En France, la Russie, plus que tout autre pays, suscite un grand nombre de préjugés et d'analyses toutes faites. À tel point qu'on se demande, si le regard porté par les Français tient compte des réalités russes ou si, au contraire, il reste orienté par l'héritage soviétique. Autrement dit, au plan diplomatique, économique et intellectuel, les Français entretiennent peut-être un déterminisme historique à l'égard de la Russie.
Entre 1989 et 1999, l'ex-URSS a profondément changé de nature. C'est le moins qu'on puisse dire. En France, le choc de l'écroulement du régime soviétique a mis fin à bon nombre de certitudes et a sonné le glas d'un certain confort intellectuel. En effet, la bipolarisation du monde, moins réelle que conceptuelle depuis Helsinki, valorisait les positions françaises. Tout en appartenant à l'Alliance atlantique, les autorités françaises ont longtemps tenu le beau rôle, celui d'intermédiaire voire de médiateur entre les deux blocs.
La Russie et l'Union soviétique ont toujours été des sujets sensibles en France. Plusieurs raisons expliquent la méfiante fascination des Français à l'égard des Russes : une tradition d'échanges davantage culturels qu'économiques, l'alternance de phases d'amitié sincère et de franche hostilité, le souvenir persistant des emprunts russes, l'attrait ou la répulsion exercés par l'expérience soviétique, l'influence du PCF sur la société française.
Et puis, disons-le, une connivence intellectuelle entre les élites intellectuelles des deux peuples ; un goût partagé pour l'abstraction, les constructions théoriques et le maniement des concepts, interrompus, côté russe, par de brusques irruptions d'irrationnel et, côté français, par des appels au sens de la mesure. Pour les intellectuels français, les Russes ne font rien à moitié. D'une certaine manière, grâce à eux, ils peuvent lancer des idées et suivre leur application : sans en faire les frais. Intellectuels français et russes ont longtemps proposé des modèles de société sans trop se soucier du passage, pour le moins problématique, de la théorie à la pratique. Sans aller jusqu'à parler de mensonge des intellectuels français au sujet de la Russie, de l'URSS et de la CEI, on est tout de même frappé par une constante : leur aveuglement. Pas toujours involontaire.
Au XVIIIe siècle, les "philosophes" français créent un mythe russe, qui repose sur un malentendu de taille. La nature du régime impérial est passée sous silence au profit de complaisants portraits des despotes éclairés. Ils parviennent à renverser l'image de la Russie en France ; contrée barbare au début du siècle, elle fait figure de pays des Lumières sous Catherine II. Le mythe russe découle d'une forme d'optimisme et d'une foi dans le progrès : les transformations radicales conduites par Pierre le Grand et Catherine II montrent, d'après eux, que rien ne résiste au volontarisme politique[1] Au XIXe siècle, la vision française de la Russie se construit en deux temps. L'impact de La Russie en 1839 du marquis de Custine est considérable[2].
Ce recueil de lettres véhicule l'image d'un régime policier incapable d'évoluer et celle d'un peuple arriéré, étranger à l'Europe, qui vont marquer durablement l'opinion française. Après la guerre de Crimée et surtout la défaite de 1871, le regard français sur la Russie se modifie par nécessité. Des auteurs comme Alfred Rambaud[3] et Anatole Leroy-Beaulieu[4] insistent sur son identité européenne et préparent la politique de rapprochement. Bien évidemment, les bolcheviques s'emploient à diffuser une image toujours plus positive du pays des Soviets grâce à leur maîtrise des canaux d'information[5]. Après la Seconde Guerre mondiale, les élites administratives françaises sont marquées par un mélange, contradictoire en apparence mais complémentaire en réalité, entre les préjugés de Custine et une vision marxisante des rapports État/société[6] alors que les élites intellectuelles, malgré quelques mises en garde retentissantes, restent globalement assujetties à la vulgate marxiste. Dans cette perspective, l'effet Soljénitsyne et l'apparition de la "soviétologie" marquent une inflexion : il y a désormais un effort de lucidité pour décrypter les réalités soviétiques. La personnalité de Mikhaïl Gorbatchev suscite en France un véritable enthousiasme et laisse croire, un temps, à une Union soviétique à visage humain mais le drame de Tchernobyl révèle, au grand jour, l'incurie du système.
1989 : penser l'avenir ou penser le passé ?
1989 est une date symbole; la commémoration du bicentenaire de la Révolution française précède de quelques mois la chute du mur de Berlin. L'enthousiasme des premiers mois fait vite place à une prise de conscience du décalage persistant entre les deux Europes malgré un ardent désir de vivre ensemble. Cependant, au plan intellectuel, la rupture de 1989 annonce moins la volonté d'une réflexion prospective qu'une tentative de retour sur le passé dans la mesure où "l'événement travaille plus sur la mémoire que sur l'avenir"[7]
Ce retour sur le passé s'explique tout autant par le besoin de régler des comptes que de pousser à bout des logiques d'analyse. Autrement dit, le regard français sur la Russie est-il fondamentalement différent du regard français porté sur l'Union soviétique? Même si l'objet a changé de nature, il n'est pas sûr que les analyses actuelles aient pris la mesure des changements radicaux intervenus en l'espace de dix ans. Sous différentes formes, le déterminisme historique et géographique à l'égard de la Russie est sans doute toujours à l'œuvre.
Vers le traité franco-russe
La chute du mur de Berlin donne lieu à une convergence d'analyses entre Paris et Moscou. L'unification allemande ne doit entraîner aucune remise en cause du tracé des frontières. François Mitterrand et Mikhaïl Gorbatchev interviennent auprès de Helmut Kohl afin que ce dernier dissipe toute ambiguïté et réaffirme l'intangibilité des frontières allemandes. Paris et Moscou semblent bien être les garants de la ligne Oder-Neisse. Par ailleurs, Français et Soviétiques s'accordent sur la nécessité d'un processus pan-européen.
Le projet de Gorbatchev de "maison commune" trouve un large écho en France. Le putsch d'août 1991 illustre les hésitations et incertitudes françaises à l'égard de l'URSS : le statu quo est rassurant. Avec l'effondrement de l'URSS, toute la conception diplomatico-stratégique, héritée du général de Gaulle, est à reconsidérer. D'une certaine manière, la fin du système bipolaire pénalise Paris, qui trouve l'occasion d'influer sur les rapports entre Moscou et Washington de plus en plus rarement. D'autant que les rapports avec les États-Unis constituent la priorité absolue de la politique extérieure russe.
Les relations difficiles entre François Mitterrand et Boris Eltsine[8] n'empêchent pas les deux pays de signer, en février 1992, un traité d'amitié, qui pour la première fois n'est pas dirigé contre une autre puissance. À Moscou, au ministère des Affaires étrangères notamment, on estime que les Français cherchent, par ce biais, à gêner les relations entre Allemands et Russes[9]. Cependant, ce traité vise à provoquer une évolution de fond des rapports entre les deux pays en créant un mécanisme de concertation à tous les niveaux et dans tous les domaines. Après une courte période de romantisme, la Russie s'est révélée être un partenaire pugnace, raidissant son attitude à l'égard de l'Occident et cherchant à retrouver une influence sur l'ancienne zone soviétique.
Le tandem Chirac-Eltsine
L'élection de Jacques Chirac se traduit par un changement de style du dialogue franco-russe. La sympathie entre les deux hommes remonte à 1991, lorsque Jacques Chirac avait été le seul homme politique français de premier plan à recevoir Boris Eltsine au cours d'une visite privée. La première rencontre au sommet du septennat, en octobre 1995, à Rambouillet réunit les deux hommes. Jacques Chirac insiste à de nombreuses reprises sur l'amitié traditionnelle des deux pays. À ses yeux, la Russie, aux côtés de l'Union européenne, d'une Alliance atlantique rénovée demeure un des principaux piliers de l'architecture européenne.
Ce souci de réserver à la Russie la place qui lui revient dans le concert européen, malgré des divergences à propos du Kosovo ou de la Tchétchénie, caractérise sa politique à l'Est. Les contacts politiques entre les deux États sont nourris comme le montrent les régulières rencontres entre Premiers ministres et ministres. Les tentatives d'élargissement et d'intensification de la coopération à travers, par exemple, la formation en France à "l'ingénierie parlementaire" de fonctionnaires russes[10] se multiplient. Au niveau des chefs de gouvernement, une commission pour les questions de coopération, se réunit deux fois par an afin de définir les grandes orientations des rapports entre les deux pays et de dynamiser l'activité du CEFIC (Conseil économique, financier, industriel et commercial, créé en février 1992). Par ailleurs, Jacques Chirac cherche à ouvrir le G7 à la Russie. Il co-préside avec Boris Eltsine une réunion à 8, en avril 1996, à Moscou sur les questions de sûreté nucléaire, souhaite l'entrée de la Russie dans l'OMC (Organisation mondiale du commerce) et dans le Club de Paris[11]. En plus de l'aide bilatérale, la France prend une part active aux programmes TACIS (Technical Assistance to the Commonwealth of Independent States) sans trop s'interroger sur de possibles détournements.
En revanche, Paris ne retient pas la proposition russe de créer au sein de l'OSCE (Organisation pour la sécurité et coopération en Europe) un organe dirigeant comparable au Conseil de sécurité de l'ONU mais, prenant acte de la volonté russe d'en faire un instrument de stabilité en Europe, plaide pour un renforcement de ses moyens. Cela étant, les tentatives de transformer l'OSCE en une organisation de plein exercice se heurtent au refus américain, lors du sommet de Lisbonne en décembre 1996. Pour Jacques Chirac, le renforcement de l'OSCE est un moyen de donner des gages aux Russes face à l'élargissement de l'OTAN qu'ils n'ont pas vocation à rejoindre. Dès 1995, la position française est sans ambiguïtés sur ce point.
Des tensions apparaissent entre les deux pays au moment de la guerre de Tchétchénie, mais les autorités françaises veillent à ne pas déstabiliser le processus de démocratisation par des critiques trop vives. L'entrée de la Russie au Conseil de l'Europe est différée jusqu'à janvier 1996 mais la politique française manifeste compréhension et indulgence à l'égard de la Russie. Après la réélection de Boris Eltsine, cette ligne politique est poursuivie malgré les premières révélations sur l'ampleur des scandales financiers.
Un partenariat très dépendant du contexte international
Il convient toutefois de relativiser la portée des relations entre Paris et Moscou. Pour les Russes, la priorité demeure les rapports avec Washington, comme aux plus beaux jours de la guerre froide. Même s'il est présenté comme un des fondements de la politique extérieure russe[12], le partenariat avec la France est en grande partie tributaire de l'évolution des négociations au sein de l'OTAN. Les optimistes voient dans le dialogue franco-russe une tentative de remise en cause de l'hyper-puissance américaine: les deux puissances, tentées en leur temps "par le mirage d'une mission universaliste" se présenteraient désormais comme "porte-drapeau du droit des peuples à la défense d'une identité nationale et culturelle face au mondialisme sans frontière"[14]. Cette vision optimiste ne doit pas faire oublier l'essentiel.
En dix ans, la politique extérieure russe est devenue imprévisible dans la mesure où elle est traversée par différents courants. Continuer à l'analyser avec une grille héritée de la période soviétique, alors même que "l'éventail des tendances va des partisans d'une nouvelle sorte de guerre froide aux occidentalistes convaincus[15]" constitue un travers encore largement répandu. Il y a donc un travail d'identification des principaux interlocuteurs à mener[16], qui permettrait d'éviter de retomber dans les schémas du passé. La crise du Kosovo a montré que les Russes n'ont pas abandonné leurs ambitions en Europe même si les puissances occidentales ont eu tendance à minimiser leur rôle. Elle a montré également qu'un discours anti-occidental peut resurgir à Moscou à tout moment. De plus, l'évolution des rapports sino-russes et des liens entre les différentes composantes de la Fédération de Russie sont à suivre très attentivement.
Aperçu des relations économiques
Le volume d'échanges économiques entre la France et la Russie est relativement faible. Les investisseurs français hésitent à investir et à signer des contrats. En 1963, la France est le septième partenaire commercial, hors COMECON, de l'Union soviétique derrière la Finlande, la Grande-Bretagne, le Japon, la RFA, l'Italie et le Canada[17]. En 1995, elle occupe encore la septième place du commerce avec la CEI derrière l'Allemagne, les États-Unis, la Chine, l'Italie, la Grande-Bretagne et les Pays-Bas. Les exportations françaises vers la CEI représentent toujours moins de 1 % des exportations totales de la France[18]. À cet égard, il convient de remarquer que les échanges entre les deux pays ont subi la crise financière de 1998. Les ventes françaises ont baissé de plus de 24 % et certains secteurs, comme l'électroménager, ont particulièrement souffert. Comme dans les années soixante, les importations en provenance de la CEI sont principalement des importations de matières premières, qui représentent plus de 60 % des achats de la France à la CEI.
Les entrepreneurs français restent frileux à l'égard du marché russe pour plusieurs raisons[19] : instabilité de la législation, mafiacratie et kleptocratie, infrastructures déficientes, système bancaire pour le moins obscur, disparités régionales en matière fiscale, réactions nationalistes des Russes et instabilité politique. Ils ne sont pourtant pas les seuls à rencontrer ces difficultés mais manqueraient, d'après eux, de soutien institutionnel et souffriraient d'un attentisme des banques françaises. Une chose est sûre: les échanges entre les deux pays se heurtent non seulement à des obstacles structurels mais surtout à un manque de confiance.
La méfiance des investisseurs français
Il n'est pas impossible que le poids du passé explique en partie cette situation. En effet, le souvenir des emprunts russes a profondément marqué les milieux économiques français, qui voient dans la Russie une terre d'aventures très incertaines. Au plan historique, le mécanisme des emprunts russes est parfaitement connu. En revanche, malgré quelques tentatives, les rebondissements de l'affaire sur un siècle sont moins étudiés. À tort, dans la mesure où le règlement des dettes russes fait l'objet d'âpres négociations entre les deux gouvernements depuis 1992 et d'intenses campagnes de lobbying. Un accord a été signé en 1996 mais n'a encore donné lieu à aucun remboursement. L'action de l'AFPER (Association française des Porteurs d'Emprunts russes), qui publie régulièrement des communiqués dans la presse nationale et internationale pour décourager tout investissement en Russie tant que la dette ne sera pas remboursée, montre à quel point les échanges commerciaux entre les deux pays souffrent d'un manque de confiance.
Débats et polémiques
Il est également intéressant de constater combien la crise financière russe d'août 1998 a fait l'objet de vifs débats dans la presse française. Jacques Sapir a ouvert le feu[20] en dénonçant l'orthodoxie financière du FMI, qui adopte une attitude psychorigide en faisant de la lutte contre l'inflation un impératif catégorique au détriment de la création d'un véritable marché intérieur, impliquant une participation de l'État et susceptible d'absorber les productions régionales. Pour lui, les préceptes ultra-libéraux ne pouvaient conduire qu'à une catastrophe financière. Outre les autorités russes, les institutions financières internationales portent une lourde part de responsabilité[21] dans la faillite du système bancaire.
Un an plus tard, les révélations sur les détournements de l'aide internationale par des oligarques, très proches du Kremlin, ainsi que le soutien aveugle accordé à Boris Eltsine par les gouvernements occidentaux provoquent des tirs croisés[22]. Non sans mal, la justice française commence à s'intéresser à certains mouvements de fonds. Ces affaires financières ne sont pas sans conséquences sur la vision française des Russes, qui sans être systématiquement associés aux "nouveaux Russes", ont de plus en plus l'image d'affairistes défrayant la chronique. Les nombreux reportages décrivant les conditions de vie très pénibles du peuple russe l'atténuent à peine.
D'une manière générale, il est frappant de constater qu'en matière économique les Français s'estiment les plus à même de conseiller les Russes en raison sans doute d'une culture économique, qui, à la différence de celle des Anglo-Saxons, fait la part belle à l'État. Jacques Sapir compare, par exemple, la situation française en 1945 et la situation en Russie aujourd'hui pour entamer un dialogue avec des économistes russes et proposer des alternatives[23]. La question n'est pas de discuter la pertinence de cette approche. Il semble, toutefois, difficile de comparer une logique de reconstruction et une logique de transition. D'autant plus que les masses financières en jeu n'ont rien de comparable et que les ensembles régionaux supranationaux ont acquis un poids indiscutable. Cependant, ce dialogue résulte d'une tradition de réflexion commune sur les problèmes économiques et mériterait d'être étendu à d'autres domaines.
Un renouveau historiographique
Difficile, pour ne pas dire impossible, d'étudier le regard porté par les Français sur la Russie depuis 1989, sans mentionner deux livres d'historiens, qui ont suscité des débats aussi vifs que passionnés: Le passé d'une illusion et Le Livre noir du communisme. Le succès public rencontré par ces deux titres a été considérable. Le premier n'est pas "l'histoire du communisme, et moins encore de l'URSS, proprement dits, mais celle de l'illusion du communisme, aussi longtemps que l'URSS lui a donné consistance et vie"[26]. François Furet, spécialiste de la Révolution française renommé, militant du PCF de 1949 à 1956, juge, avec le recul, son aveuglement. Le second est une tentative pour saisir le phénomène communiste dans sa globalité spatiale et temporelle. Quatre des cinq parties du livre étudient des zones géographiques (URSS, Europe centrale et orientale, Asie et Tiers-Monde) alors que la seconde partie décrit le fonctionnement de l'Internationale communiste.
L'unité de l'ensemble se retrouve dans la question suivante : le communisme est-il par essence criminel ? Les polémiques[27] soulevées par Le Livre noir du communisme portent sur de nombreux points et ne sont pas dénuées d'arrière-pensées politiques. Les plus vives sont dues à l'introduction de Stéphane Courtois, qui estime à environ 100 millions de morts les victimes du communisme : "les crimes du communisme n'ont pas été soumis à une évaluation légitime et normale tant du point de vue historique que du point de vue moral"[28]. Ce double point de vue, historique et moral, a dérouté bon nombre d'historiens, plus habitués à décrire et expliquer qu'à juger et condamner. En réalité, la question de la comparaison [29] entre communisme et nazisme, soulevée par un grand nombre de critiques, est assez secondaire dans la mesure où, à la suite des travaux de Hannah Arendt et Raymond Aron, elle est étudiée, sans esclandres, depuis plus de trente ans.
Une histoire de la Russie communiste ou une histoire des intellectuels français ?
Avec un peu de recul, on peut se demander si le succès de ces deux livres ne repose pas sur un malentendu. Ces livres ont-ils dérangé parce qu'ils tentaient de faire de l'idée communiste, pour l'un, et du communisme, pour l'autre, des objets historiques à part entière c'est-à-dire dégagés de toute considération idéologique ? Ou bien parce qu'ils ont touché un nerf particulièrement à vif des intellectuels français: leur rapport au communisme ? Au fond, le regard français sur l'Union soviétique, à l'heure de la CEI, est introspectif : importent moins les réalités de l'expérience soviétique, endurées en premier lieu par le peuple russe, que les positions, passées et présentes, des intellectuels français à l'égard du communisme. L'expérience soviétique donne la possibilité d'écrire à bon compte quelques pages d'une histoire toujours florissante: celle des intellectuels français.
Plusieurs raisons favorisent cet exercice de nombrilisme hexagonal. Pour certains, la chute de l'Union soviétique équivaut à la fin du communisme, oubliant un peu vite Tianamen, la Corée ou Cuba. Au plan national, le déclin électoral du PCF et une bipolarisation de la vie politique, de moins en moins nette, ont atténué les enjeux politiques du communisme. Plus profondément, à l'heure actuelle, bon nombre d'intellectuels français, et d'historiens en particulier, restent marqués par le marxisme en raison de leur formation. Plus ou moins ouvertement, plus ou moins consciemment, le communisme constitue encore une ligne de partage. Le débat porte moins sur l'engagement - être farouchement pour ou résolument contre - que sur l'acceptation ou le refus de l'héritage. Globalement ou avec droit d'inventaire.
Les livres d'Alexandre Soljénitsyne et l'invasion de l'Afghanistan avaient déjà contribué à dessiller les yeux. Il est frappant de constater que le matériau nécessaire à la prise en compte des réalités soviétiques était à la disposition des intellectuels français depuis de nombreuses années mais de nombreux intellectuels ont persisté dans cet aveuglement[30]. Un parallèle peut être fait avec les témoignages des déportés à la Libération, qui furent nombreux mais étouffés par une société, qui n'était pas prête à les recevoir[31]. Les années quatre-vingt-dix sont celles d'une tardive, mais définitive, prise de conscience.
Pour un dialogue critique franco-russe
Il est délicat de qualifier en quelques mots le regard français - forcément pluriel…- sur la Russie depuis dix ans. En dépit d'une situation géopolitique inédite, d'une évolution imprévisible de la Russie aux plans interne et externe, il se trouble de références au passé récurrentes, qui souvent tiennent lieu d'explications définitives. Nostalgie, paresse intellectuelle ou résignation. Peu importe après tout. Pour nous Français, la difficulté consiste sans doute à regarder la Russie telle qu'elle est et non pas telle que nous voudrions qu'elle soit. Il faut probablement s'efforcer de ne plus projeter sur elle nos propres obsessions diplomatique, économique et intellectuelle. Regarder la Russie aujourd'hui, c'est s'efforcer de discerner. Pour ce faire, la recherche d'autres sources d'information ainsi qu'un dialogue critique avec les Russes sont prioritaires. Laissons, par conséquent, le dernier mot à un Russe, qui rappelle combien les regards du monde entier convergent vers la Russie tant son avenir inquiète et tant sa force d'attraction persiste : "Non contente d'avoir coloré en rouge le XXe siècle, par sa révolution, la mise en œuvre d'une expérience sociale sans précédent sur un sixième des terres émergées de la planète et ses tentatives d'imposer à d'autres pays son modèle alternatif de société, la Russie tient aujourd'hui encore le monde en haleine, dans l'attente de savoir la voie qu'elle empruntera"[32].
* Thomas GOMART est directeur de l'IFRI
Vignette : Alexandre Soljenitsyne en 1998. © Yuryi Abramochkin (CC BY-SA 3.0)
[1] Albert LORTHOLARY, Le Mirage russe en France au XVIIIe siècle, Paris, Éditions contemporaines, 1951, p. 273.
[2] Michel CADOT étudie dans le détail la portée de ce livre et surtout les réfutations russes, La Russie dans la vie intellectuelle française 1839-1856, Paris, Fayard, 1967, p. 230-242.
[3] Alfred RAMBAUD, Moscou et Sévastopol 1812-1854, Paris, Berger-Levrault Cie, 1877, 409 p.
[4] Anatole LEROY-BEAULIEU, L'Empire des tsars et les Russes, (1ère édition en 1881), Paris, Robert Laffont, 1991, 1392 p, introduction et notes par Marc Raeff.
[5] Sophie CŒURÉ, La grande lueur à l'est, Les Français et l'Union soviétique 1917-1939, Paris, Seuil, 1999, 359 p.
[6] Alain BESANÇON, préface à Présent soviétique et passé russe, Paris, Livre de poche, 1980, p. 15-16.
[7] Olivier MONGIN, L'après 1989, Les nouveaux langages du politique, Paris, Hachette, 1998, p. 55.
[8] Anne de TINGUY, "Paris-Moscou: vers un partenariat privilégié dans une Europe réconciliée?", Relations internationales et stratégiques, n° 25, printemps 1997, p. 83.
[9] Youri DOUBININE, "Document: histoire mouvementée du traité franco-russe", Revue politique et parlementaire, n° 967, septembre-octobre 1993, p. 27.
[10] Philippe SÉGUIN, "La France, la Russie et la Grande Europe", Revue des deux mondes, février 1995, p. 11-21.
[11] Anne de TINGUY, op. cit., p. 86.
[12] I. Spynov, "Moskva-Parizh", Mezhdunarodnaja zhizn', n° 3, 1999, p. 45. Article qui rappelle également le contenu des principales rencontres franco-russes depuis 1997.
[13] Youri ROUBINSKY, "La France et la Russie à la recherche d'un monde bipolaire", Les cahiers de l'IFRI, n° 27, 1998, p. 27.
[14] Ibid., p. 28.
[15] Daniel VERNET, "L'arrogante faiblesse de la diplomatie russe", Le Monde, 17 août 1999.
[16] Voir sur ce point la fine analyse de Caroline IBOS-HERVÉ, "Les diplomates russes et la politique étrangère", Les Études du CERI, n° 32, octobre 1997, p. 2-32.
[17] Les relations économiques franco-soviétiques de 1955 à 1970, Paris, La documentation française, Notes et études documentaires n° 3804, septembre 1971, p. 6-9.
[18] Marie-Agnès CROSNIER, "Russie 1998-1999, Un calme suspect après la tempête", Le courrier des pays de l'Est, n° 439, avril-mai 1999, p. 88.
[19] Céline BAYOU, "Les relations franco-russes depuis 1992: vers un partenariat économique privilégié?", Le courrier des pays de l'Est, n° 408, avril 1996, p. 74.
[20] Jacques SAPIR, "Il faut mettre le FMI hors jeu en Russie", Le Monde, 3 septembre 1998.
[21] Jacques SAPIR, Le krach russe, Paris, La découverte, 1998, p. 123-127.
[22] Voir, par exemple, Patrice de BEER, "L'audit de la Banque centrale de Russie
confirme l'ampleur des détournements", Le Monde, 8-9 août auquel Michel CAMDESSUS répond: "Le FMI, la Russie et Le Monde", Le Monde, 19 août 1999.
[23] Victor V. IVANTER et Jacques SAPIR (sous la direction de), Monnaie et finances dans la transition en Russie, Un dialogue en Russie, Paris, Éditions de la Maison des sciences de l'homme/L'Harmattan, 1995, p. XI-XII.
[24] François FURET, Le passé d'une illusion, Essai sur l'idée communiste au XXe siècle, Paris, Robert Laffont/Calmann-Lévy, 1995, 580 p.
[25] Stéphane COURTOIS, Nicolas WERTH, Jean-Louis PANNÉ, Andrzej PACZKOWSKI, Karel BARTOSEK, Jean-Louis MARGOLIN, Le Livre noir du communisme, Crimes, terreur, répression, Paris, Robert Laffont, 1997, coll. Bouquins 1998, 920 p.
[26] François FURET, op. cit., p. 14.
[27] Pierre RIGOULOT et Ilios YANNAKAKIS en font le relevé et tentent de faire rebondir le débat, Un pavé dans l'histoire, Le débat français sur Le Livre noir du communisme, Paris, Robert Laffont, 1998, 223 p.
[28] Stéphane COURTOIS, Le Livre, op. cit., p. 7.
[29] Voir sur ce point la brève mise au point d'Alain BESANÇON, Le Malheur du siècle, Paris, Fayard, 1998, p. 23-37.
[30] Pierre RIGOULOT, Les paupières lourdes, Les Français face au goulag: aveuglements et indignations, Paris, Éditions Universitaires, 1991, 165 p.
[31] Annette WIEVIORKA, Déportation et génocide, Entre la mémoire et l'oubli, Paris, Plon, 1992.
[32] Andreï GRATCHEV, L'exception russe, Staline est-il mort?, Paris, Éditions du Rocher, 1997, p14.