Roumanie : une société civile sous tension

Dans la nuit du 30 octobre 2015, un incendie se déclare pendant un concert dans un club du centre de Bucarest. Le bilan, de 63 morts et 148 blessés, déclenche de gigantesques manifestations dans tout le pays pour dénoncer la corruption des autorités et la désorganisation des services de secours. La colère de la rue provoque la démission du gouvernement, le 4 novembre.


 panorama taken in Piața Universității in Bucharest on November 5th, 2015, showing the protests in the square. Cropped versioLes manifestations liées au drame du club Colectiv sont un nouvel épisode des mouvements de mécontentement populaire qui secouent la Roumanie depuis quelques années : contestation des politiques d’austérité en 2012, protestations contre le projet minier de Roșia Montană[1] en 2013, manifestations pour la défense du droit de vote des Roumains vivant à l’étranger en 2014. Longtemps considérée comme politiquement apathique, la société roumaine se mobilise, provoquant la démission de gouvernements contestés, l’arrêt de projets impopulaires ou influençant le résultat d’une élection majeure. Ce réveil est souvent perçu de l’extérieur comme la traduction d’une volonté de rupture avec le système politique hérité du communisme. Il serait une preuve de l'européanisation de la société. Sans être inexacte, cette approche minimise l’hétérogénéité de ce mouvement de fond.

Des revendications communes

Lors de la campagne présidentielle de 2014, le Parti socialiste démocrate (PSD) du Premier ministre Victor Ponta, pourtant largement favori, est accusé d'adopter tous les travers de la politique « à l'ancienne ». Commentateurs et personnalités de la société civile dénoncent les pratiques presque féodales de sa campagne : achat de voix, utilisation de réseaux d'influence, notamment en milieu rural, organisation de fêtes populaires ou distribution de vivres auprès des plus défavorisés. Plus largement, les critiques portent sur les usages de tous les partis traditionnels : népotisme, discours utilisant tous les clichés nationalistes, mainmise sur les médias, collusion avec les milieux d’affaires ou volonté de reprise en main d’une justice de plus en plus efficace dans sa lutte contre la corruption.

Le Parti national libéral (PNL), principal adversaire du PSD, est lui aussi un parti du système[2]. Son candidat Klaus Iohannis apparaît néanmoins comme un homme différent. Peu disert, sobre, cet ancien professeur de physique est issu de la minorité allemande de Roumanie. Il est luthérien, marié mais sans enfant dans un pays paternaliste et majoritairement orthodoxe. Sa principale carte de visite est sa réussite en tant que maire de la ville de Sibiu. Au fil de la campagne, ces handicaps deviennent des avantages et K. Iohannis se voit paré d'une image d'homme honnête, de gestionnaire efficace et compétent, voire d'occidental moderne.

Les résultats du premier tour placent V. Ponta en tête (avec 40 % des voix contre 30 % pour son rival). Ils provoquent des manifestations massives dans les grandes villes. L’élément déclencheur est le scandale provoqué par la catastrophique organisation du vote de dizaine de milliers de Roumains établis à l’étranger. Sans possibilité de voter par correspondance, ces citoyens sont obligés d’attendre pendant des heures devant les ambassades ou les consulats pour exercer leur droit, parfois en vain. De fait, le PSD est soupçonné d’entraver le vote d’une diaspora qui lui est traditionnellement hostile.

Le mécontentement rassemble opinions et sensibilités diverses: citoyens en attente de changement, libéraux lassés par ceux qu’ils considèrent comme des héritiers du système communiste mais aussi écologistes et partisans d’une nouvelle gauche très active dans le mouvement associatif. Le sociologue clujois Florin Poenaru résume bien cette situation apparemment paradoxale : « Le vote pro-Iohannis n'est pas un vote politique, c'est un choix culturel. » Malgré son statut de favori, un parti solide et un bilan économique satisfaisant, Victor Ponta sera bien victime de ce choix culturel. Le 16 novembre 2014, Klaus Iohannis est élu Président avec plus de 54 % des voix[3]. La société roumaine vient alors de prouver de façon spectaculaire qu’elle sait rejeter ce qu’elle ne veut pas. Mais son hétérogénéité rend difficile la détermination de ce qu’elle veut !

Une société civile en mutation

Dès la chute du régime socialiste, la société civile s’est montrée capable d'influencer le jeu politique mais elle est aujourd’hui en pleine transformation. Les leaders d'opinion des années 1990 sont portés par une idéologie libérale, élitiste, pro-occidentale et atlantiste. Ils sont issus d'un courant de pensée largement construit sur l'anticommunisme. À la chute de N. Ceaușescu, certains s‘organisent au sein du Groupe de Dialogue Social (GDS), qui aura une forte influence intellectuelle et politique. Il jouera un rôle crucial dans l’élection d’Emil Constantinescu au scrutin présidentiel de 1996 ou dans la défaite du Premier ministre Adrian Nastase lors de celui de 2004. Héritier désigné de Ion Iliescu, il perdra contre Traian Băsescu, alors maire de Bucarest. Ce dernier, candidat d’une alliance de centre droit, portait les espoirs de ceux qui voulaient rompre avec les pratiques népotiques du PSD et souhaitaient (déjà) voir la Roumanie se transformer en une société « européenne ».

Dans le courant des années 2000, une nouvelle vague de leaders d'opinion commence à s'exprimer sur de nouveaux thèmes. On assiste dans les grandes villes à une mobilisation pour la défense du patrimoine urbain et pour un aménagement plus humain d’agglomérations en plein boom immobilier[4]. L’hostilité au pharaonique projet minier de Roșia Montană est un autre exemple de mobilisation réussie. Le développement d'une classe moyenne s’accompagne d‘une augmentation de la sensibilité aux enjeux écologiques et d’une plus grande responsabilité civique et sociale. Il ne s’agit plus tant, pour la société civile, de mener une guerre contre les réminiscences du régime totalitaire que de s’opposer aux dérives de la période de transition et aux excès du nouveau capitalisme, caractérisé par un individualisme forcené et une absence totale de responsabilité sociale ou environnementale[5].

Le groupe CriticAtac est un bon exemple de cette diversification idéologique. Groupement de jeunes intellectuels se revendiquant de gauche, il propose un nouveau regard sur la situation politique et sociale. CriticAtac s’oppose à la doctrine anticommuniste du GDS, jugée comme une obsessions dépassée qui aveugle les intellectuels « officiels » et empêche tout véritable débat d'actualité. Pour le GDS, les jeunes de CriticAtac sont des marxistes qui entretiennent des sympathies coupables pour la Russie. Les grandes figures du GDS sont aujourd'hui moins influentes mais le courant libéral, sous une forme plus pragmatique et moins intellectualisée, reste vigoureux notamment au sein des classes moyennes urbaines qui ont pleinement bénéficié de l’entrée de la Roumanie dans l’Union européenne.

Autour du refus d’une société corrompue et contrôlée par des élites discréditées, des alliances de circonstance peuvent néanmoins se nouer mais leur fragilité est évidente : Entre les deux tours de l’élection présidentielle, une vidéo publiée par le site du journal Adevărul a provoqué la discorde entre les différents courants hostiles au Premier ministre. Interrogée dans la rue sur ses choix électoraux, une quinquagénaire modeste y expliquait péniblement pourquoi elle pensait voter pour V. Ponta. Cette vidéo a déclenché des torrents de commentaires injurieux sur les réseaux sociaux illustrant l'angle d'attaque fréquemment choisi par la droite : V. Ponta était le candidat des catégories défavorisées, des vieillards, des ruraux et des ignorants. Pour leurs alliés de circonstance, ce discours révélait le racisme social et le manque de compassion de l'électorat de droite. Cela montrait aussi le paradoxe qu’il y avait pour eux à soutenir un candidat qui, politiquement, n’était pas le leur.

Une radicalité nouvelle

La mobilisation contre le PSD et V. Ponta a mis en évidence l’existence de deux « gauches » : une gauche officielle et une « nouvelle gauche », sans représentation politique, plus libertaire, atomisée mais influente dans le débat public. La chute du PSD fut pour elle une excellente occasion de montrer qu'elle n’avait aucun rapport avec ce parti discrédité. Il est peu probable que ses animateurs rentrent prochainement dans l'arène politique, plus enclins qu’ils sont à garder une posture de « citoyens vigilants » prêts à se mobiliser quand le besoin s’en fait sentir, y compris contre le Président qu'ils ont contribué à élire.

Un discours radical renaît aujourd’hui en Roumanie. Il dénonce la façon dont le pays a été intégré à l'UE, la volonté supposée de maintenir une main d'oeuvre à bas coût au profit des multinationales, le risque que la Roumanie devienne « une colonie économique » et une politique étrangère trop atlantiste. Cette radicalité n’est toutefois pas l’apanage de la gauche.

En effet, on assiste aussi à l’émergence d'une droite dure, antilibérale, anti-européenne, orthodoxe et nationaliste portée par des personnalités comme l'acteur Dan Puric ou par un fort activisme en ligne. Cette mouvance a une influence grandissante, notamment chez les jeunes[6].

L’activisme protéiforme de la société civile illustre un renouveau des idées politiques et sociales en Roumanie. Quelque peu revenue de la fascination consumériste, souvent désenchantée du modèle européen et révoltée par les excès d'une trop longue transition, la société roumaine est demandeuse de valeurs nouvelles et de modèles différents. L’ « européanisation » de la société si souvent évoquée ne peut plus désigner la seule volonté de rompre avec l’héritage totalitaire. Elle est aujourd’hui l’écho de cette volonté de changement qui bruit à travers tout le continent. Une indignation commune, porteuse d’espoirs mais aussi de dangers.

Notes :
[1] Voir Horia-Victor Lefter, « Roșia Montană : Le cyanure de la Roumanie »Regard sur l’Est, 15 octobre 2013.
[2] Entre 2012 et 2014, il a ainsi formé une coalition de gouvernement avec le PSD.
[3] Fort de sa majorité parlementaire, V. Ponta restera néanmoins Premier ministre jusqu’en novembre 2015.
[4] Vincent Henry, « Sauver Bucarest : Des citoyens au secours de leur ville »Regard sur l’Est, 1er juillet 2012.
[5] Voir à ce sujet le film d'Alexandru Solomon Kapitalism, reteta noastra secreta.
[6] «Romanian Youth», Center for Urban and Regional Sociology, Friedrich Ebert Stiftung, 2014.

Vignette : Manifestation à Bucarest le 5 novembre 2015, Place de l'université (© Gutsa).

244x78

* Vincent HENRY est doctorant à l’université Paris-Est.