Enquête au cœur de la Russie multiethnique : les Tatars de Saratov

Nous voici à 1 000 kilomètres au sud de Moscou, à Saratov, capitale de l’oblast éponyme. A la lecture des statistiques officielles, les Tatars n’y seraient qu’une entité ethnique anodine. Une parmi les dizaines d’autres qui composent cette région de la moyenne-Volga. Son influence outrepasse pourtant largement son a priori discrétion. Historiquement présents et aujourd’hui parfaitement intégrés, les Tatars y jouent un rôle socio-économique et politique irréfutable. A l’heure de sentiments anti-tchétchènes et anti-musulmans croissants, comment la communauté tatare de confession islamique assure-t-elle sa pérennité ? Sa position délicate entre Moscou, Kazan et le sulfureux Caucase, doit-elle laisser penser à une nationalité effacée ou prête à la tolérance multiethnique ? Enquête.


Le 9 mai 2004, à l’occasion du jour de la Victoire célébrant la défaite de l’Allemagne nazie, Saratov a inauguré son village multinational.

Construit sur la Cokolovaya Gora, la plus haute colline de la ville, à quelques pas du musée militaire, ce site folklorique abrite toute une série de maisons traditionnelles, dont une habitation tatare. Rien de surprenant si l’on considère la multiethnicité de la région. Pourtant, à bien y regarder, la portée politique de l’événement est aisément déchiffrable.

Symptomatique des classiques luttes de pouvoir entre gouverneur et maire de la capitale régionale, le choix d’établir ce village revient à Dimitri Ayatskov, gouverneur de l’oblast de Saratov. Décision prise contre l’avis défavorable du maire. Pourquoi alors avoir mis à l’honneur les ethnies de la région, notamment tatare ? Pierre angulaire de l’identité régionale, les Tatars sont historiquement présents à Saratov, la ville aux "montagnes jaunes" si l’on se fie à l’origine éthymologique tatare Sary Tau.

Mais, Ayatskov a surtout rendu hommage à une communauté au poids politique et économique aujourd’hui conséquent. En somme, l’une des dynamiques clés de la ville et de la région. Nous sommes pourtant à plusieurs centaines de kilomètres de Kazan, la capitale de la République du Tatarstan, et par là-même le centre névralgique de la culture tatare en territoire russe.

La culture tatare jusque dans les kiosques de Moscou

Si l’on devait établir une fiche d’identité de la diaspora tatare, son signe distinctif majeur, outre bien entendu la religion et la culture, serait sans nul doute son poids politique.

Quels sont précisemment les relations entretenues avec le pouvoir régional et municipal ? Vu depuis les bureaux moscovites de l’administration fédérale, l’enjeu des Tatars de Saratov est quasi inexistant. Une influence qui serait à la hauteur de l’intêret qu’ils suscitent. Partie intégrante de la culture russe, les Tatars sont pourtant présents sur l’ensemble du territoire fédéral. Il suffit de se rendre dans l’une des quatre gares centrales de Moscou pour évaluer d’un simple regard leur importance.

Dans le hall de la gare de Kazan qui dessert depuis Moscou toute la région de la Volga, un kiosque flambant neuf. Rien de plus banal. Excepté que celui-ci, situé à l’un des emplacements les plus fréquentés de la gare, propose à la vente des exemplaires du Coran, des cassettes vidéo prônant l’islam, des dictionnaires tataro-russes et autres histoires du peuple tatar. Découverte des plus surprenantes dans une Russie que l’on connaît au travers du conflit tchétchène et de la montée exacerbée de ressentiments nord-caucasiens.

Impossible d’appréhender le poids de la diaspora tatare dans une région fédérale à l’image de Saratov, sans se rendre sur place. Occasion unique de remarquer que la ville est dotée d’une maternelle et d’un gymnase tatares {gymnase : enseignement primaire et secondaire, NDRL}. Ouvert en 1992, le gymnase est situé en centre-ville, sur l’une des artères principales de Saratov. La diaspora a donc bel et bien pignon sur rue.

"Le pourcentage des Tatars dans l’administration et les pouvoirs publics est bien plus élévé que leur pourcentage dans la population de l’oblast. Le ratio est de 2,8% pour la région en moyenne, de 7% environ pour la seule ville de Saratov", explique la sociologue Nadiejda Chakhmatova.

La preuve la plus probante se trouve en haut de l’appareil politique local : en la personne de Dimitri Ayastkov, gouverneur de la région depuis 1996. Né dans la région de Baltaï, il est d’origine tartaro-mordave. Oleg Victorovitch, directeur de publication de Komsomolskaya Pravda à Saratov, ne résiste pas à la tentation de partager la dernière blague en vogue sur le gouverneur, qui cacherait tantôt son identité tatare, tantôt son identité mordave en fonction de ses intérêts à défendre. Les liens privilégiés que Saratov tisse avec Kazan, Pezan, Volgograd ou Samara rappellent le poids de l’héritage inter et intra-ethnique.

Pourtant, la région de Saratov est épargnée par les revendications nationalistes. "Car le Tatarstan n’est pas si éloigné. Nous n’avons pas de parti politique tatar à Saratov. Cette communauté soutient plus généralement Russie Unie, le parti au pouvoir", observe la sociologue Chakhmatova. "Les relations entre Saratov et Kazan ont trouvé leur expression dans le renforcement relativement récent d’échanges commerciaux, culturels ou éducatifs. Dernièrement, le représentant de l’Académie des Sciences du Tatarstan, M.Nougaev, est ainsi venu visiter les universités de Saratov. Les Tatars de Saratov participent activement au débat sur la réforme de l’alphabet tatar, la question étant d’adopter la graphologie latine ou arabe".

Influente, la communauté tatare de Saratov est paradoxalement dépourvue de porte-voix officiel. Pas de médias ou de sites Internet, comme à Kazan. Les seules publications distribuées ici, dans le cercle tatar, viennent justement de la République du Tatarstan.

Entre statistiques et réalités humaines

La diaspora tatare se place en quatrième position des nationalités les plus représentées dans l’oblast, derrière les Russes, les Kazakhes et les Ukrainiens. Mais les statistiques restent incertaines. Voire manipulées à souhait par les autorités fédérales. Pourquoi ? Assurément pour réguler le cosmopolitisme dans cette malgré tout slavitude. Les dernières données de recensement datent maintenant de 1989. Elles évaluaient alors à 52.000 le nombre de Tatars dans l’oblast de Saratov.

A titre d’exemple, il y aurait 1.765.000 pour l’actuelle République du Tatarstan et 1.120.000 pour la République voisine du Bashkirstan, dont les langues sont de la même famille. A la lecture de la Brève histoire ethnographique des Tatars de D.M. Iskhakov, publiée en 2002 à Kazan, 5.543.000 Tatars vivraient aujourd’hui sur le territoire fédéral russe.

Retour à Saratov. Roma, Rinat, Aflia, Marat et Ruslan ont tous la vingtaine. Ils partagent une identité ethno-culturelle commune. Baignés depuis la jeunesse dans la notion de famille et de respect des parents, ils sont à eux cinq les représentants de la multiplicité identitaire tatare.
Etudiante en droit international, Aflia a choisi de porter le voile et de se dévouer à la religion. Fidèle de la grande mosquée et des prédications du vendredi, ressassant à chaque occasion les paroles du Prophète, elle est pourtant d’une ouverture d’esprit à en faire rougir plus d’un.
Photographe de profession, Roma a, lui, préféré changer de nom. Allant jusqu’à choisir l’orthodoxie pour religion. Rejet d’un carcan trop pressant de la culture tatare ? Peut-être. Sa famille n’est pas au courant de sa révocation confessionnelle. Un secret inavouable dans une communauté qui met une point d’honneur à perpétrer la tradition religieuse et culturelle par la langue, le respect de l’islam et la connaissance de l’histoire tatare.

L’histoire tatare justement. Ukek, l’ancienne cité mongole, en est le meilleur symbole de la région. Les peuples de la Horde d’Or qui contrôlaient la région aux XIIIe et XIVe siècles dominaient la Russie, il y a 750 ans, des rives du Danube aux confins de la Chine. Les Khans tatars, descendants de Gengis Khan, y bâtirent un empire stable. Construite entre 1240 et 1250, Ukek est une des cités les plus anciennes de la Horde d’Or. Elle fait aujourd’hui partie intégrante du patrimoine russe.

La culture tatare outrepasse elle-aussi les barrières invisibles de la communauté, pour toucher un public plus vaste. Chaque année, début juin, les Saratoviens célèbrent la fête nationale tatare du ‘’Sabân Touïe’’, au village d’Oust-Kourdioum. Un événement qui rassemble Tatars et non-Tatars autour de jeux et rituels populaires.

Saratov, ville multiethnique. Ville ouverte. Et pourtant, ville fermée à l’époque soviétique pour ses usines militaires. Les rues Moskovskaya et Nemetskaya sont remarquables de cosmopolité, bordées d’un savant mélange de bâtisses du siècle dernier, d’architecture soviétique et contemporaine. Connue pour son activité théâtrale, Saratov est une ancienne ville forte fondée en 1570 et originellement placée sur l’actuelle site d’Engels, la ville qui lui fait miroir sur l’autre rive de la Volga. Engels a, elle, été fondée en 1590 par Yvan le Terrible pour contrer les conquêtes tatares de Kazan et Astrakhan.

Quelques siècles plus tard, la culture tatare est toujours rayonnante. Une Académie des Sciences tatare a même été créée en mars 2003. Et vient de célébrer son premier anniversaire. Son directeur, Rashitov Fried Aïnievitch, qui n’est autre que l’un des chefs intellectuels de la communauté tatare de Saratov, dresse un bilan plutot favorable indiquant diverses publications d’ouvrages sur l’histoire et la culture tatare.

La messe en tatare

Pour le vice-imam de la grande mosquée de Saratov, un millier de fidèles assiste régulièrement à la prière du vendredi, dans une salle pourtant prévue pour accueillir 850 personnes.

Parce qu’un tiers des fidèles est tatar, la messe se fait en toute logique partiellement en langue tatare. Plus surprenant, l’imposant lustre de cristal de la salle de prière a été offert par le gouverneur. Un cadeau d’une valeur de plusieurs centaines de milliers de roubles, produit par l’usine locale Textiklo.

Commencée il y a preque dix ans, la construction de la grande mosquée devrait s’achever prochainement. Reste quelques murs sans peintures, une salle d’ordinateurs qui attend toujours ses ordinateurs et, peut-être le plus important, le minaret à poser.

Le gros œuvre et les travaux d’intérieur ont été financés par des sponsors le plus souvent privés. C’est non sans fierté que le vice-imam fait mention de la salle de prière des femmes, financée par des businessmen du Daguestan, des Tatars comme le directeur de l’entreprise Narat et le directeur du marché nord de Saratov. Le principal bailleur de fonds reste la Banque Mondiale du Développement de l’Islam. Sans oublier, note le vice-imam, le businessman tchétchène Akhmed. Inutile d’en savoir plus. Les détails sont passés sous silence.

Au rez-de-chaussée, une librairie sommaire propose sur ces étales des articles classiques, entre versets du Coran et voiles, mais aussi des calendriers en tatar et des dictionnaires russo-tatares.

Cooptation et empire économique

Sur les quelque 15.000 Tatars qui habitent la capitale régionale Saratov, certaines figures clés n’échappent pas aux sempiternelles accusations d’activité mafieuse ou de clientélisme.
Pour Vladimir Alexandrovitch, rédacteur en chef du journal d’opposition Rasklag gazeta, l’inspecteur fédéral Rinat Khalikov et le gouverneur Dimitri Ayatskov entretenaient jusque très récemment des relations étroites. Quant à Kamil Abliazov, président de la très puissante holding Narat, et Mintimer Shaïmiev, le président du Tatarstan, ils auraient agi en sous-main pour placer Khalikov au poste d’inspecteur fédéral, un poste clé de la Maison blanche régionale.

Politique et économie ne peuvent être dissociées. Comme s’il en était besoin, Kamil Abliazov en fait la preuve. A 56 ans, le directeur de la firme Narat est aussi le représentant de la République du Tatarstan et de Bashkirstan pour les oblast de Saratov, de Volgograd et de Peznan.

Chapelet à la main et chéchia vissée sur la tête, Abliazov en impose. Il a orné son bureau de drapeaux tatar, bashkir et d’une tapisserie représentant le héros kazakh Akin. Depuis son bureau saratovien, à deux pas de la place Lénine, il dirige un réseau de 250 entreprises en Russie, avec des actions et intérêts dans le domaine du pétrole.

Figure de proue de la diaspora tatare de la région, il aurait notamment financé la construction de la grande mosquée. Il serait aussi l’un des dix businessmen les plus influents de la région. Derrière avec Roudionov le Russe et Pipia le Géorgien.

Par Célia CHAUFFOUR à Saratov (Russie) - Caucaz.com