Confession islamique, réalité politique et poids économique régional : la fiche d’identité des Tatars de la région de Saratov laisse apparaître une communauté affirmée et intégrée. Sans risque a priori d’acculturation ou de rejet par la majorité slave et politique. Comment les Tatars de Saratov évoluent-ils dans une Russie de plus en plus soumise à la verticale du pouvoir contrôlée par Vladimir Poutine et où la peur du terrorisme et les ressentiments anti-tchétchènes et anti-musulmans ne font que croître ? Explications avec Nadiejda Vladimirova Chakhmatova, docteur en sociologie
Comment les Tatars sont-ils perçus par les autres nationalités ?
Plus de quatre-vingt nationalités sont représentées dans la région de Saratov : l’attitude générale envers les Tatars est la même que celle que l’on peut observer auprès des autres ethnies.
Lors d’une enquête publique récemment réalisée sur la perception des nationalités entre elles, tous, depuis les Kazakhes aux Arméniens, ont exprimé l’entente et la symbiose. Une opinion publique a priori positive, relayée par une presse acquise à la multinationalité.
Les différentes composantes ethniques de la région ont bien compris qu’il était préférable de développer sa propre culture plutôt que de la confronter à une autre. A cette tolérance, s’ajoute la présence historique de l’ancienne capitale mongole Ukek, à quelques kilomètres de Saratov. Les Tatars sont réellement perçus comme des autochtones.
Les Tatars forment donc une communauté bien intégrée. Voire trop ?
Elle est bien intégrée en effet. On peut même dire mieux que les autres nationalités.
Mais en dépit d’absence de conflits ouverts entre les diverses communautés, il y a des nationalités auxquelles l’on accorde une confiance ‘’acquise’’ et d’autres, comme les musulmans ou les Caucasiens, qui suscitent la méfiance. Les Tatars font partie de cette seconde catégorie.
L’intégration des Tatars ne doit pas faire redouter une éventuelle assimilation. Bien sûr, Ils la craignent. Mais elle n’aura pas lieu. Ils gardent attentivement leur culture, leur langue et leurs valeurs religieuses. S’ils n’ont pas été assimilés quand ils étaient en bas de l’échelle sociale, ils n’ont rien à craindre maintenant.
Y a-t-il assimilation populaire entre Tchétchènes et Tatars du fait de leur religion commune ?
Non, les Tchétchènes subissent une attitude foncièrement différente, et généralement négative. Si les Tatars sont historiquement présents et implantés dans la région, depuis plusieurs siècles, les Tchétchènes sont eux considérés comme des immigrés.
Mais l’intégration sociale des Tatars est somme toute récente?
Durant cette dernière décennie, ils ont considérablement augmenté leur niveau social. Jusqu’au milieu du XXe siècle, ils étaient pour la majorité balayeurs dans les rues, et constituaient une des classes les plus pauvres, en bas de l’échelle sociale.
Des années 1950 aux années 1990, ils ont entamé un processus d’ascension sociale. Ils ont commencé à investir des secteurs de l’économie locale, en premier lieu les marchés, notamment de viande. Ils étaient vendeurs et producteurs.
Depuis 1990, la situation a considérablement évolué. Ils ont pénétré d’autres sphères du commerce. Des entreprises strictement tatares sont apparues, à l’image de NARAT –grande firme d’ammeublement qui a ensuite diversifé ses activités.
Si la communauté est restée géographiquement concentrée, notamment dans la région de Klebioutchev Ovrat, on a vu apparaître de nombreuses villas luxueuses.
Comment expliquer cette ascension sociale et économique ?
Leur pénétration d’autres sphères du business et de la politique a commencé à s’intensifier avec l’arrivée du gouverneur Ayatskov, en 1992. Les Tatars ont aidé le gouverneur, dont la mère est tatare, à accèder au pouvoir, en lui apportant un important soutien financier. Vous connaissez les rouages actuels du pouvoir en Russie. Il repose sur le clientélisme et consiste à privilégier ses proches. Ayastkov a fait de même avec son réseau tatare. Après son arrivée au poste du gouverneur, la communauté s’est donc ancrée et développée. En même temps, est apparue une organisation officielle, non commerciale, de la communauté des Tatars de Saratov. Elle gère notamment le gymnase tatar de la ville {gymnase : enseignement primaire et secondaire, NDRL}, ainsi que les relations avec la République du Tatarstan. Un changement important pour la communauté tatare puisqu’elle était jusqu’alors réunie non officiellement, et uniquement par la mosquée. Dès lors, elle a acquis une lisibilité officielle sur la scène publique régionale.
Peut-on dire que leur pénétration de la vie régionale est un phénomène en expansion ?
Si aujourd’hui, je ne peux pas avancer de chiffres officiels ou formels car les ressources humaines de l’administration ne souhaitent pas les communiquer, je peux évaluer à 20% environ leur pénétration dans les pouvoirs publics, du gouvernement à la Douma en passant par les autres administrations sous-régionales. Les Tatars sont également très actifs dans les domaines de l’éducation, de la formation supérieure et de l’économie. Autre constat révélateur de leur ascension, les fêtes populaires tatares connaissent un succès grandissant auprès des Saratoviens.
Le succès ne peut-il pas aller sans susciter de jalousie ?
D’une part, cette ascension sur la scène politique et économique a contribué à l’affirmation de leur culture, avec la création du gymnase tout en renforçant leur relation avec la république du Tatarstan. Bien sûr, elle a aussi nourri la concurrence entre les Tatars et les autres nationalités. Qu’il s’agisse de concurrence entre les deux plus importants firmes de vins de Saratov, une étant aux mains des Tatars, l’autre sous le contrôle de Géorgiens et de Tchétchènes. Qu’il s’agisse aussi de M.Piplia, le directeur de l’usine de production de vodka, marié à une Tatare et proche du gouverneur. Son usine s’est developpée avec le soutien d’Ayastkov. Il s’est enrichi, et fait aujourd’hui loger sa famille à Nice sur la Côte-d’Azur. Depuis début 2004, M.Piplia lui-même a quitté Saratov, en prévision des éventuels changements de donne que représenterait le changement de gouverneur aux futures élections prévues à l’automne.
Faut-il lire en filigrane l’avenir proche des Tatars de Saratov dans celui du gouverneur Ayastkov ? Et peut-on parler d’une politique ouvertement pro-tatare en œuvre aujourd’hui dans l’oblast ?
Si l’on se fie aux bruits de couloirs des pouvoirs publiques, quand Ayastkov partira, les Tatars perdront de leur influence. S’ils devaient quitter la sphère politique, leur accès à la scène économique serait plus ardue. La spécificité du système russe, c’est l’interaction entre pouvoir politique et économique. Deux sphères intimement liées. Le pouvoir politique assure le pouvoir économique et d’autres privilèges comme la favorisation d’événements culturels, l’accès au travail ou l’éducation.
Quant aux prochaines élections de gouverneur, des candidatures potentielles non encore enregistrées pourraient être celles de Volodine et de Khalikov. Ce dernier n’est autre que l’inspecteur fédéral pour notre oblast, lui-même tatar.
Propos recueillis par Célia Chauffour, Saratov, mars 2004.