Le Caucase à travers les manuels russes (2)

Consultons maintenant le manuel 2. On retrouve la même vaillance exacerbée dans la description des exploits de la résistance. Pour l'année 1942, quelques informations supplémentaires sur les motivations allemandes dans la conquête du Caucase sont fournies : "l'accès au pétrole caucasien était devenu la condition nécessaire pour la poursuite de la guerre par l'Allemagne, car la logistique commençait à éprouver un besoin aigu en carburant.


Beria et StalineLa conquête du Caucase devait pousser la Turquie à entrer en guerre contre l'URSS" (pp. 328-329). Les raisons qu'ont les Allemands de poursuivre dans la direction du Caucase sont donc données, elles sont multiples ; c'est déjà un début pour le jeune qui peut mettre en perspective la géopolitique de la conquête allemande, à plusieurs niveaux.

Mais la prise du territoire "tchétchène" par les Allemands est confirmée, du moins pour la partie occidentale : "les hitlériens ont conquis une partie considérable du Nord-Caucase. Ils ont été arrêtés près de Ordjonikidze, sur les versants du principal massif caucasien, sur les côtes de la mer Noire, près de Novorossiisk" (p. 330).

Le mérite des auteurs du manuel 2 est de consacrer un sous-chapitre entier aux peuples "réprimés" (pp. 359-361) : "les coups les plus durs assénés aux relations inter-ethniques en URSS n'ont pas été portés par l'ennemi, mais par la politique de répression stalinienne. Les peuples et les populations du Nord-Caucase et de Crimée qui ont le plus souffert faisaient partie de la Fédération de Russie [sic] […] À la fin 1943 - début 44, quand le cours de la guerre avait définitivement tourné en faveur de l'Union soviétique, Staline et Béria, sur la base de données falsifiées ont effectué la déportation de Kalmouks, Tchétchènes, Ingouches, des Balkartsy, Karatchaevtsy, Tatars de Crimée, et, avec ces derniers, ont été chassés des rives de la mer Noire les Grecs, les Bulgares, les Krymchaky et d'autres populations "non-russes" [les ethnies dont le nom français est incertain sont données avec leur nom russe en italiques]. Aucune nécessité militaire ne justifiait le déplacement de peuples entiers hors de leurs terres. […] Au cours de la guerre, [entre autres] 36 Tchétchènes et Ingouches se sont vu décerner le titre de Héros de l'Union soviétique. […] En février 1944, 496 460 Tchétchènes et Ingouches ont été déportés. […] En tout près d'un million de personnes ont été déplacées. […] A la suite de ces actes inhumains, des liens inter-ethniques si complexes sont apparus dans de nombreuses régions de la Fédération de Russie que leurs retombées se font sentir encore de nos jours".

Comme on le voit, les données chiffrées autant que la liste (incomplète) des peuples déportés ne manquent pas ; les coupables sont désignés : non seulement Staline, mais aussi Béria - ce qui est un progrès par rapport aux condamnations visant uniquement le Secrétaire général. En même temps les auteurs tentent de justifier l'idée de Pan-Russie, du pays intégrateur et tolérant (cf. la mention anachronique de Fédération de Russie). Mais comment concilier la barbarie avec de tels idéaux? On sent qu'il est difficile de mettre une croix sur 70 années de crimes sans remettre en cause les principes tsaristes antérieurs. C'est du moins ce qui se dégage du récit. Sautons un demi-siècle et voyons les mentions concernant la "1ère guerre de Tchétchénie".

Dans le manuel 1, nous pouvons lire : "le 11 décembre 1994, à la veille du nouveau tour de négociations russo-tchétchènes [le manuel ne dit rien sur la nature de ces négociations, mais on suppose qu'elles portent sur le statut de la république au sein de la Fédération], les troupes fédérales ont pénétré en Tchétchénie dans le but de désarmer les organisations armées illégales et rétablir l'ordre de la Constitution sur le territoire tchétchène.

L'action militaire n'a pas apporté les résultats escomptés. L'avancée des troupes a été ralentie, ce qui a entraîné d'immenses pertes matérielles et humaines, militaires comme civiles. Au cours de l'été 1995, le régime de Doudaïev est passé aux actes terroristes (prise d'otages) à Stavropol et au Daguestan. Le problème tchétchène a pris un aspect particulièrement aigu dans le cadre des élections au Parlement en décembre 1995 et de la préparation à l'élection présidentielle de 1996" (pp. 471-472).

L'arrêt du récit correspond au moment où le manuel a fini d'être rédigé : mais il est peu probable que le discours ait été différent si la fin des événements avait été connue. Malgré tout, un certain caractère elliptique est présent : on est en droit de se demander si le but de désarmer les organisations "illégales" (terme loin d'être évident) a été la seule motivation du gouvernement russe pour l'envoi de troupes; la question même de la légalité sous-tend la question complexe de la désintégration de l'URSS que l'on ne peut manquer de retracer ici, en se fondant sur les allégations du manuel 1.

En le lisant, l'écolier russe sait qu'en mars 1991, avait eu lieu à l'initiative de Gorbatchev un référendum portant sur le maintien d'une fédération socialiste - la question fut posée de façon à ce que personne ne puisse récuser ce principe (p. 450). Mais après août 1991, les pays qui voulaient encore conserver les cadres de l'ancien système se sont désistés et "l'URSS se trouva au bord de l'anarchie" (pp. 452-453). Sa fin officielle fut scellée par la création du SNG (Union des États indépendants, plus connue sous le sigle de CEI) le 8 décembre 1991 (p. 454), à moins que ce ne soit, comme l'affirme le manuel, en décembre 1993, après le "bras de fer" Eltsine-"Maison Blanche" et le début d'une nouvelle ère, la Constitution de décembre 1993 (p. 468-469).

On constate ainsi qu'avec les informations fournies par le manuel 1, le terme "illégal" peut signifier "indépendantiste" - mais comment comprendre le passage du président Doudaïev aux actes "terroristes" (terme idéologique, comme vient de s'en rendre compte M. Jospin) ? Quel est le poids et la nature des organisations armées, quel danger représentaient-elles pour la Russie ? Les réponses sont à chercher autant dans l'imbroglio juridique hérité de l'URSS que dans la raison d’État de la Russie post-communiste et l'idéologie largement partagée d'une Grande Russie. Il est fort probable que les auteurs ont préféré donner de simples informations factuelles pour ne pas avoir à s'engager sur un terrain meuble. Aucun "repère" viable ne peut alors être retiré du conflit et proposé au jeune, le gouvernement ne pouvant être en aucun cas pleinement disculpé du désastre : en Russie, tout le monde est concerné de près ou de loin par cette guerre. On reste toutefois loin des allégations partiales des médias français, qui parlent de la complicité des livres de classe.

Voyons maintenant le manuel 2 : "les raisons qui ont mené à la chute de l'URSS ont ainsi consisté dans la montée des tendances séparatistes, autonomistes, au sein de la Russie. Elles portaient en elles le désir de disposer librement des fruits de son travail. Ce n'est pas par hasard qu'en république tatare on a toujours vu d'un mauvais œil le transfert du pétrole hors des frontières de la république, sans dédommagement ou presque" (p. 596). Ce raisonnement peut aisément être appliqué à la Tchétchénie par l'élève, si la question est posée en classe.

"La Russie est un pays pluriethnique, et toute tentative de réaliser le principe "une ethnie - un Etat" portait en elle une discrimination de minorités, une assimilation forcée et même des possibles épurations ethniques. Dans ces conditions, le gouvernement de la Fédération de Russie a mené une politique nationale prudente et souvent inconséquente. Les formations armées illégales de D. Doudaïev, qui ont dispersé en septembre 1991 le Grand Conseil de la région autonome de Tchétchénie-Ingouchie et qui ont proclamé de façon démonstrative le départ de la Tchétchénie de la Fédération russe, n'ont pas été désarmées. […] et c'est seulement à la fin octobre 1992, après le début du conflit entre Ossètes et Ingouches, que le Président russe n'a, pour la première fois, pas exclu la possibilité d'utiliser la méthode forte pour défendre l'unité territoriale du pays et les intérêts du gouvernement. […] Le 31 mars 1992, a été signé au Kremlin, par la majorité des membres de la Fédération, le Traité de la Fédération. Le Tatarstan et la Tchétchénie ont refusé d'y apposer leurs signatures" (pp. 597-598).

L'allusion aux événements yougoslaves ne doit échapper à personne. Ainsi, le concept de pays pluriethnique passant à une système fédératif est défendu par les auteurs des deux manuels comme le seul possible pour la survie du tout ; toutefois, l'élève pourra être tenté de se mettre à la place de ceux qui ne veulent pas accepter la logique du plus fort. Comment comprendre que le président d'une république puisse lui-même entrer dans l'illégalité ? Quel est le rôle et la place du Grand conseil autonome ? Pour répondre à toutes ces questions, les auteurs tentent de faire passer une idée déjà rabâchée : celle qui affirme que la pax russica n'est pas forcément la plus mauvaise solution. Malgré tout, l'élève peut, à partir des informations dont il dispose, suggérer que la politique nationale russe dans le Caucase a souvent été inconséquente.

La conclusion du manuel 2 évoque le bilan en 1995 ; aucun mot n'est dit de la guerre en Tchétchénie : on peut simplement deviner d'après les citations faites que les explications n'auraient pas été de beaucoup différentes du manuel 1. Autrement dit, personne n'est vraiment accusé d'avoir poussé à l'engrenage. Toutefois, l'absence de mention directe de la guerre est significative. Une récusation programmatique. On peut désormais trancher quant aux affirmations de certains médias français : elles sont non fondées. En classe de 10e, le Caucase est évoqué dans le cadre de la conquête du 19e siècle, nullement présentée comme une colonisation à l'occidentale, quand bien même le choix de refuser ou d'accepter n'a pas été offert aux autochtones. En 11e, on ne cache rien des violences du régime communiste dans le Caucase, que ce soit au cours de la re-conquête par l'Armée rouge, pendant la collectivisation ou avec la famine. L'épisode de la déportation est traité, en détail pour le second manuel et de façon équilibrée - d'après les allégations récentes en France on pourrait croire que les Tchétchènes ont été les seuls déplacés ! Il reste que l'indépendantisme tchétchène n'est pas défendu.

Enfin, la guerre de 1994, évoquée par l'un des deux manuels, est inscrite dans le contexte de la dislocation de l'Union soviétique et l'apparente incohérence de la politique nationale. La population tchétchène dans sont entier n'est à aucun moment mise en accusation et les nombreuses phrases qui reprennent l'idée d'une partie non réductible à un tout sont surtout des garde-fous censés prévenir une xénophobie (attitude passive) ou un crypto-racisme (attitude active ; le terme est un pis-aller en français et un non-sens en russe - on n'emploie guère le mot racisme, sinon pour parler des théories du 19e siècle). L'origine du conflit reste néanmoins présentée de manière floue.

Une certaine réserve, voire une crainte (de ne pas recevoir la publicité du Ministère de l'éducation ?) retient les auteurs du 2e manuel de poursuivre leur récit - on est en droit de se poser la question de savoir pourquoi il n'a pas été mis à jour, la deuxième édition étant pourtant de 1998. Les auteurs préfèrent sans doute ne faire qu'allusion à ce point encore trop brûlant et terminer sur une note positive - en l'occurrence la Constitution de 1993.

Les manuels d'histoire du secondaire ne sont pas et ne doivent pas être des ouvrages historiques de première main, même si les découvertes récentes doivent au bout d'un certain temps être vulgarisées : on ne cherche pas à former des chercheurs, mais de bons citoyens. Cette remarque vaut pour la Russie comme pour la France, où les livres de classe d'histoire ont toujours été orientés politiquement. Il reste que cette orientation peut être détestable, comme elle peut être utile à la société démocratique. De ce point de vue, les progrès réalisés par la Russie pour "digérer" son passé ont été immenses; le chemin parcouru en 9 ans est plus qu'un rattrapage. En France, on met bien plus de temps à se débarrasser de certains fantômes ; et aujourd'hui encore, une mise à jour importante s'impose[1]. Le peintre, né en 1879, associait dans ses œuvres figuratives l'imagerie bolchevique et les symboles religieux - pour l'inscrire dans le passé légitime, rassurer et être rassuré ? dans tous les cas, le commissaire est un martyr, voire un Christ.