La ville a également connu, au cours de son histoire récente, des transformations majeures liées à des plans de systématisation successifs ou à de grands programmes de construction. Ces transformations ont pour point commun d'avoir été lancées de façon autoritaire et sans aucun égard pour l'existant.
Une capitale prometteuse mais meurtrie
Devenue capitale du nouvel État roumain en 1862, la ville se développe rapidement à la fin du 19e siècle et est parée de tous les attributs d’une métropole moderne en plein essor : grandes avenues, constructions prestigieuses de style éclectique et villas aristocratiques ou bourgeoises. Un temps arrêté par la Première Guerre mondiale, ce développement reprend dans les années 1920. Bucarest, concentré d’expériences architecturales, fière de ses parcs et de ses constructions prestigieuses, se voit attribuer le titre de « Petit Paris ».
Mais la capitale roumaine cache mal qu’elle est aussi un lieu de conflits et d’inégalités sociales exacerbées. Derrière la façade prestigieuse, Bucarest est déjà une ville à l’urbanisme chaotique où cohabitent une élite bien installée et une population pauvre qui a récemment quitté les campagnes et qui vit dans des conditions fort précaires.
Pour répondre au besoin croissant d’aménagement urbain lié notamment à cet exode, de grands travaux de modernisation sont menés pendant l'entre-deux guerres. On redessine le tracé des grands axes et on multiplie les constructions les plus modernes pour l’époque.
L’après-guerre est marqué par la construction des grands ensembles périphériques typiques de l'époque socialiste. La surface de la ville augmente considérablement au fil de la construction des barres d’immeubles, les fameux « blocs » dans lesquels se concentre aujourd’hui la grande majorité des habitants de la ville.
Arrivé au pouvoir en 1965, Nicolae Ceausescu va profondément changer l’aspect de la capitale roumaine. Suite au tremblement de terre meurtrier de mars 1977 qui fit plus de 1 500 victimes, il lance son grand projet de « centre civique » dont le cœur est occupé par le Palais du Peuple, deuxième bâtiment de la planète en surface, ainsi que d'une des plus grandes avenues au monde, le boulevard de la Victoire du socialisme, et d’autres bâtiments monumentaux comme ceux de l’Académie roumaine ou de la Bibliothèque nationale. Une surface de 8 kilomètres carrés de quartiers anciens est rasée pour laisser place au rêve de grandeur du Conducator.
Une liberté ravageuse
Profondément meurtrie par cette dernière expérience, Bucarest est désormais confrontée non plus à des plans de transformation urbaine autoritaire mais à une spéculation immobilière féroce dont les effets sont peut-être encore plus délétères et destructeurs sur une ville dont le développement semble échapper à tout contrôle.
Depuis vingt ans, la ville se heurte à trois problèmes majeurs: son développement a fait disparaître la moitié des espaces verts existants. Rien n’est épargné par la fièvre de construction dans cette cité en chantier permanent : parcs, jardins et cours laissent place au béton. En outre, la circulation automobile a explosé. Le système de transports publics, archaïque[1], ne répond plus aux besoins des habitants et le parc automobile a augmenté de façon exponentielle. Près d’un million de véhicules circulent quotidiennement dans la capitale, l’asphyxiant au sens figuré comme au sens propre puisque Bucarest bat tous les records européens de pollution de l’air. Les difficultés de stationnement sont devenues proverbiales et les temps de déplacement tout à fait imprévisibles. Le service des ambulances de Bucarest a calculé que le temps de transport moyen d’une urgence médicale était passé de 12 minutes en 2002 à 35 minutes en 2006. Outre la fascination pour l’automobile individuelle, symbole de réussite sociale, l’extrême concentration des activités économiques en centre-ville explique cette triste évolution. Enfin, alors que les prix des terrains et de l’immobilier ont augmenté de façon exponentielle, avec un pic dans les années 2005-2008, le patrimoine architectural disparaît sous les lames des bulldozers.
En dépit des règles d’urbanisme pourtant en vigueur, les maisons du 19e siècle qui faisaient le cachet de la ville laissent place à des constructions modernes. De grandes tours sont érigées en plein centre-ville, aux abords immédiats de monuments historiques ou de lieux de culte. Dès les années 1990, les fondations de la grande église arménienne se trouvent gravement menacées par la construction d’une tour de bureaux sortie de terre illégalement dans l’immédiate proximité du lieu de culte. Dix ans plus tard, la cathédrale catholique Saint Joseph connaîtra le même sort. Deux exemples symboliques d’une fièvre immobilière qui n’épargne rien. Au pire de la bulle immobilière, les destructions de maisons anciennes se succèdent. Certaines sont rasées de nuit sans aucune autorisation, d’autres laissées à l’abandon, volontairement dégradées par des propriétaires qui espèrent qu’elles seront jugées suffisamment dangereuses pour être démolies. Le patrimoine industriel n’échappe pas à cette tendance. Un symbole de l’essor économique de la fin du 19e siècle, le moulin d’Assan[2], situé dans un quartier central, attire toutes les convoitises bien qu’il soit classé monument historique. Entre 1999 et juin 2012, l’immense bâtisse a été à trois reprises la proie d’incendies mystérieux... Quand on ne détruit pas, on modernise et les marchés de plein air traditionnels sont particulièrement visés : Amzei ou Obor ont ainsi été installés dans des hangars aux couleurs criardes, « respectueux des normes d’hygiène » et, surtout, hautement rentables pour leurs propriétaires.
Un sentiment d’impuissance avant le réveil de la société civile
Devant cette frénésie de destruction, les autorités municipales semblent impuissantes, souvent indifférentes, parfois complices. De nombreuses causes sont invoquées : législation complexe, manque de coordination entre la ville et le ministère de la Culture, en charge du patrimoine, dérogations au plan d’occupation des sols et obtentions illégales d’autorisations de constructions, corruption généralisée, manque de moyens pour poursuivre les coupables d’infraction.
Pendant une longue période, seules quelques voix se sont élevées contre cette dérive, notamment celle de l’historien Andrei Pipiddi qui, chaque semaine depuis des années, relate une nouvelle destruction irréversible dans les colonnes de l’hebdomadaire Dilemna Veche[3].
Alors que le passé de la ville s’efface progressivement et que les atteintes à la qualité de vie deviennent de plus en plus évidentes, la société civile va lentement trouver sa place dans le débat sur l'aménagement de la ville, à partir des années 2000. Les premiers grands mouvements d’opposition vont d’abord se mobiliser autour de la défense des espaces verts restants. De nombreux citoyens vont ainsi s’insurger contre le projet d’édification de la « cathédrale du peuple », une construction monumentale voulue par l’Église orthodoxe de Roumanie et un moment envisagée au cœur d’un des plus grands parcs centraux, le Parc Carol[4]. Une autre affaire attirera les foudres de la population et d’une partie des médias, celle du parc Bordei, à l’issue de laquelle un homme d’affaires controversé, Costica Constanda, allait devenir le symbole de ce que les Bucarestois nomment les « requins immobiliers » : en 2003 et suite à une transaction complexe, l’homme d’affaires avait pu obtenir de la mairie la propriété de plus de trois hectares de ce parc situé au nord de Bucarest pour y construire un complexe résidentiel. L’affaire, qui révélait au grand jour les relations troubles entre promoteurs et autorités locales, contribua largement à l’apparition d’un mouvement structuré contre de nombreux projets jugés dommageables à la vie des habitants et à leur patrimoine commun. Le projet fut finalement abandonné.
Il faudra néanmoins attendre 2009 pour voir une grande manifestation réunissant plus de 10 000 personnes venues protester contre le projet Cathedral Plazza, grand centre commercial érigé dans le voisinage immédiat de la cathédrale Saint Joseph. Les communautés religieuses de toutes confessions et des personnalités des médias, de la culture mais aussi des hommes politiques se mobilisèrent pour demander l’arrêt du projet et la démolition du centre commercial. Après un long conflit juridique, la Cour d’Appel a demandé la destruction du bâtiment en juillet 2011.
Du constat à l’action
À la fin des années 2000, les étudiants de l’Académie d’architecture dressent l’inventaire du patrimoine en péril tandis que des associations se créent pour défendre l’identité de la ville et le bien-être malmené de ses habitants. Ils recensent 24 000 demeures ayant une valeur architecturale laissées à l’abandon ou menacées de destruction. Une grande campagne est alors organisée pour présenter au public ce patrimoine en danger, elle prend pour titre Casele care pling (« Les maisons qui pleurent »). Le phénomène commence à être largement relayé par les médias.
Parmi les nombreuses associations de citoyens, Salvaţi Bucureştiul (« Sauvez Bucarest ») va se montrer particulièrement efficace et réussir à fédérer en grande partie les actions des uns et des autres. Dirigée par le mathématicien Nicusor Dan, l’association se porte partie civile pour attaquer les projets illégaux, un combat difficile mais qui porte ses fruits. L’association devient la bête noire des promoteurs immobiliers mais aussi de certains édiles contrariés dans leurs projets, le premier d’entre eux n’étant autre que le maire de Bucarest lui-même, Sorin Oprescu. Salvaţi Bucureştiul parvient à faire modifier la loi sur l’urbanisme qui interdit désormais « la construction d’immeubles détruisant le profil et l’harmonie d’une rue ou d’un quartier ».
En 2010-2011, l’association est le fer de lance de l’opposition au projet d’axe routier nord-sud porté par le maire de Bucarest dont le rêve est de « pouvoir traverser la ville en voiture en moins de vingt minutes ». Malgré une longue bataille juridique, l’association ne parvient qu’à préserver une partie de la zone traversée et évite, au moins provisoirement, la destruction d’un vieux marché couvert, les halles Matache.
Salvaţi Bucureştiul réussit néanmoins à se faire le porte-voix d’un sentiment de plus en plus fort parmi les Bucarestois, celui d’être dépossédés de leur ville et de leur identité. Aujourd’hui, les initiatives se multiplient pour envisager la ville autrement et de plus en plus de jeunes se mobilisent en faveur de cette cause. Des projets prennent forme, tel celui de l'architecte Tudor Frolu qui réussit à investir dans la restauration d'un bâtiment emblématique voué à la destruction, la Bourse des marchandises. Cet immeuble massif en briques érigé en 1898 est en train d’être transformé en « espace des industries créatives », un lieu d’expositions et de manifestations culturelles et artistiques, contribuant à la revitalisation d'un des plus vieux quartiers de Bucarest, Rahova.
Un long chemin à parcourir
Les associations de sauvegarde passent peu à peu de l’opposition à la proposition. Le rapport choc de Salvaţi Bucureştiul publié en 2008 et intitulé « Bucarest, un désastre urbain » a été suivi d’un « pacte pour Bucarest » signé par l’ensemble des associations œuvrant pour la sauvegarde de la ville -dont des associations d’urbanistes ou d’architectes mais aussi d’investisseurs. Le pacte a par ailleurs reçu de nombreux soutiens internationaux. Certes sans valeur juridique, il s’agit d’un ensemble de propositions qui constitue un projet complet pour le devenir de la capitale roumaine: préservation et valorisation du patrimoine, développement des transports publics, meilleure répartition des zones d’activité, mixité sociale, lutte contre le trafic automobile sont autant de points abordés dans ce document, qui propose une vision globale qui manquait cruellement jusqu’alors.
La prise de conscience de la fragilité du patrimoine bucarestois et celle des dégâts provoqués par son évolution récente progressent. La lutte s’annonce cependant longue et difficile. Nicusor Dan s’est récemment présenté aux élections municipales[5] : malgré une campagne remarquée, il a obtenu moins de 5 % des voix, tandis que Sorin Oprescu, lui, a été réélu au premier tour.
Notes :
[1] Depuis quelques années de grands travaux d’infrastructures ont néanmoins été réalisés pour répondre au problème chronique de la circulation automobile. C’est notamment le cas du passage Bassarab, un des plus grands ponts suspendus d’Europe. Après avoir vu sa réalisation ralentie par des problèmes juridiques liés aux expropriations nécessaires, il a été ouvert à la circulation en juin 2011 et a permis une fluidification du trafic dans la partie nord de la capitale. L’extension du réseau de métro est également prévue avec notamment une liaison directe entre l’aéroport international d’Otopeni et le centre-ville.
[2] Construit en 1853, il fut le premier moulin à vapeur de Roumanie. Il est classé monument historique et est inscrit sur la liste du patrimoine national. Le terrain qu'il occupe est estimé à plus de 45 millions d'euros.
[3] Le vieux dilemme, l’hebdomadaire phare de l’intelligentsia roumaine.
[4] Finalement, le Parc Carol a été abandonné et la cathédrale est actuellement en chantier dans le terrain situé derrière la Maison du Peuple, face au Marriot. Voire notamment www.catedralaneamului.ro.
[5] Élections locales du 8 juin 2012.
* Vincent HENRY est diplômé de l’IRIS et traducteur
Vignette : "Maison qui pleure" (© Viorica Malai)
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