En Roumanie, la solidarité se réinvente au pluriel

Après 50 ans de communisme ayant imposé une solidarité de survie, la Roumanie a connu 26 ans d’un capitalisme d’abord sauvage et dévastateur, quelque peu apaisé ensuite, notamment par l’intégration européenne. Aujourd’hui, la solidarité se réinvente dans tout le pays.


Dès 1989, les hommes politiques ont compris l’importance de la « philanthropie » : souvent dictés par le calendrier électoral, leurs gestes suivent généralement de près ce dernier. Ainsi, les années d’élection présidentielle, les candidats et leurs partis rivalisent pour distribuer des denrées de consommation courante –huile, farine, sucre– le 6 décembre, qui tombe souvent entre les deux tours du scrutin. Pour éviter les accusations de contournement des règles du code électoral et de tentatives d’influence, ils ont alors tendance à présenter ces initiatives comme de simples cadeaux de Saint-Nicolas, fête éminemment importante dans une société encore très marquée par le calendrier orthodoxe.

Dans ces conditions, la puissante Église Orthodoxe Roumaine a souvent constitué un recours pour les plus démunis. Après 1989, au moment où d’autres relais potentiels se révélaient défaillants, l’Église est restée la seule institution en place, d’autant plus confortée dans cette mission de solidarité qu’elle était réhabilitée par les nouvelles autorités. Dans le chaos ambiant et la faillite du système, l’Église a comblé de nombreux manques sanitaires et sociaux. Elle a notamment créé des orphelinats, des centres de jour et des centres hospitaliers. S’appuyant sur la forte mobilisation des croyants, elle a largement contribué à humaniser les structures nouvelles qui émergeaient en lieu et place de celles, disparues, du régime communiste. Au cours des vingt dernières années, elle s’est donc placée au cœur des actions de solidarité dans le pays, alors même que la Roumanie est officiellement un État laïc.

Cependant, depuis quelques années, la société roumaine tend à se laïciser. De nombreuses initiatives privées voient le jour pour pallier les défaillances encore majeures de l’État, mais aussi réinventer le vivre ensemble et tenter de changer le visage du pays. Parfois inspirés par les autres pays européens, parfois inventant leurs propres concepts, les nouveaux acteurs en jeu s’ancrent durablement dans les villes. Toutefois, si la campagne se dépeuple et a été largement délaissée par les pouvoirs publics, là aussi des initiatives voient le jour pour redonner vie à une ruralité encore idéalisée par l’inconscient collectif.

Vers une nouvelle perception du don

Présente dans la tradition orthodoxe, l’aumône a longtemps constitué une habitude pour de nombreux Roumains. Avec l’avènement du capitalisme sauvage dans les années 1990, elle a pris une autre dimension. À contre-courant de l’anonymat de la société communiste, le don a en effet vite acquis, dans le postcommunisme, le rôle de faire-valoir social. Dans les années 1990-2000, donner est devenu le signe que l’on avait dépassé le stade de la privation. Cette mise en scène de l’opulence a joué le rôle de règle implicite que l’on se devait de suivre pour marquer symboliquement son appartenance à une classe sociale. Aujourd’hui, en revanche, la discrétion est en passe de devenir la norme.

À Cluj-Napoca, depuis 2015, la filiale locale de l’association de la Protection de la Mère de Dieu (Asociatia Sfântul Acoperământ al Maicii Domnului), une ONG orthodoxe, propose des repas aux plus démunis. Préparés le samedi, ces repas sont distribués le jour-même ou portés au domicile de ceux qui ne peuvent pas se déplacer. Outre ce repas du week-end, l’Association propose une aide matérielle aux familles. Elle invite aussi les parents à scolariser leurs enfants et les guide dans la recherche d’emploi, afin qu’ils deviennent autonomes.

Une telle initiative révèle une évolution, tant de la mentalité roumaine que de l’aumône chrétienne. En effet, le suivi personnalisé, l’écoute et l’encouragement à transformer son mode de vie prennent le pas sur l’aumône sous forme pécuniaire qui réduit le bénéficiaire au rang d’assisté et place le donateur dans une position éphémère et symbolique de pouvoir. Il s’agit ainsi de changer en profondeur les mentalités.

De même, depuis le 1er octobre 2015, un réfrigérateur collectif a été implanté par la Direction générale d’assistance sociale de la municipalité de Bucarest (Direcţia Generală de Asistenţă Socială a Municipiului Bucureşti, DGASMB) devant son siège, rue Foișorului. Il est accessible à tous, et chacun peut y déposer la nourriture qu’il ne pense pas consommer. Cela permet ainsi à d’autres citoyens, souvent travailleurs à bas salaires ou retraités, de profiter de ces denrées. Un employé de la DGASMB vient régulièrement vérifier l’état des produits déposés, leur date de péremption et veille à l’entretien de l’appareil. Cet échange anonyme permet de décomplexer aussi bien les donateurs que les bénéficiaires et change la perception traditionnelle du don, en dessinant également les contours d’une approche plus solidaire du commerce.

Une approche solidaire du commerce

Bien que le phénomène soit relativement récent, des magasins sociaux et communautaires ont vu le jour depuis quelques années dans la capitale roumaine. Inauguré à Bucarest en octobre 2010, Somao est le premier « magasin social » de la capitale. La formule est totalement nouvelle en Roumanie et s’inspire d’un modèle autrichien. En effet, le magasin a été créé par la Direction générale d’assistance sociale et de protection de l’enfant (Direcția Generală de Asistență Socială şi Protecția Copilului, DGASPC) du secteur 1 de Bucarest, en partenariat avec la fondation privée autrichienne Katharina Turnauer. Il s’agit donc d’une initiative publique. Destiné aux personnes à revenus modestes, le magasin, accessible dans un premier temps aux 500 familles répertoriées par la DGASPC et résidant dans l’arrondissement, propose aliments, vêtements et produits d’entretien à des prix très réduits.

On trouve une démarche à peu près similaire dans le magasin gratuit ouvert par le Centre social Ominis ouvert par la DGASMB dans la capitale : tout un chacun peut venir y donner un produit et repartir avec un autre, ou en acquérir un contre un peu de son temps. A priori destiné aux personnes à revenus modestes, le magasin est cependant ouvert à tous. Le centre, qui dispose aussi d’un club pour les personnes âgées, d’une cantine et d’une laverie, s’est proposé d’ouvrir ce magasin afin de redonner de la dignité aux bénéficiaires. Ainsi, les plus modestes peuvent s’habiller ou acquérir divers objets en échange de quelques heures de repassage, de rangement ou de petits travaux dans le magasin. Cette initiative a pour but de maintenir un lien social et de rompre l’isolement des plus démunis.

Au-delà de la démarche solidaire destinée à des catégories spécifiques de la population, une approche plus globale de la solidarité dans le commerce semble vouloir se faire jour dans le pays. On peut citer par exemple le projet Viitorul are autor #colectiv (Le futur a un auteur #collectif) initié par Dan Piersinaru, qui propose entre autres un salon international de bijoux contemporains. Privilégiant l’achat local, il met en relation les artisans d’art et leurs clients. Cette démarche de l’objet singulier, réalisé en Roumanie, va à contre-courant de la tendance à la domination des multinationales dont les produits, faits à la chaîne, se retrouvent partout dans le monde et tendent à uniformiser nos univers en les appauvrissant. C’est ainsi que la créatrice Mihaela Ivana propose de revisiter les symboles traditionnels du pays, ce qui donne à ses pièces une valeur doublement emblématique (elle contribue au commerce local tout en détournant les symboles traditionnels sur des pièces contemporaines). De même, l’organisation de foires de designers locaux permet de révéler des talents, à l’instar de Ciprian Manda, ébéniste, qui utilise les techniques traditionnelles pour créer des meubles contemporains… Ces nouvelles formes de commerce transforment les villes. Mais les campagnes, elles aussi, connaissent une profonde mutation du lien social.

Donner vie à l’idéal de l’inconscient collectif dans les campagnes

Si l’artisanat et le savoir-faire traditionnel sont encore très appréciés, de nombreuses initiatives s’efforcent de revitaliser ce qui relève parfois presque de la muséologie.

Aux pieds des Carpates, dans le département d’Argeș, Maria Martinescu tente de redonner vie aux huit hameaux qui forment la commune de Corbeni. Son association, Corbeni Plai Argesan (Corbeni, alpage de Arges), a peu à peu investi tous les domaines de la vie sociale en aidant les plus défavorisés, mais aussi en mettant en valeur le patrimoine culturel et naturel de Corbeni. Ainsi, après avoir mobilisé adhérents et volontaires pour nettoyer la commune, l’association tend à valoriser l’artisanat local. À cet effet, elle a initié le projet « Zestrea bunicilor » (« La dot des grands-parents »), avec le soutien des fondations Pact et Vodafone Roumanie. Il s’agit d’un atelier destiné à assurer la transmission d’un savoir-faire ancestral. Une vingtaine de jeunes s’y voient enseigner les techniques des maîtres artisans de la commune qui peinent à trouver des apprentis. Ils apprennent à coudre les motifs traditionnels, mais aussi à tisser ou à travailler le bois. Au terme du projet, l’atelier sera converti en lieu de vie pour la communauté où chacun pourra venir fabriquer ses propres productions –comme les tapis au métier à tisser, par exemple– et bénéficier des conseils des maîtres artisans.

L’artisanat constitue donc aujourd’hui une source inépuisable de savoir-faire, remis au goût du jour. Associations ou jeunes entrepreneurs, tous visent à redonner du sens à la communauté et à transformer le lien social en complétant ou impulsant les initiatives des pouvoirs publics.

Vingt-six ans après la chute du communisme, aussi diverses qu’elles soient, ces nouvelles formes de solidarité bouleversent la société roumaine. Sans prôner l’ostalgie, qui n’épargne pourtant pas les orphelins d’un totalitarisme idéalisé par la distance historique, ces initiatives changent le présent. Et elle se basent sur l’adhésion d’une jeunesse qui, dans son mode de vie, n’est guère différente de celle des autres métropoles européennes. À cela près que son énergie et ses initiatives contribuent à changer en profondeur le quotidien de nombreux autres citoyens. Loin des clichés, la société roumaine ne cesse de surprendre par son modèle singulier et ne ressemble décidément plus en rien à celle découverte par les observateurs extérieurs au lendemain de la chute du Mur.

Vignette : Des enfants dans la commune de Corbeni (photo libre de droits, pas d'attribution requise).

* Irène COSTELIAN est politologue, spécialiste de l’Europe de l’Est et des mythologies nationales.

244x78