Londres serait en passe de supplanter New York comme capitale mondiale de la haute finance. Avec une population de 7,7 millions d'habitants qui, d'après les prévisions, devrait s'accroître d'un million supplémentaire d'ici 2030, elle a gagné le titre de capitale la plus cosmopolite d'Europe et talonne de peu sa rivale américaine. 40 % des Londoniens sont de nationalité étrangère et la capitale est devenue une véritable tour de Babel où 300 langues se côtoient, avec l'anglais comme dénominateur commun.
Les chiffres ont été paradés avec fierté devant le CIO lors de la candidature triomphante des JO de 2012. Il suffit, pour comprendre cette métamorphose enclenchée depuis une quinzaine d'années, de flâner dans les rues de Hammersmith, un quartier populaire de l'ouest, dans la direction de l'aéroport d'Heathrow. La transformation est d'abord perceptible dans les prix affolants des logements affichés par les agences immobilières, l'embourgeoisement galopant détonne au milieu de rues commerçantes qui portent encore l'identité forte d'un quartier populaire. Take away turcs, boutiques indiennes et magasins à 1 £ témoignent de l'éclectisme des vagues migratoires successives dont la capitale anglaise est coutumière.
2 000 nouveaux arrivants par semaine
Dernière en date, la communauté polonaise s'y est massivement installée depuis 2004, lorsque avec optimisme, la Grande-Bretagne, la Suède et l'Irlande ont ouvert sans restriction leur marché du travail aux ressortissants de huit pays nouveaux membres de l’UE. Les devantures rouges et les drapeaux polonais ont pris place au milieu des magasins arabes et orientaux. Certains ont même modifié leurs étalages pour accommoder les produits made in Poland, en un étrange compromis qui réunit saucisses et produits halals sur les mêmes étals. Les épiceries polonaises moins prodigues en étalages de légumes sur les trottoirs, se retranchent derrière des vitrines tapissées de rouge. Mais comme les autres, elles délectent par un voyage immobile, alors qu'une fois la porte franchie, on s'adresse à vous en polonais. L’installation de cette communauté a été précédée par celle du Centre Culturel Polonais (POSK) tout proche, reconnaissable à son architecture post-stalinienne, datant des années 1970. Il symbolise la légitimité d'une communauté arrivée pendant la Seconde Guerre mondiale, après l'invasion de la Pologne par l'Allemagne nazie, et la présence de nombreux ressortissants parmi les troupes alliées.
Les statistiques font défaut pour cerner le nombre exact de Polonais à Londres, mais il est impossible de passer une journée sans croiser l'un d'eux derrière le comptoir d'un café, d'un magasin ou sans entendre les rugosités de leur langue dans les transports en commun. Le journal gratuit Gazeta Wyborcza traîne aux abords des bouches de métro avec les versions australiennes et néo-zélandaises. Ici, le cliché du plombier polonais efficace et bon marché englobe symboliquement différentes nationalités en provenance des pays de l'Est (États baltes, République tchèque, Slovénie, Slovaquie et Hongrie); parmi ceux que la Commission européenne désigne sous l'acronyme de «A8», les Polonais sont les plus nombreux. Tous empruntent les mêmes points d'entrée: les aéroports de Stansted ou Luton où atterrissent les vols des compagnies discount, ou la gare des bus de Victoria. On estime le nombre des nouveaux arrivants à 2 000 par semaine. Les autorités britanniques ont évoqué la possibilité d'établir un bureau de renseignements à Victoria pour les nouveaux arrivants afin de leur indiquer leurs droits et la législation du travail britannique, mais aussi de prodiguer des conseils simples comme celui de ne pas livrer son passeport à un employeur.
10 à 15 % de la croissance économique britannique
Le Workers Registration Scheme (WRS) chiffrait le nombre d'entrants en provenance des pays d’Europe centrale et orientale à 427.000 en août 2006 (les entrées s'échelonnaient entre le 1er mai 2004 et juin 2006). Ce chiffre ne comprend pas les emplois indépendants qui ne sont pas répertoriés; aussi le chiffre réel serait-il plutôt autour de 600.000, soit 300.000 par an selon l'Organisation of National Statistics qui peine à cerner le nombre réel d'entrants et encore plus le nombre précis de ressortissants par pays d'origine. Le WRS ne requiert pas en effet d'annuler l'inscription lorsqu'un migrant quitte la Grande-Bretagne et les chiffres ne prennent pas en compte les travailleurs illégaux. Sur le demi million de A8 qui ont demandé un numéro de National Insurance (pré-requis à tout emploi), 62% étaient Polonais. L'économie a profité largement de l'arrivée de travailleurs (en général diplômés) qui acceptent des amplitudes horaires élevées et des salaires beaucoup plus bas que les Britanniques, tout en se contentant des emplois délaissés par ces derniers. On retrouve des Polonais dans l'agriculture, mais surtout dans tous les secteurs du bâtiment et de la santé. Quant aux étudiants, ils travaillent massivement dans les cafés et les pubs. Le ministère de l'Intérieur évalue la contribution de ces nouveaux migrants à la croissance économique du pays entre 10% et 15%. Le dynamisme de l'économie britannique, qui fonctionne sur le plein emploi, fait largement usage de ces migrants qui remplissent des secteurs où la demande de main d'œuvre n'était pas couverte jusque là. Enfin, ces nouveaux arrivants ne peuvent bénéficier de l’assurance chômage et des aides sociales, à l'inverse des ressortissants de l’UE arrivés précédemment. Par conséquent, il est impossible aux nouveaux arrivants de séjourner sans travail dans une capitale qui s'est hissée à la 7e place mondiale par son niveau de vie.
L'intégration n'est pas toujours réussie malgré le nombre croissant de Polonais qui font leur vie à Londres. En 2006, l'organisme caritatif polonais Barka Foundation s'est penché sur le sort de la minorité croissante de migrants qui finissent comme SDF dans les rues de Londres, après un parcours commencé dans l'optimisme. Le plein emploi n'est pas aussi simple que les annonces diffusées en Pologne le laissent entendre; de plus, de nombreuses entreprises criminelles exploitent la crédulité et la situation économique difficile en Pologne pour rémunérer ces migrants en-dessous du salaire minimum et offrir des conditions de travail et de séjour déplorables. Ewa Sadowska, organisatrice de la branche britannique de Barka Foundation basée à Poznan, évoque l’impossible couverture objective de ce problème dans les médias polonais, alors que le message dominant est «d'insister sur l'aspect positif de l'emploi en Grande-Bretagne». De nombreux témoignages évoquent des recrutements nécessitant des versements financiers préalables contre un emploi et un logement garantis en Grande-Bretagne. Il arrive que ces prestations ne se matérialisent pas sur place. Un recours légal est très compliqué face à ces compagnies fantômes qui disparaissent pour se reformer sous un autre nom.
Soupes populaires
Le parcours de ces Polonais de Londres passe forcément par le quartier de Hammersmith et le célèbre Sciana Plazcu (le «mur des lamentations»): il s'agit de la vitrine d'un marchand de journaux sur laquelle sont affichées des offres d'emploi. C'est le point de passage obligé de tout Polonais arrivé sans travail. Les annonces couvrent le spectre des emplois offerts aux migrants, de la femme de ménage jusqu'aux salons de massages en passant par le plâtrier et l’ouvrier à la chaîne dans l'agroalimentaire. Mais le barrage de la langue ou le manque de qualifications pénalisent de nombreux migrants qui peinent à trouver logement et emploi dans la capitale. La survie est difficile et les migrants ne bénéficient pas d'aide au logement. En effet, les A8 ne peuvent obtenir d'aides sociales qu'à condition d'avoir travaillé et cotisé pendant 16 mois.
Le borough de Westminster, le plus concerné par la présence de SDF polonais, est conscient du problème et a, comme l'indique son porte-parole, «recruté un interprète et deux policiers de la Metropolitan Force, dont la tâche consiste à repérer les SDF polonais»; «deux semaines suffisent pour se retrouver à la rue, aussi notre objectif est d'intervenir le plus vite possible pour les identifier et les persuader de retourner en Pologne. Nous avons financé le retour de 265 Polonais dans leur pays natal, mais la continuelle arrivée de nouveaux migrants est inquiétante». Le rêve d'une nouvelle vie faite de succès s'effondre pour ne laisser que les soupes populaires et les rues de Londres. Tim Nicholls, le directeur de Simon Community, une ONG qui vient en aide aux SDF en leur proposant des logements et des projets de réinsertion, a alerté le gouvernement dès août 2006 sur le nombre croissant de SDF en provenance de Pologne. Il estime que 35% des personnes qui fréquentent les soupes populaires sont originaires de ce pays. La Simon Community a pris contact avec Barka Foundation pour aider ces migrants qui, une fois dans la rue, sont vulnérables aux drogues, à la criminalité, à la prostitution et aux gangmasters, ces recruteurs véreux qui embauchent illégalement des migrants pour des emplois non réglementés. Toutefois, si certains sont prêts à retourner en Pologne, d'autres trouvent la perspective de revenir les mains vides trop douloureuse à envisager.
Par Agnès VILLETTE
* Photo : © Laurence Guerrini