En Abkhazie, la pression russe s'intensifie depuis le début de la guerre d’ampleur en Ukraine. La région séparatiste de Géorgie, de facto indépendante, a en effet suscité un regain d'intérêt de la part de Moscou. Depuis 2022, le gouvernement en exercice en Abkhazie multiplie les concessions envers la Russie, menant l’État de facto vers une situation de quasi-protectorat auquel il ne resterait plus qu'une souveraineté nominale.
Non reconnue par la quasi-intégralité des États membres des Nations Unies, la république d'Abkhazie est, depuis sa sécession unilatérale de la Géorgie en 1992, un acteur isolé sur la scène internationale. Entièrement dépendante de Moscou, qui finance près de la moitié de son budget national et assure la protection militaire de ses frontières, l’Abkhazie a pourtant toujours été prompte à maintenir un certain degré d’indépendance vis-à-vis de son « État-patron ». Les dirigeants abkhazes sont en effet parvenus à de nombreuses reprises, au cours des vingt dernières années, à transiger avec le Kremlin afin de maintenir une souveraineté au moins partielle sur leur territoire(1). Le président Aslan Bjania, au pouvoir depuis 2020, semble vouloir mettre fin à cette politique de négociation permanente, cédant plus volontiers que ses prédécesseurs aux directives du Kremlin.
Une politique d'occupation accentuée
L’emprise russe sur le territoire abkhaze s’est en effet significativement accrue au cours des deux dernières années, sous l’égide du gouvernement favorable à Moscou. Celui-ci a notamment signé, en janvier 2022, un accord de transfert d’une ancienne propriété soviétique d’environ 186 hectares située aux abords de Pitsounda, une petite ville balnéaire du nord de l'Abkhazie. L’accord de transfert de cette propriété d’État, comprenant une ancienne datcha de Khrouchtchev, ses terres adjacentes ainsi qu’une section de la mer, est extrêmement favorable à la Russie. Il stipule en effet que l'immense complexe balnéaire sera cédé à la Russie pour 49 ans en échange du seul paiement d'un rouble symbolique par an et par parcelle. Le transfert de la propriété est prévu dans la finalité de « tenir des événements d’État » organisés par la Fédération de Russie, ainsi que pour le « repos et les loisirs » de sa classe politique, rattachant symboliquement l'Abkhazie au domaine d’État russe et renvoyant la région à sa fonction originelle de l'époque soviétique, celle de périphérie touristique de la nomenklatura du Kremlin. Une campagne militante de près de deux ans a mobilisé organisations non gouvernementales, sociétés de vétérans et associations étudiantes afin de faire pression contre la ratification de l'accord. Face à ce mouvement social d'ampleur inédite, A. Bjania est resté impassible. « A-t-on une alternative ? A-t-on d'autres voisins qui nous donneraient le même soutien ? », a-t-il déclaré, en ajoutant : « Poutine m'a personnellement demandé le transfert de cette propriété »(2). Le vote de ratification de l’accord a finalement eu lieu en décembre 2023, au cours d'une session d'urgence du Parlement.
L’État de facto assiste par ailleurs à une croissance de la présence militaire russe sur son sol. Le 5 octobre 2023, le lendemain d'une rencontre officielle avec Vladimir Poutine, A. Bjania annonce ainsi l'installation d'une nouvelle base navale russe dans la ville d'Otchamtchiré, au sud de l'Abkhazie. Cette nouvelle base marque un tournant dans la présence militaire russe en Abkhazie, jusque-là cantonnée à la 7e base de Goudaouta qui ne maintenait qu'une présence militaire terrestre. Si elle ne dispose pas d'eaux assez profondes pour abriter une flotte entière, cette base peut néanmoins mettre une partie des forces navales russes hors de portée des missiles ukrainiens. L'annonce a provoqué l'ire de Volodymyr Zelensky, qui a en retour annoncé que l'Ukraine « ira chercher où qu'ils soient » les navires de guerre russes(3). En Abkhazie, la peur d'une contagion du conflit russo-ukrainien s'est installée : « Quel est le pire : un missile ukrainien, ou la colère de Poutine ? », titre ainsi la presse locale au lendemain de l'annonce(4). Un premier navire de guerre russe, actif dans le cadre de la guerre que mène la Russie contre l’Ukraine, a quitté Novorossiïsk début juillet 2024 pour s'installer dans la base navale d'Otchamtchiré.
Carte réalisée par l’auteur
Une interconnexion croissante des deux territoires
Parallèlement, les investissements russes affluent vers la région afin de moderniser les infrastructures de transport et d'améliorer l’interconnexion des deux territoires. En août 2022, un accord russo-abkhaze prévoit un investissement massif afin de moderniser les infrastructures routières de leur frontière commune. Celui-ci vise en effet, par l'installation de voies additionnelles, à multiplier par quatre la capacité de trafic journalière, en faisant passer la capacité routière de 28 000 à 100 000 personnes par jour d'ici 2025.
La reconstruction de l'aéroport de Soukhoumi, inactif depuis la guerre de 1992, doit quant à elle permettre de rouvrir une ligne aérienne directe entre les deux pays d'ici l’été 2025. Ne bénéficiant pas de la reconnaissance de l'Organisation de l'Aviation Civile Internationale, l'aéroport ne pourra assurer de liaison directe qu'avec la Russie. Celui-ci est devenu, en août 2023, la propriété du fils de Rachid Nourgaliev, secrétaire adjoint du Conseil de sécurité de la Fédération de Russie et proche de V. Poutine, à travers la société Infrastrouktournyie razvitiye, créée semble-t-il ad hoc un mois plus tôt. Le projet de reconstruction de l'aéroport, estimé à environ 8 milliards de roubles (soit environ 77 millions d’euros), fait la part belle à l'investisseur russe, prévoyant notamment une exemption des droits de douane sur tous les matériaux et équipements de reconstruction de l'aéroport, une exemption des taxes de propriété et des taxes sur les profits pour 25 ans, et un paiement allégé de l'électricité. La possession par une société russe proche du Kremlin du seul aéroport d’Abkhazie marque une nouvelle étape dans la dépendance de Soukhoumi à Moscou, et un levier de domination supplémentaire de la Russie sur le territoire abkhaze.
Cette unification croissante s’accompagne d'un discours russe évoquant de plus en plus fréquemment l'idée d'une intégration territoriale de l'Abkhazie. En voyage à Soukhoumi en avril 2022, la célèbre propagandiste russe Margarita Simonian avait qualifié les Abkhazes de « peuple lumineux », « notre peuple », avant de fustiger l'existence de « cette honteuse frontière […] qui humilie la dignité de millions de Russes »(5). Un an plus tard, en août 2023, l'ancien président russe Dmitri Medvedev évoquait quant à lui ouvertement la perspective d'une annexion formelle du pays : « En Abkhazie et en Ossétie du Sud, l'idée de rejoindre la Russie est encore populaire. Et elle peut très bien être mise en œuvre »(6). Ces remises en question explicites de l'indépendance de l'Abkhazie ont suscité un véritable scandale au sein de la république autoproclamée.
Dans les rues de Tbilissi (photo réalisée par l'auteur, février 2024).
L'Abkhazie, toujours plus isolée sur la scène internationale
L’Abkhazie se trouve par ailleurs de plus en plus isolée sur la scène internationale, alors que le gouvernement d’A. Bjania manifeste une hostilité grandissante envers les institutions perçues comme « occidentales ». Le gouvernement abkhaze annonce ainsi en décembre 2023 l'interdiction des projets financés par l'USAID, le fonds américain pour le développement international. Son représentant en Abkhazie, John Pennel, est déclaré persona non grata et le projet de développement financé à hauteur de 8 millions de dollars par l'agence américaine est arrêté. En ce même mois de décembre 2023, les organisations internationales et les agences de l'ONU en Abkhazie se voient contraintes par le gouvernement abkhaze de se coordonner avec le ministère des Affaires étrangères pour toute allocation de fonds aux organisations non gouvernementales abkhazes. En janvier 2024, c'est au tour du représentant de l'Union européenne pour le Sud-Caucase, Toivo Klaar, de se voir refuser l'entrée sur le territoire abkhaze, alors qu'il devait y faire visite.
L'isolement s'accuse également entre la région séparatiste et la Géorgie, marquant un recul significatif dans la tentative de normalisation de la situation abkhazo-géorgienne. Le gouvernement abkhaze s'est en effet considérablement éloigné des Discussions internationales de Genève, la principale plateforme de discussions internationales relatives au conflit abkhazo-géorgien. En février 2023, le ministre abkhaze des Affaires étrangères annonce ainsi refuser l'entrée des représentants des discussions de Genève sur son sol puis, en décembre, interdire tout projet visant la mise en œuvre d’un dialogue entre citoyens abkhazes et géorgiens par les organisations non gouvernementales abkhazes et internationales.
Cet éloignement des structures de négociation et de développement occidentales se conjugue, à l'inverse, à un rapprochement diplomatique avec le « monde russe », notamment avec le Bélarus. En septembre 2022, le Président bélarusse en exercice se rend ainsi pour la première fois en visite officielle en Abkhazie et rencontre A. Bjania à Pitsounda. En février 2023, c’est au tour d’A. Bjania de se rendre en visite officielle à Minsk. Le gouvernement d'A. Bjania a ainsi fait part de sa volonté d'ouvrir une nouvelle plateforme de négociations avec la Géorgie via le Bélarus, substituant ainsi de facto les Discussions internationales de Genève par une plateforme menée par un État à l'orientation clairement pro-russe à travers un « triangle Tbilissi-Soukhoumi-Minsk »(7). Annoncée à peine trois semaines après l'interdiction d'entrée des représentants des Discussions de Genève, cette mesure marque de nouveau un éloignement des structures occidentales de négociations au profit de l’intermédiation d’États proches de la Russie. Cette évolution dans la politique extérieure abkhaze résulte clairement d'une pression russe en ce sens : en février 2024, le ministre russe des Affaires étrangères Sergueï Lavrov a ainsi demandé à A. Bjania d'abandonner officiellement les discussions internationales de Genève et de leur substituer un format de négociation qui aurait lieu « de préférence » dans « une ancienne république soviétique », éventuellement à Minsk, ce que le gouvernement abkhaze s'est dit prêt à faire(8).
Notes :
(1) Lire à ce sujet Pål Kolstø, « Biting the hand that feeds them? Abkhazia–Russia client–patron relations », Post-Soviet Affairs, 2020, pp. 140-158.
(2) Inal Kashig, « “We must give the territory to Moscow, or it will turn its back on Abkhazia” - Bzhaniya », JAMnews, Soukhoumi, 23 juillet 2022.
(3) Discours de V. Zelensky lors du deuxième sommet parlementaire de la Plateforme Crimée, 24 octobre 2023.
(4) Inal Kashig, « Which is worse: a Ukrainian missile or Putin's wrath? Opinion on the establishment of a Russian military base in Abkhazia », JAMnews, Soukhoumi, 25 octobre 2023.
(5) Elena Bylkina, « Simonyan nameknoula o sblijenii s Abkhazieï: "Zatchem tam noujen pozornyï pogranitchno-tamojennyï post ? » (Simonyan a insinué un rapprochement avec l'Abkhazie : 'Pourquoi y a-t-il besoin de cette honteuse frontière et poste douanier là-bas ?'), Pravda, Moscou, 30 mars 2022.
(6) Entretien de D. Medvedev au journal Argoumenty i Fakty à l'occasion des 15 ans de la reconnaissance de l'Abkhazie et de l'Ossétie du Sud par la Russie, 23 août 2023.
(7) « Minsk, Geneva, or Minsk and Geneva: Negotiations on the Georgian-Abkhazian conflict », JAMnews, Tbilissi, 4 mars 2023.
(8) « Abkhazian authorities wish to move the Geneva discussions to Minsk », JAMnews, Tbilissi, 27 février 2024.
Vignette : Dans les rues de Tbilissi (photo réalisée par l’auteur en février 2024).
* Bryan Pouget est étudiant en master de sciences sociales spécialité histoire à l’École Normale Supérieure de Lyon.
Pour citer cet article : Bryan POUGET (2025), « En Abkhazie, la Russie resserre l'étau », Regard sur l'Est, 13 janvier.