Dimitrovgrad, pilier de la recherche nucléaire russe

Un an après l’explosion des réacteurs de la centrale nucléaire de Fukushima, la Russie n’entend pas remettre en cause son programme de développement nucléaire. La petite ville de Dimitrovgrad est l’un des cœurs de la recherche nucléaire en Fédération de Russie. 


DimitrovgradTout au long de l’année 2011, suivant la tragédie intervenue au Japon, le pouvoir russe a réaffirmé sa détermination à poursuivre son programme de développement nucléaire. Onze réacteurs nucléaires sont ainsi en construction sur le territoire de la Fédération de Russie alors que 31 fonctionnent actuellement, fournissant près de 16% des besoins en électricité du pays. Avec de nouvelles constructions programmées, 59 réacteurs nucléaires répondront à 26% des besoins énergétiques du pays d’ici 2025[1]. À ces fins, ainsi que pour l’amélioration des conditions de sécurité dans les centrales, une enveloppe de 35,5 milliards d’euros, issue du budget fédéral, doit être consacrée d’ici 2015 au développement de l’énergie nucléaire civile.

Cette poursuite du développement de la recherche du nucléaire passe par une réaffirmation de la doctrine nucléaire. Dans ce contexte, l’Institut de recherche dans le domaine des réacteurs nucléaires (NIIAR) de Dimitrovgrad symbolise la continuité de la politique russe en la matière depuis près de 60 ans. Fondé en 1956 à l’initiative de l’académicien et physicien Igor V.Kourtchatov, l’institut situé dans l’oblast d’Oulianovsk a eu pour ambition de mener à bien des recherches scientifiques et technologiques dans le domaine de l’énergie nucléaire civile. Depuis 2008, le centre NIIAR est devenu une partie intégrante de la société publique OAO Atomenergoprom, véritable holding de l’industrie nucléaire, dont le Conseil de direction est présidé par Sergueï Kirienko, lui-même président de Rosatom, l’Agence fédérale russe de l'énergie atomique[2].

De l’utilisation d’un réacteur de recherche

Parmi les 62 réacteurs de recherche présents sur le sol russe, six se trouvent à Dimitrovgrad. À côté de ce complexe, des laboratoires d’essai tentent d’apporter de nouvelles solutions sur les matériaux utilisés. Par ailleurs, des ateliers auxiliaires sont présents afin de faciliter la fabrication et la réparation du matériel. Enfin, dans le cadre de son fonctionnement, le centre de recherche fournit des services de transport, dont celui des matières nucléaires ainsi que des cargaisons spéciales.

L’institut s’est spécialisé dans plusieurs domaines de recherche comme le cycle du combustible nucléaire, la gestion des déchets radioactifs ou encore la radiochimie. Il est le plus grand complexe de recherche en Europe concernant les examens post-irradiations. Ces examens effectués en laboratoire tentent de mettre au point de nouvelles techniques, dans le retraitement des combustibles irradiés notamment. Possédant un large champ expérimental dans le domaine nucléaire, il se positionne dans de multiples activités scientifiques tant pour la recherche que son application industrielle comme le transfert des technologies nucléaires dans les branches industrielles, y compris la médecine nucléaire.

La visite du président russe Dmitri Medvedev, le 27 septembre 2011, a été l’occasion d’une nouvelle démonstration de son savoir-faire. Celui-ci a alors souligné l’importance des dernières recherches en cours dans le domaine de l’énergie nucléaire, notamment la production de combustible pour les réacteurs surgénérateurs à neutrons rapides (RNR). La Russie est d’ailleurs sur le point d’achever la construction d’un RNR (800 MWe) sur le site de la centrale nucléaire de Beloïarsk dont la livraison est programmée pour l’année 2012.

Les ingénieurs russes misent beaucoup sur l’utilisation de tels réacteurs qui pourrait aider à résoudre l’un des principaux problèmes de l’énergie nucléaire, à savoir l’élimination du combustible nucléaire activé. En effet, selon les responsables de l’institut, ces réacteurs auraient la capacité de brûler ce combustible, réglant ainsi un élément clé dans la gestion des déchets nucléaires. La réduction des dommages environnementaux est l’une des priorités affichées du gouvernement russe à l’heure actuelle. Cependant, les responsables scientifiques insistent sur un aspect bien plus concret. En effet, l’avantage est d’augmenter «l’effet économique des réacteurs»[3] en réutilisant la production de combustible nucléaire.

Une volonté d’élargir ses activités

Considéré par les autorités locales comme un pilier industriel incontournable, l’institut souhaite poursuivre sa politique de diversification dans ses activités. En 2010, il met à disposition trois de ses réacteurs pour produire du molybdène-99 (Mo-99)[4]. Le centre NIIAR forme une joint venture avec l’Association transrégionale Izotop (VA Izotop) dont l’objectif est de capter 26% du marché mondial du Mo-99. Par ailleurs, un accord avec le fournisseur allemand en équipement radiochimique ITD a été signé dans ce sens.

L’augmentation de la production du Mo-99 permet de prendre le relais d’autres centres de recherche nucléaire présents en Russie. Ainsi, le centre NIIAR a accru sa production pour compenser celle du centre PIEP d’Obinsk suspendue en raison d’un programme de maintenance de son réacteur. Ce développement actuel participe également aux directions impulsées par la Commission sur la modernisation de l’économie russe, autorité dépendante du Kremlin, qui souligne l’importance de la filière nucléaire. De surcroît, l’institut de Dimitrovgrad développe la production d’autres isotopes médicaux selon la demande, comme l’iodine-131, le tungsten-188 ou encore le lutecium-177.

Dans une dynamique plus générale, Rosatom ambitionne de faire de NIIAR un des centres nodaux de la médecine nucléaire aux côtés de ceux d’Obinsk et de Tomsk. La médecine nucléaire est une des branches d’activité du conglomérat russe. Leader dans ce domaine, elle s’appuie notamment sur la thérapie par faisceau utilisée pour traiter le cancer. En coopération avec l’Agence fédérale médicale et biologique de Russie et avec des producteurs étrangers, Rosatom a entamé, ces dernières années, une reconstruction complète du complexe de la médecine nucléaire dans le pays. Un effort de restructuration qui passe par des investissements importants, dont 700 millions de roubles (18 millions d’euros) pour la seule année 2010 par exemple. Ces sommes engagées sont directement dirigées vers la production d’isotopes mais aussi vers la fabrication d’équipements.

La constitution d’une autre société mixte, en décembre 2009, entre Rosatom et le groupe En+ pour former l’AKME-Engineering doit permettre de développer une unité d’un réacteur pilote (SVBR) de 100 MWe (mégawatt électrique) au sein de NIIAR d’ici 2017. Effectivement, un accord est intervenu avec Atomenergoproekt, entreprise en charge du développement du secteur électrique et de la conception des centrales nucléaires, pour réaliser ce réacteur. La construction doit démarrer dès 2013, avec un cahier des charges s’étalant sur 42 mois. Ce réacteur à neutrons rapides est conçu dans l’optique de répondre aux besoins régionaux en Russie mais aussi à l’étranger.

Par ailleurs, le centre NIIAR a augmenté ces dernières années ses capacités en termes de formation. L’objectif affiché par ses responsables est d’offrir, avec des installations adaptées, une formation professionnelle avancée pour son personnel mais aussi celui d’entreprises de la région, en particulier des secteurs médical et énergétique. Un soutien à la formation qui s’effectue en partenariat avec les établissements d’enseignement supérieur régionaux. En septembre 2010, Rosatom a indiqué que le programme MBIR[5] auprès de NIIAR serait ouvert à une collaboration internationale, en connexion avec le programme INPRO[6] de l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA). La construction de ce nouveau réacteur doit intervenir d’ici 2020 pour un coût prévisionnel de 16 milliards de roubles – dont 14 provenant du seul budget fédéral.

Des dysfonctionnements persistants

Bien que les autorités fédérales entendent investir de façon significative dans le domaine de la R&D dans la filière du nucléaire, des problèmes récurrents soulèvent quelques questions quant à la pérennité de cette démarche. L’incendie, début février 2012, dans un sous-sol de l’Institut de physique théorique au sud-ouest de Moscou, renforce le sentiment que la situation en Russie «est la pire qui soit en termes de sûreté nucléaire»[7]. Ce centre de recherche abrite un réacteur à eau lourde qui n’est plus opérationnel et cet incident a réussi à démontrer toute la fragilité des infrastructures russes dans ce domaine.

En revanche, si l’industrie du nucléaire en Russie ne connaît pas de problèmes financiers, l’État prenant en charge une grande partie le financement des nouvelles constructions, la programmation actuelle apparaît proprement intenable. En effet, il est prévu de construire au total entre 20 et 40 nouveaux réacteurs d’ici 2025. Or, les capacités actuelles de l’ingénierie dans le monde «permettent la construction d’un seul réacteur par an»[8]. Présent également à l’étranger, le cahier des charges de Rosatom pour la réalisation des différents réacteurs est soumis à des contraintes contractuelles. Dans ce contexte, l’agence fédérale fait face à des délais de construction serrés. Début 2011, Igor Setchine, vice-Premier ministre, avait annoncé la réduction de l’enveloppe budgétaire liée aux investissements de Rosatom. Celle-ci a été diminuée de 32%, passant de 163,3 milliards de roubles à 110. Une réduction qui traduit non pas le manque de ressources financières, mais l’impossibilité de répondre aux livraisons préalablement établies. Ainsi, au même titre que les autres centres de recherche nucléaire, le centre NIIAR n’a pas la pleine maîtrise de la réalisation de ses projets.

Ensuite, la question du maintien de la qualité et du degré de qualification de son personnel est l’autre enjeu majeur pour la continuité de la recherche nucléaire en Russie. Aujourd’hui, près de 250.000 personnes travaillent dans la filière du nucléaire dans le pays, dont 6.000 au centre de recherche de Dimitrovgrad. Au centre des préoccupations figure la rémunération du personnel. Longtemps fixée en moyenne à 6.000 roubles (155 euros), elle a été multipliée par trois ces dernières années. Bien que désormais le salaire moyen se situe à 18.000 roubles (464 euros) par mois, il est loin de pouvoir rivaliser avec les rémunérations des ingénieurs nucléaires occidentaux. L’objectif déclaré des responsables de NIIAR est d’atteindre un revenu mensuel de 1.000 dollars (750 euros) d’ici deux ans.

Si les autorités russes entendent maintenir leur stratégie de développement, d’importants efforts devront être menés en direction d’un segment industriel qui est devenu incontournable pour l’économie russe. Mais la présente modernisation de la filière nucléaire russe doit s’accompagner d’une amélioration des normes et des standards de sécurité. Toute défaillance expose en effet la Russie au risque d’un drame de grande ampleur.

Notes :
[1] Tomasz Stępień, Aleksander Zawisa, Energy security and national sovereignty, Juin 2011, p.17.
[2] Rosatom, héritière du ministère de l’Énergie atomique de la Fédération russe, est responsable du fonctionnement du conglomérat de l’industrie nucléaire. Tandis qu’Atomenergoprom, créée en 2007, est une holding rassemblant plusieurs acteurs de l’industrie nucléaire russe: Rosenergoatom, TVEL, Techsnabexport, Atomenergomash, Atomstroyexport.
[3] Site officiel de Rosatom, «Medvedevu pokazali no veychierazrabotki v oblasti yadernoy energetiki», Interfax, 27 septembre 2011.
[4] Le molybdène-99 est un élément radioactif utilisé dans la médecine nucléaire. Ce composant sert à fabriquer du technétium-99m employé dans le traitement du cancer et des maladies cardio-vasculaires.
[5] Le projet est la construction d’un réacteur polyvalent des recherches sur les neutrons rapides (MBIR). L’institut tchèque de recherches nucléaires participe à sa réalisation, qui doit intervenir d’ici 2019, à Rzhezh, près de Prague.
[6] Projet international sur l’innovation des réacteurs nucléaires et des cycles combustibles.
[7] Vladimir Slivyak, «Russia and Fukushima», Russia Analytical Digest, n°101, 1er août 2011, p.3.
[8] Op. Cit. note 7.

* Florian VIDAL est consultant en sécurité internationale.