se trouve le polygone de Boutovo, un des principaux sites d’exécutions de masse de la région de Moscou sous Staline[7]. De nombreux prêtres y ont été exécutés et il est à la fois considéré comme un lieu de mémoire et une terre sainte. L’ancien patriarche Alexis II qualifiait cet endroit de « Golgotha russe ». Ce n’est qu’en 1992 que l’existence du polygone fut révélée. En 2001, le site obtient le statut de « monument historique et culturel d’importance locale » et en 2005, la ville de Moscou et la région attribuent des fonds pour son aménagement. Propriété du Patriarcat de Moscou depuis 1995, c’est aujourd’hui un lieu de pèlerinage et de commémoration, marqué dans la pierre par l’église des Saints-Nouveaux-Martyrs-et-Confesseurs-de-Russie de Boutovo, construite entre 2004 et 2007, c’est-à-dire peu avant le lancement du Programme-200[8]. Dans la même tradition, le Programme-200 prévoit la construction d’une église à Kommounarka, sur un autre lieu d’exécutions massives, où furent exécutés des collaborateurs du NKVD et de la police, mais aussi des dirigeants du Parti et des hauts dignitaires de l’armée. L’église mémorielle des Saints-Nouveaux-Martyrs-et-Confesseurs-de-Russie de Kommounarka est construite sur un terrain qui est également propriété de l’Eglise orthodoxe. Dans le centre de Kommounarka, une autre église du Programme-200 est en chantier, l'église de la Transfiguration, à seulement 1 200 mètres. Plus largement, la ville de Kommounarka est au cœur du projet de « Nouveau Centre Fédéral de Russie » qui prévoit le déménagement des instances administratives du pouvoir, aujourd’hui au Kremlin, vers cette petite ville de banlieue dans un environnement suburbain. L’ensemble du secteur Boutovo-Kommunarka représente ainsi un lieu de mémoire tout à fait stratégique pour l’Eglise et l’Etat.
Légitimé par une logique de justice spatiale, le Programme-200 a surtout pour vocation la mise en avant tangible de la nouvelle convergence entre l’Eglise orthodoxe et l’Etat. Cette convergence est transformée dans l’espace par la coordination de la construction d’églises et l’aménagement de la zone Boutovo-Kommunarka, entre modernité et mémoire.
Notes :
[1] A ce propos, voir: David Coupechoux, Les enjeux géopolitiques du symbolisme architectural orthodoxe russe, mémoire de master 2, sous la direction d’André Filler, Institut Français de Géopolitique, 2016.
[2] 872 lieux de culte auraient été recensés en 2010. Voir : Gilles Favarel-Garrigues & Kathy Rousselet (sous la direction de), La Russie contemporaine, Fayard, 2010, p. 358.
[3] Au-delà même de la Russie, bon nombre d’églises orthodoxes en Europe et dans le monde sont dédiées à « Saint-Alexandre Nevski ».
[4] Elisabeth Essaïan, Moscou, 2009, collection Portrait de ville, numéro spécial d’Archiscopie, p. 45.
[5] Précisons que Wilmotte & Associés, cabinet en charge du projet du Grand Moscou avec Antoine Grumbach & Associés, est l’architecte du tout nouveau Centre Spirituel et Culturel Orthodoxe Russe de Paris, quai Branly. A ce propos, voir: David Coupechoux, Les enjeux géopolitiques du Centre Spirituel et Culturel Orthodoxe Russe de Paris, mémoire de master 1, sous la direction d’André Filler, Institut Français de Géopolitique, 2015.
[6] Jacques Berset, « Près de 600 églises peuvent être construites à Moscou », site du portail catholique suisse, www.cath.ch/newsf/pres-de-600-eglises-peuvent-etre-construites-a-moscou/, publié le 25/07/2016.
[7] Au cours des Grandes Purges de 1937-1938, 20.000 personnes furent exécutées par le NKVD dans le polygone de Boutovo.
[8] Voir: http://www.martyr.ru/.
Vignette : Programme-200 à Moscou (Photo libre de droits, attribution non requise).
* David COUPECHOUX est étudiant en aménagement et concertation à l’Institut Français de Géopolitique (IFG).