Kazakhstan: le mensonge de la démocratie

Les élections législatives et régionales, qui se sont tenues au Kazakhstan en octobre dernier, étaient censées renouveler la majeure partie des élites dirigeantes du pays. Mais le déroulement des élections n'a fait que confirmer le caractère antidémocratique du régime de Nazarbaev.


« Je considère que le Kazakhstan a fait un pas significatif vers la démocratie ».

C'est ainsi que le président Nazarbaev commentait les élections aux Majilis (Chambre basse du Parlement) et aux Maslikhats (assemblées régionales) qui se sont déroulées les 10 et 24 octobre au Kazakhstan. Cette déclaration d'autosatisfaction, reprise en cœur par tous les médias officiels, résume parfaitement le message que ces élections étaient censées faire passer à l'Occident : certes notre régime ne correspond pas tout à fait aux normes démocratiques internationales, certes il y a eu quelques irrégularités lors du processus électoral, mais il faut être indulgent envers une si jeune démocratie (huit ans depuis l'indépendance).

Compte tenu de notre passé soviétique, et si l'on compare avec nos voisins (tous les pays d'Asie Centrale, à l'exception du Kirghizistan, sont des régimes antidémocratiques notoires), notre transition politique est un succès : des élections au suffrage universel, un système pluripartiste, un accès de tous les partis politiques aux médias, des observateurs de l'OSCE présents sur le terrain... et une participation non négligeable de la population (60 % des électeurs). Entre les lignes il faut donc comprendre: le Kazakhstan est un des meilleurs élèves de la CEI et il convient de continuer à l'aider - à travers le F.M.I. (un crédit important est attendu en décembre, mais encore en discussion à New-York), à travers des investissements, et surtout en l'aidant à extraire et désenclaver ses réserves (potentiellement énormes) d'hydrocarbures, enjeu régional majeur de la prochaine décennie.

Mais derrière cette vitrine rassurante, la réalité est tout autre. Féodalisme moderne pour les uns, dictature clanique à l'orientale pour les autres, le modèle politique kazakh est un régime autoritaire qui ne veut pas dire son nom. Déjà, lors de l'élection présidentielle de janvier 1999, la supercherie était tellement grossière qu'elle était une insulte aux électeurs crédules qui s'étaient rendus aux urnes. Nazarbaev, président en poste depuis l'indépendance, déjà très largement critiqué, si ce n'est détesté, dans la population, remportait, par un tour de passe-passe, 95 % des suffrages. De même à la veille des élections parlementaires, le bilan du gouvernement était désastreux : crise économique, pratiques de corruption et de népotisme généralisées, hypothèque du service public (en particulier l'instruction, la santé, le système de retraites), paupérisation d'une grande partie de la société. Et pourtant, dans un tel contexte, les électeurs auraient, d'après les chiffres officiels, plébiscité le pouvoir en place par plus de 65 % des suffrages.

Le parti ouvertement pro-présidentiel, OTAN (« patrie » en kazakh) aurait remporté 31 % des voix, le Parti civique (un parti de « jeunes entrepreneurs », créé en fait de toutes pièces par les autorités pour compléter OTAN) 19,5 % des voix, et le Parti agrarien (également proche du pouvoir) 15,5 %. A cela s'ajoutent les candidats « indépendants » (28,5 %). Quant aux véritables partis d'opposition, ceux qui, durant la campagne, avaient critiqué vivement la politique de Nazarbaev, ils obtiennent quatre sièges au nouveau Parlement: trois pour les communistes, un seul pour le Parti républicain du peuple du Kazakhstan[1].

Des libertés civiques savamment contrôlées

D'élections en élections, la stratégie présidentielle est claire: garder, à l'intérieur même du jeu démocratique, un contrôle maximal du processus électoral. Équilibre difficile, dira-t-on. Mais « l'Orient rend subtil », vous répond-on au Kazakhstan, citant un vieil adage bien connu. A tous les niveaux, les cartes sont brouillées, et les pratiques autoritaires se mêlent savamment à l'exercice de la liberté. Certes, les médias sont libres en apparence, les critiques du gouvernement, dans la presse écrite tout au moins, ne sont pas rares ; et à la veille des élections, un grand débat télévisé n'avait-il pas donné la parole à tous les chefs de parti ? Mais le déséquilibre n'en est pas moins flagrant entre les médias pro-présidentiels (c'est-à-dire la totalité des chaînes de télévision et la plus grande partie de la presse écrite et des radios) et les médias indépendants.

Tout au long de la campagne, alors que les différentes chaînes de télévision appartenant à la fille de Nazarbaev assenaient des spots publicitaires pour le parti OTAN, les quelques journaux d'opposition, au tirage déjà limité, subissaient un harcèlement permanent des autorités (perquisitions de la police fiscale, réticence des imprimeries, poursuites judiciaires, suspensions des publications...). Quant à la presse « neutre », elle se plie, bon gré mal gré, à la loi sur le secret d'État : interdiction de parler du président, de sa famille, de ses richesses, des grandes orientations de sa politique.

Certes, le choix des électeurs est théoriquement libre, en dernier ressort. Mais c'est compter sans le poids des manipulations en amont, des pressions: dans des corps d'administration entiers, des universités, des entreprises... on impose des consignes de vote (respectées en grande partie). C'est particulièrement vrai dans les provinces, où les akims (gouverneurs de régions), loin de la capitale, ont des moyens de pression immenses, puisqu'ils font et défont toutes les carrières au niveau local, non seulement dans les administrations, la justice, mais aussi, indirectement, dans les entreprises, les médias, etc. Le respect traditionnel de l'autorité et des titres - que les Kazakhs eux-mêmes considèrent, non sans ironie, comme trait typique de la psychologie nationale - fait le reste : « si je suis le directeur, tu es un imbécile, dit le dicton, mais si tu es le directeur, c'est moi l'imbécile ».

Autre pratique courante: le rachat en douceur des opposants politiques. Souleïmenov, écrivain phare et leader charismatique de l'opposition dans les années quatre-vingt-dix, est aujourd'hui... ambassadeur du Kazakhstan en Italie, et son discours politique (il était candidat aux élections parlementaires) semble singulièrement fade. La présidente du parti Otan était également dans l'opposition il y a peu de temps. Voronov, un membre fidèle du Parti républicain du peuple (un des principaux partis de l'opposition) et avocat personnel de son président, A. Kajegueldine[2], a publiquement désavoué celui-ci un mois avant les élections et s'est rangé spectaculairement du côté du pouvoir. Corruption, intimidation, chantage ? Ces retournements sont en tous cas fréquents et n'étonnent personne.

Des résultats électoraux sur commande

Enfin, peut-on parler de démocratie lorsque l'organe garant de la légalité et de la liberté des élections, la Commission électorale nationale, est nommée... par le pouvoir exécutif ? Dans les commissions locales comme dans la Commission nationale, les membres d'OTAN étaient majoritaires. Autrement dit, le dépouillement des urnes, la centralisation des résultats, étaient, dans une certaine mesure, dans les mains des autorités. C'est ainsi que les deux tours ont été marqués par des infractions invraisemblables aux règles électorales, dont une partie de la presse s'est fait l'écho : bourrages d'urnes, coupures d'électricité pendant le vote, bulletins pré-remplis avant l'ouverture des bureaux, falsification des listes d'électeurs, procès-verbaux de résultats recopiés au crayon à papier... Mais, à deux exceptions près, aucun résultat final n'a été invalidé par la Commission. Dans certains arrondissements, des candidats de l'opposition donnés vainqueurs par un sondage à la sortie des urnes (organisé par une association indépendante de politologues et de sociologues), ont obtenu, selon les résultats officiels, 2 % des voix.

La comédie a même pris parfois des allures de roman policier. Dans la ville d'Atyrau (Nord-Ouest du pays), des membres de l'opposition avaient pu intercepter des lots entiers de bulletins pré-remplis. Ils ont attendu à l'aéroport deux observateurs de l'OSCE qui devaient arriver la veille du vote, pour leur montrer cette preuve tangible de fraude. Mais, sans doute pour des raisons de mauvais temps, l'avion des observateurs a été détourné au dernier moment de sa trajectoire, a atterri dans une ville voisine, et y a été retenu toute la nuit... jusqu'à l'ouverture des bureaux de vote (la preuve, dès lors, n'en était plus une, car les bulletins auraient pu être retirés dans un bureau de vote).

Quel bilan tirer des élections ?

Les élections d'octobre auront-elles, en définitive, permis à Nazarbaev d'atteindre son but ? Oui, dans une certaine mesure: grâce à ce nouveau Parlement fantoche, il va pouvoir continuer à gouverner sans conteste pendant les quatre prochaines années. Mais le discours présidentiel a néanmoins été pris au piège de sa propre rhétorique. Car les cent cinquante observateurs de l'OSCE (dont les autorités avaient besoin comme caution), même s'ils n'étaient pas assez nombreux pour tout voir, n'ont pas été si dupes. Avant même la parution du compte-rendu officiel de leur observation, ils ont fait aux médias des critiques sans équivoques des élections. Or, contre-attaquant de la façon la plus maladroite dans une allocution télévisée, Nazarbaev, acculé à ses propres contradictions, n'a pu que dénoncer « l'ingérence » de l'OSCE...

L'opposition, quant à elle, sort paradoxalement renforcée de cet épisode électoral, même si elle est complètement écartée du pouvoir. Car le régime s'est par trop discrédité. Passant à l'offensive, tous les partis d'opposition ont enfin réussi à s'unir. Lors d'un « Forum des forces démocratiques du Kazakhstan », au lendemain du second tour, des gens aussi différents que des communistes, des libéraux, des associations de femmes, de retraités, des candidats indépendants... ont unanimement déclaré l'illégalité des élections parlementaires, et appelé les gouvernements étrangers à faire de même. Un coup d'épée dans l'eau, dira-t-on ? Peut-être. En tous cas un nouveau forum de démocrates kazakhs doit se tenir à Paris le 13 décembre, avec la bienveillance des autorités françaises. Quant à Kajegueldine, multipliant, depuis son « exil » londonien, les rencontres diplomatiques, les interviews, il sait qu'il peut compter sur l'appui des Américains. La belle image du régime politique kazakh est peut-être en train de se fissurer.

 

Par Tatiana ROMON

Vignette : Nursultan Nazarbaev (Kremlin, CC BY-SA 3.0)

 

[1] Ce pourcentage prend en compte à la fois les sièges pourvus par scrutin proportionnel (dix sièges), et les soixante-sept autres, pourvus par scrutin uninominal.
[2] Ancien Premier ministre et principal opposant à Nazarbaev, A. Kajegueldine est actuellement en « exil » à Londres suite aux poursuites judiciaires engagées contre lui au Kazakhstan.

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