Dix ans après, l’Ukraine indépendante

Alors que les dirigeants ukrainiens s'appliquent à organiser de pompeuses festivités en vue du dixième anniversaire de l'indépendance du pays, le 24 août prochain, les bilans critiques commencent à apparaître dans la presse nationale elle-même.


L'Ukraine n'aurait en effet toujours pas répondu à une question cruciale: "Au nom de quoi et selon quels principes s'est créé et subsiste notre Etat?"[1]

Un bilan économique très lourd

L'économie ukrainienne traverse une crise économique et sociale aiguë, dont personne ne s'aventurerait à pronostiquer la fin. Au niveau macro-économique, le développement national se trouve entravé par des dettes de tous les côtés -les créanciers du Club de Paris, le FMI, la Banque mondiale [2]et la Russie, qui a joué sur le levier énergétique (gaz en particulier) pour arracher des concessions sur la question de la mer Noire[3]. Le passage de l'économie socialiste à l'économie de marché a abouti, comme en Fédération de Russie, à la création d'un pouvoir oligarchique, à l'expansion de la corruption et à une baisse brutale du niveau de vie de la population (l'inflation a atteint des chiffres inouïs en 1992-94, comme 3400% en 1993).

Et pourtant, on pourrait s'interroger, comme Vladimir Grinev, sur l'inéluctabilité de la catastrophe: les réformes impliquaient-elles inévitablement les pertes colossales essuyées par l'économie nationale et les budgets des particuliers?

La privatisation du potentiel productif, qui, selon l'objectif affiché des réformes, aurait dû constituer un capital régénérant l'économie nationale, s'est soldée par l'accaparement de la richesse nationale par quelques-uns et par une fuite des actions à l'étranger. En effet, "quant à l'argent placé en caisse d'épargne, de multiples évaluations ont estimé qu'il couvrait seulement de l'ordre de 20% des biens à privatiser estimés au plus bas prix"[5]. En d'autres termes, au lieu d'une "accumulation primitive du capital" se sont produits de vastes détournements du bien commun, dont l'affaire Lazarenko[4] ne constitue que l'un des avatars. La population s'est trouvée dépossédée simultanément des "forces de production" et des avantages en nature offerts par les directeurs d'entreprise en complément des salaires. Par ailleurs, les privilèges bureaucratiques se sont mués en véritable système mafieux contrôlant toutes les sphères de l'économie, et, partant, de la politique.

L'Ukraine a donc suivi une évolution parallèle à celle de la Russie, mais aggravée par sa dépendance au "grand frère", une dépendance qui, tout en étant conspuée et rejetée (ère Kravtchouk), s'amplifiait de plus belle. L'Ukraine est un pays potentiellement prospère: ses ressources minérales, agricoles et humaines sont énormes, mais il n'y a pas de capitaux pour permettre leur mise en valeur.

Le pays se trouve donc condamné, depuis plusieurs années, à vivre sous perfusion: à l'assistance intéressée de la Fédération de Russie se greffent les fonds dégagés par l'UE, le FMI et d'autres partenaires occidentaux (par exemple, le programme de soutien pour Tchernobyl, pour l'aide humanitaire, le rapatriement des Tatars de Crimée, etc.)

Un champ politique trouble

L'absurdité des cuisants échecs économiques (compte tenu du potentiel du pays) n'a pas échappé à la population, qui a sanctionné la politique de Kravtchouk en élisant Leonid Koutchma en 1994. Celui-ci a renoué des liens avec la Russie et joue assez habilement de la position stratégique du pays en Europe.

Les deux derniers mois apparaissent exemplaires de cette politique de "la chèvre et du chou". Après avoir célébré avec faste l'inauguration de la cathédrale Saint-Vladimir à Cherson (28 juillet) et le Jour de la flotte militaire de la mer Noire à Sébastopol (30 juillet) en compagnie du président russe, les autorités ukrainiennes recevaient dans la foulée le secrétaire général du Conseil des ministres de l'UE Javier Solana pour une visite semi-diplomatique, semi-touristique en Crimée[6]. Au cours de cette visite, le représentant européen a réaffirmé le soutien de l'Union aux réformes engagées, émis un diagnostic favorable sur la perspective de la participation ukrainienne à la politique européenne commune de sécurité et de défense. Le prochain sommet Ukraine-UE se tiendra comme prévu à Yalta, en septembre prochain.

L'intensité des relations diplomatiques de l'Ukraine ne saurait cependant s'interpréter en termes exclusivement positifs. Ainsi, selon V. Grinev, "la question de la transformation de l'Ukraine en un pays européen et de son intégration dans l'Union européenne n'est absolument pas un problème de politique extérieure, mais de politique intérieure"[7]. Les efforts en direction de la "démocratie" à l'européenne sont indéniables, en particulier dans le domaine législatif (lois sur le respect et la représentativité des minorités), mais insuffisants. La situation sociale du pays, les scandales financiers et d'autres affaires troubles attisent la grogne populaire et créent un climat d'instabilité. Nous retiendrons à titre d'exemple l'affaire Gongadze, rédacteur en chef du journal online Ukrainska Pravda, et ses prolongements sociaux et politiques[8].

Désillusion et mécontentement

Suite au scandale: près de 10.000 sympathisants de la gauche et de la droite nationaliste, selon des témoins, s'étaient rassemblés, un après-midi de mars dernier, devant la présidence, pour réclamer la démission du chef de l'Etat, la manifestation dégénéra et 200 policiers anti-émeutes réprimèrent violemment l'incident. De nombreux policiers et manifestants furent blessés.

L'assassinat de Gongadze ne constitue que la partie émergée de l'iceberg, comme le notait le rapport présenté au Parlement le 16 janvier dernier par les deux délégués européens mandatés pour assister le comité parlementaire chargé de l'enquête. Hanne Severinsen (Danemark) et Renate Wohlwend (Liechtenstein) ont exprimé leur inquiétude par rapport aux actes d'intimidation répétés à l'encontre des journalistes ukrainiens et leur souhait que le cas de Gueorgi Gongadze aboutisse à une véritable action de la part des autorités[9].

De manière générale, le caractère démocratique du régime est de plus en plus mis en question tant par les dissidents internes (comme l'ancien vice premier ministre Julia Timochenko, qui s'est qualifié de "prisonnière d'opinion" dans une lettre adressée au Financial Times, le 14 mars) que par les observateurs étrangers.

Quant aux simples citoyens, ils semblent découragés, et à la question "Comment évaluez-vous la situation actuelle de votre pays?" répondent, comme Tania, chimiste à Kiev: "Nous traversons une période trouble dont nous ignorons tous la durée. Il nous faudrait de bons politiques".

La génération perdue

Les jeunes, sur lesquels reposent tous les espoirs de progrès, apparaissent encore plus démunis que leurs pères. Serguéï, 30 ans, projette d'émigrer en Islande afin de fuir une patrie où il ne trouve plus sa place. "Parmi nos camarades de classe, demande-t-il à un ami, lesquels sont parvenus à construire une famille normale? Suicides, alcoolisme ou simple renoncement, c'est là tout ce que nous pouvons attendre à l'heure actuelle. " Certes, le pays connaît une grave crise sociale et nombreux sont ceux qui ont perdu tout repère. Pourtant, il existe aussi des exemples de réussites qui sont là pour clamer haut et fort que l'Ukraine se relèvera bientôt, comme elle l'a fait en 1921, 1934 et 1945.

"Les principaux obstacles qui gênent la formation d'une élite en Ukraine et qui ont une influence négative sur le désir des citoyens moyens de participer activement à la vie politique et sociale de leur pays sont le manque de confiance en de puissantes structures, l'orientation de la population sur "les projets individuels de survie", le sentiment d'insignifiance personnelle et l'incapacité d'influencer la vie politique et sociale de leur pays, la conscience du rôle des grandes entreprises et des intérêts économiques dépendant de la situation politique."[10]

Si l'on adopte ces critères d'analyse, il y a tout lieu d'être optimiste, car ces obstacles peuvent être combattus. D'ailleurs, même les plus pessimistes y croient; ils admettent juste que le facteur temps sera nécessaire.

L'Ukraine ou les Ukraines?

L'un des problèmes majeurs auxquels le pays est confronté reste celui de l'unité nationale, notion très virtuelle à l'heure actuelle. A la cassure Est-Ouest dont les dernières élections présidentielles avaient reflété l'étendue s'ajoute la question des minorités ethniques. Le recensement de 1989 a mis en évidence la part considérable des minorités dans le pays: 27,3% (soit 14 millions sur 51,4 millions d'habitants), dont 22% de russophones. Il existe huit autres groupes ethniques importants: les Juifs, les Biélorusses, les Moldaves, les Bulgares, les Polonais, les Hongrois, les Roumains et les Tatars de Crimée, dont plus de la moitié sont revenus au pays depuis 1989. Le problème de leur juste représentation se pose avec acuité, car Ukrainiens ou Russes sont majoritaires dans toutes les grandes divisions administratives du territoire, alors qu'au niveau des districts dominent fréquemment une majorité d'allophones.

La Constitution du 28 juin 1996 a donné une dimension nouvelle à l'Etat ukrainien en consacrant le principe suivant lequel les droits de l'homme et les libertés fondamentales ainsi que leur sauvegarde doivent déterminer la teneur et l'orientation des politiques de l'Etat. Les autorités ukrainiennes ont voulu aussi harmoniser les dispositions de la législation ukrainienne relative aux droits politiques, économiques, sociaux et culturels dont devaient bénéficier tous les groupes ethniques, notamment pour que ceux-ci puissent s'épanouir dans le respect de leur langue, de leur culture, de leur identité culturelle, en conformité avec les principes fondamentaux assurant à tous les citoyens de l'Ukraine les conditions réelles de l'égalité.

Dans la pratique pourtant, les choses s'avèrent plus complexes; en effet, à l'exception des huit grandes minorités du pays, les autres groupes ethniques sont dispersés sur le territoire, ce qui, dans bien des cas, les empêche de jouir des mêmes avantages (il n'y a pas d'université gagaouze, par exemple). Ainsi, finalement, le gouvernement a dû opérer un choix de bon sens parmi les langues concernées par la Charte des langues régionales ou minoritaires (1996), et n'en a retenu que treize.

La législation ukrainienne ne peut résoudre à elle seule les difficultés liées à la situation minoritaire; elle ne peut guère plus gommer l'antagonisme entre populations russophones ou pro-russes de l'Est et de Crimée et populations tournées vers l'Ouest. Ainsi, dans les régions peuplées majoritairement de russophones, des plaintes s'élèvent au sujet de la part croissante occupée par l'ukrainien dans les médias et l'enseignement. La législation nationale ne peut guère intervenir sur le problème tatar de Crimée, où la représentation parlementaire fonctionne à la majorité, et non à la proportionnelle; ainsi, bien qu'ils représentent une partie montante de la population locale, les Tatars demeurent aujourd'hui sous-représentés tant dans les institutions qu'aux postes élevés du secteur privé.

Néanmoins, dès son indépendance, l'Ukraine a manifesté un réel souci de protection de ses minorités, effort salué à maintes reprises par l'UE. Cette préoccupation essentielle la place sur la voie de la démocratie "à l'occidentale", même si le pays reste confronté à de nombreux défis…

Par Vanessa VOISIN

 

[1] Voir l'article détaillé de Vladimir GRINEV, vice président de l'Académie interrégionale de direction du personnel, "Itogi i uroki " (Bilans et leçons), dans Kiivskij Telegraf, 6-12 août 2001, pp. 6-7.
[2] Lors de son voyage touristico-diplomatique en Crimée (31juillet- 7 août 2001), Javier Solana a transmis la "satisfaction" de l'UE quant au déroulement des réformes en Ukraine, tout en soulignant cependant qu'il restait encore au pays "un long chemin" à parcourir, et une solution à trouver dans le problème de ses dettes extérieures ("L'UE a salué les réformes", dans Kiivskij Telegraf, 6-12 août 2001, p.2).
[3] Il n'y a rien de fortuit dans la nomination de Victor Tchernomyrdine, le magnat du gaz russe, au poste de Consul extraordinaire et plénipotentiaire de la Fédération de Russie en Ukraine.
[4] Pavlo Lazarenko, ancien premier ministre de l'Ukraine, est poursuivi par la justice suisse depuis le 3 décembre 1998 pour blanchiment d'argent. Il est également mis en accusation dans son pays pour détournement de biens de l'Etat (estimés à 200 millions de dollars). En janvier 2000, le Financial Times a publié une information, démentie par le gouvernement ukrainien, selon laquelle Lazarenko, qui se trouve aux États-Unis, posséderait des informations sur les transferts illégaux de centaines de millions de dollars provenant des crédits du FMI sur les comptes à l'étranger par des personnes de l'entourage du président Leonid Koutchma.
[5] Catherine SAMARY, "A l'Est, une transition vers l'inconnu", dans Le Monde Diplomatique, novembre 1999, pages 6 et 7.
[6] "Dva flota - odin prazdnik" (deux flottes, une seule fête), dans Krymskaja Izvestia, 31 juillet 2001, page 1; "Doroga k khramu: pout' soglacia" (le chemin vers le temple : la voie vers l'accord, ibidem; "Dialog zametno poteplel" (le dialogue s'est notablement réchauffé), dans 2000, 3-9 août 2001, page2.
[7] Voir l'article de V. GRINEV déjà cité, page 6.
[8] Le corps décapité de ce journaliste de l'opposition, disparu en septembre dernier, fut découvert fin décembre. Un mois plus tard furent auditionnés des enregistrements réalisés par un ancien officier de la sécurité d'Etat dans le bureau du Président, qui impliquaient directement ce dernier dans la disparition du journaliste. Une commission d'enquête fut constituée auprès de la Verkhovna Rada, et l'affaire prit un tour nettement politique lorsque le Parlement se saisit de l'affaire pour tenter de démettre le Président (M. Lavrinovitch, président de la commission d'enquête, fit même appel au Conseil de l'Europe pour obtenir son assistance dans l'éclaircissement de l'affaire). A ce jour, aucune preuve n'a pu clore l'affaire.
[9] "Council of Europe should help to examine Gongadze tapes", communiqué du Council of Europe press service, 17 janvier 2001.
[10] Christine THOBY, "Démocratie, le style ukrainien", dans Paroles d'Ukraine, "Les Docs"