Si en dix ans l'anglais et l'allemand se sont imposés comme les langues nécessaires aux Russes pour le business, le français n'est pas en reste dans une ville qui défend sa fonction de capitale culturelle et européenne de la Russie. Saint-Pétersbourg a abrité jusqu'à la Révolution la cour impériale ainsi que l'élite culturelle et scientifique du pays, milieux où il était de bon ton d'utiliser le français comme langue véhiculaire. L'impératrice Catherine II, protectrice des Arts et des Lettres, a longtemps entretenu une réflexion épistolaire, en français, avec les philosophes des Lumières, à commencer par Voltaire.
La francophonie à Saint-Pétersbourg: tradition et modernité
Aujourd'hui, il existe encore à Saint-Pétersbourg un échantillon assez important d'institutions culturelles qui ont vocation à mieux faire connaître la France et la langue française. Parmi elles, on compte bien sûr l'Alliance Française, une association de droit russe qui s'auto-subventionne et propose à ses 1100 membres des cours de langue. Non loin de la chapelle-auditorium Kapella, près de la place du Palais d'Hiver (musée de l'Ermitage), l'Institut Culturel français a pris ses quartiers. Sa vocation généraliste privilégie les disciplines ayant plus largement trait aux Arts et aux Lettres françaises. Il abrite une grande médiathèque, riche en ouvrages de littérature, revues et journaux français, ainsi qu'en disques, bandes dessinées et cassettes vidéo.
Mais seul le Collège Universitaire français (CUF), sur l'Ile Vassilievsky, a une vocation scientifique de niveau de second cycle. Andreï Sakharov et Elena Bonner sont à l'origine de la création, à Moscou puis Léningrad (en 1992), de Collèges Universitaires Français au sein des Universités russes. L'un des buts de l'enseignement supérieur supplémentaire qui y est prodigué est d'ancrer la démocratie en Russie à travers une réflexion philosophique, grâce à des éléments de débat en droit et sur les libertés publiques. Il vise à familiariser de jeunes étudiants francophones ayant atteint la quatrième année du cursus univsersitaire russe avec la culture scientifique française, particulièrement en sciences sociales. Les cours de littérature, droit, histoire et sociologie sont assurés par quatre répétiteurs, doctorants français, qui coordonnent les programmes pour l'année et invitent à cette fin des professeurs francophones à intervenir au cours de séminaires.
Des échanges franco-russes qui font avancer la recherche en sciences sociales
Le financement est entièrement public, procuré au départ par le Ministère des Affaires Etrangères français et relayé par celui de l'Education nationale et de la Recherche. On note une implication croissante des universités françaises partenaires, qui offrent aux étudiants russes ayant suivi pendant deux ans le cursus diplômant du CUF des équivalences de maîtrise : Paris I, Paris II-Panthéon Assas, Paris IV-la Sorbonne, Paris V-Descartes, Paris VIII-Vincennes Saint-Denis, l'EHESS ainsi que l'Université d'Aix-Marseille III. Chaque année, une demi-douzaine de diplômés du CUF de Saint-Pétersbourg et une dizaine de celui de Moscou postulent à des bourses du Ministère pour s'inscrire en DEA dans ces universités, voire poursuivre leurs recherches de doctorat en France.
Ils reviennent en général en Russie ensuite, où ils contribuent au dialogue scientifique en devenant les interlocuteurs privilégiés des chercheurs français. Parfaitement bilingues, ces brillants étudiants, en conservant un pied dans chaque pays, incarnent l'élite biculturelle qui permet de faire le lien entre nos deux pays dans le domaine des sciences humaines. Auteurs de travaux qualifiés de remarquables par leurs directeurs et collègues, notamment dans les disciplines historiques - on compte parmi eux d'excellents médiévistes qui ont travaillé sur des chartes médiévales, dont il faut rappeler que certaines sont précisément conservées en Russie -, ils sont depuis l'ouverture des archives les intermédiaires et traducteurs privilégiés des chercheurs français venus exploiter sur place les documents indisponibles ou même inconnus en France.
Entretien avec Caroline Dufy, directrice du CUF de Saint-Pétersbourg
Dynamique, cette jeune femme qui achève sa thèse d'économie apparaît comme une ambassadrice des sciences sociales à la française. Sous sa direction, deux grands projets ont été menés à bien depuis deux ans : l'installationde la bibliothèque du CUF dans des locaux rénovés et la création d'une revue bilingue, " Echos du Collège ".
A qui s'adressent les cours et séminaires dispensés par le CUF ?
On peut difficilement jauger le nombre d'étudiants à la fréquentation des cours, dans la mesure où parmi les 400 inscrits, tous ne peuvent s'investir totalement dans les études au CUF car ils suivent déjà un cursus de second cycle russe ou exercent un emploi à temps partiel pour financer leurs études. Heureusement, nous avons une politique d'ouverture qui nous permet de ratisser plus large parmi la communauté francophone et francophile de la région, informant des universitaires de tous âges et disciplines de la tenue de séminaires auxquels ils assistent en auditeurs libres. Ils trouvent dans notre programme ou notre bibliothèque ce qui n'est pas disponible ailleurs. Des traducteurs, par exemple, viennent régulièrement consulter les ouvrages que nous possédons, comme récemment les traducteurs des œuvres de Lacan ou de Proust, heureux de trouver chez nous des éditions riches en notes.
La bibliothèque du CUF est toute neuve, ce qui tranche avec le reste des bâtiments de l'Université d'Etat. C'est votre grand œuvre, n'est-ce pas?
C'est une longue histoire. La bibliothèque, dans son état actuel, a ouvert il y a à peine trois mois. Auparavant nos ouvrages étaient conservés dans un local minuscule où il était quasiment impossible de travailler dans de bonnes conditions tant l'éclairage était mauvais. Effectivement, j'ai beaucoup œuvré à l'installation de notre fond dans ces nouveaux locaux, passant plusieurs mois en négociation permanente avec le chef de travaux pour expliquer aux ouvriers ce que nous voulions, de la pose des tuyaux au choix des couleurs de la tapisserie. Je suis plutôt satisfaite du résultat, car désormais c'est un endroit où tous apprécient d'étudier dans de bonnes conditions.
Quant à l'histoire du fond lui-même ?
Je vous réponds à partir de ce que je sais par transmission orale du dossier, car le roulement au niveau du poste que j'occupe a été assez rapide, les directeurs étant de jeunes doctorants recrutés pour deux ans environ par le Ministère dans les dernières années de leur thèse. Le fond provient Philippe Habert, enseignant-chercheur à l'Institut d'Etudes Politiques de Paris, décédé fort jeune. Au cours d'une mission au CUF il avait eu l'occasion d'entendre les doléances des étudiants qui manquaient cruellement de livres pour leurs recherches. Son ami et collègue Dominique Régnier a alors fait don au CUF de Saint-Pétersbourg de sa bibliothèque personnelle, particulièrement riche en ouvrages de sciences politiques et d'histoire des idées politiques. Par la suite, en fonction des conseils et besoins des doctorants français qui se sont succédés aux postes de répétiteurs, le fond a été considérablement enrichi par des dons ou des commandes du Ministère. Il est donc aujourd'hui riche de plus de quatre mille ouvrages, ce qui est beaucoup lorsqu'on connaît le déficit des bibliothèques russes en références en sciences sociales.
La bibliothèque comporte aussi beaucoup de classiques de philosophie, d'histoire et de sociologie. Ne fait-elle pas alors double emploi avec la médiathèque de l'Institut Culturel français de Saint-Pétersbourg?
On nous a récemment fait don, ce qui est formidable, d'une collection quasiment intégrale des Actes de la Recherche en Sciences Sociales et des Annales, ce qui constitue un outil de travail indispensable pour les étudiants en sociologie. Cela comble aussi des blancs car en Russie il nous est difficile de souscrire des abonnements à des revues françaises.
Dans la mesure où le CUF est placé sous l'égide de l'Institut, nous travaillons de concert et veillons à éviter les doublons car notre lectorat est constitué des mêmes personnes. Il y a là-bas surtout des dictionnaires, des ouvrages de littérature, d'art et d'histoire, et dans le domaine des sciences sociales des périodiques généralistes, tandis que nous sommes abonnés à des revues spécialisées. Il est fréquent que nous pratiquions des échanges, lorsqu'on estime qu'un ouvrage a plus sa place dans les rayonnages de l'Institut culturel français ou du Collège.
La revue " Echos du Collège " a vu le jour il y a un mois. Les articles scientifiques sur le Moyen-Age, Henri Michaux, Marguerite Duras et la sociologie de la culture de la Perestroïka sont le fait de vos étudiants?
Il m'a fallu six mois pour réunir un assez grand nombre d'anciens étudiants afin de mettre sur pied ce projet de publication. Vous savez que si l'on aime à dire ici que Saint-Pétersbourg est petite, la société russe évolue de telle manière qu'il a été difficile de retrouver la trace de ces étudiants, auxquels je suis très reconnaissante pour le travail qu'ils ont réalisé. Cela a demandé aussi beaucoup d'énergie au personnel encadrant, car après tout notre structure est assez petite (sept personnes) donc il faut tout faire soi-même. Il nous reste encore à mettre ces Echos du Collège en ligne sur notre site internet : cela nous permettra de mieux nous faire connaître, en France comme en Russie.
Depuis la création du CUF, quels problèmes avez-vous rencontrés ?
L'institution existe depuis dix ans, ce qui est peu lorsqu'on sait qu'il a fallu une période de mise en place qui repose sur des efforts individuels, et beaucoup car la situation en Russie change vite, ce qui demande une adaptation constante à de nouveaux impératifs scientifiques. Nous sommes assez connus car notre fonctionnement s'inscrit dans le cadre officiel de la coopération diplomatique et de la politique de la francophonie, mais néanmoins nos étudiants réclament toujours plus de moyens pour correspondre avec leurs homologues français et être accueillis par des instituts de recherche en France. Enormément de chercheurs russes nous adressent des demandes auxquelles nous ne sommes pas toujours en mesure de répondre, car cela suppose un investissement et un dévouement de la part des milieux de la recherche français, qui ne portent pas forcément un intérêt réciproque à ce qui se fait en Russie dans le domaine des sciences sociales.
Par Anaïs MARIN