Entre le marteau russe et l’enclume roumaine

Coincée successivement entre l'empire russe (puis l'URSS) et la Roumanie, la Moldavie (ancienne Bessarabie), n'a cessé d'être le théâtre d'un vaste mouvement de troupes au cours des deux derniers siècles. Histoire d'une région qui fut très convoitée.


carte de la Moldavie prise en étau entre la Russie et la Roumanie. Moldavie coincée entre Russie et Roumanie.Les premières traces d'occupation de la région remontent au IVe siècle av. J.C et sont attribuées aux Daces, lointains ascendants du peuple moldave, issus d'un mélange entre Roumains et Slaves. Dès lors, ces deux influences ne vont cesser d'interférer et de lutter sur le territoire qui a consacré leur union. Un va-et-vient constant a lieu sur l'actuel territoire moldave durant le dix-neuvième et le vingtième siècles: il sera successivement province russe, région roumaine, puis république socialiste soviétique avant d'acquérir son indépendance.

L'occupation russe

L'histoire de la Moldavie est difficilement compréhensible si l'on ne garde pas à l'esprit une idée précise de la géographie de la région : cette bande de terre comprise entre le Dniestr et le Prout a constitué, dès ses origines, un enjeu militaire et stratégique prépondérant pour la Russie. En 1812, lorsque la Russie s'empara de la Bessarabie, suite à la défaite du voisin ottoman, elle parvint à réaliser son vieux rêve d'obtenir un débouché maritime permettant l'accès aux détroits turcs. Dès lors commença une longue période d'occupation russe qui ne s'acheva qu'en 1917. De 1818 à 1828, une politique originale fut esquissée par le tsar Alexandre Ier, proposant à la région une autonomie assez large. Mais cette expérience fut de courte durée, sa mort (1825) y mettant terme. Malgré cette brève autonomie d'une décennie, les tensions restèrent très vives au sein de cette entité qui devint rapidement le sujet de nombreux débats et revendications territoriales. La défaite russe, à l'issue de la guerre de Crimée (1853-1856), provoqua un premier remaniement des frontières lors du Congrès de Paris (1856) : les départements de Cahul, Bolgrad et Ismaïl redevinrent moldaves ; des frontières définitives furent fixées entre la Russie et la Moldavie, le 6 janvier 1857.

Deux ans plus tard, une communauté moldo-valaque voyait le jour et, en 1861, étaient créées les principautés unies de Valachie et Moldavie, ce qui traduisait bien la volonté effective de rétablir une ancienne identité, jusque-là impossible à affirmer.Autant dire que le nouveau tracé obtenu lors du Congrès de Paris était loin de satisfaire la Russie. Celle-ci se tourna donc naturellement vers l'Allemagne et l'Autriche-Hongrie, qui avaient besoin de son soutien pour servir leur politique d'isolement de la France. Le 23 octobre 1873, l'alliance des trois empereurs fut signée, avec la promesse faite par la Russie de soutenir ces deux pays (l'alliance vola finalement en éclats en 1890) sous la condition expresse d'une rétrocession de la Bessarabie.

Les rapports entretenus à cette époque entre la Russie et la Roumanie étaient extrêmement ambigus. Lors de la guerre contre les Turcs (1877-1878), une courte alliance roumano-russe vit le jour, mais dès 1878, les relations se dégradèrent. La Roumanie hésita d'ailleurs longtemps avant de prendre part au premier conflit mondial ; en 1915, l'Allemagne proposa à cette dernière une alliance en échange d'une promesse de retour de la Bessarabie. Ce n'est qu'en 1916 que la Roumanie rompit sa neutralité pour entrer en guerre aux côtés des alliés de la Russie. Les revendications quant à l'autonomie de la région ne cessèrent pas pour autant et le 9 avril 1917, Pavel Gore créa le Parti national moldave, réclamant une large autonomie administrative, judiciaire et scolaire. La naissance de la République démocratique moldave fut finalement annoncée le 15 décembre 1917 par le conseil du pays bessarabien, toujours dans le cadre d'une République fédérative démocratique russe. Cela n'était pourtant pas suffisant et, face aux appels à l'aide, les Roumains décidèrent d'entrer en Bessarabie le 25 janvier 1918. Les Soviétiques furent alors repoussés en Transnistrie.

La période roumaine

Ce n'est que le 9 avril 1918 que la Bessarabie, confrontée à la menace bolchévique, choisit officiellement de s'unir à la Roumanie, décision confirmée quelques mois plus tard par une commission interalliée (8 février 1919), prenant "en considération les aspirations générales du peuple de Bessarabie, le caractère moldave de cette région ainsi que les arguments d'ordre géographique, ethnique, économique et historique"(1). L'avenir de cette nouvelle entité roumaine restait évidemment fragile tant que les combats entre les Russes blancs, les Polonais et l'Armée rouge n'étaient pas définitivement terminés. Les pourparlers entre Roumains et Soviétiques ne commencèrent réellement qu'en automne 1920, avec des exigences précises émanant du gouvernement roumain : "La république de Moldavie s'est constituée librement et, sous cette forme, elle a entretenu des rapports d'Etat à Etat avec les Républiques de Moscou et d'Ukraine. C'est également en pleine liberté qu'elle a proclamé son union avec la Roumanie".

L'URSS, nouvellement reconnue par les pays occidentaux, ne voulut pas céder face à la Roumanie, qui n'était plus en position de force sur le plan diplomatique ; aucun terrain d'entente ne fut trouvé mais, ayant soif de faire prévaloir des "droits historiques" sur la Bessarabie, l'URSS fonda, en 1924, une République socialiste soviétique autonome moldave (RSSAM) sur le territoire ukrainien ! L'URSS n'abandonnait pas pour autant ses vues sur le territoire moldave, comme le montre l'article 3 du pacte Molotov-Ribbentrop (23 août 1939), soulignant les droits russes sur la terre moldave. La défaite de la France, les victoires allemandes, accélérèrent seulement le processus de retour : le 26 juin 1940 un ultimatum fut adressé à la Roumanie, le 28 l'Armée rouge franchit le Dniestr. Le 2 août la République socialiste soviétique de Moldavie (RSSM) était proclamée.

Le temps des soviets

Face à l'agression soviétique, les Roumains s'allièrent logiquement à l'Allemagne et bénéficièrent de l'attaque lancée contre la Russie. Un court répit leur fut accordé, au cours duquel ils occupèrent la Transnistrie (19 août 1941-29 janvier 1944). Mais les troupes soviétiques revinrent rapidement dans la région, soutenues par les Alliés qui leur reconnaissaient le droit de récupérer la Bessarabie (traité anglo-soviétique du 26 mai 1942). Le 24 août 1944, l'armée rouge entrait à Chisinau après avoir mené une grande offensive dans le Boudjak (Tighina) et dans le nord de la Moldavie. L'armistice roumano-soviétique fut signé à Moscou le 12 septembre 1944. La République socialiste soviétique de Moldavie (RSSM) se reconstituait, au grand dam des Roumains.

Cependant, lors du traité de Paris (1947), la Roumanie ne put que reconnaître l'intégration de la Bessarabie à l'URSS ; par conséquent, plus aucun différend n'opposait apparemment les deux pays communistes. En 1964 resurgirent les vieilles rancoeurs entre les deux "États frères" au sujet de la question moldave. En effet, la rupture entre Moscou et Pékin consolida l'exception roumaine dans le monde communiste ; les propos de Mao Zedong dénonçant l'impérialisme moscovite furent alors pleinement approuvés par le gouvernement roumain qui renchérit avec la condamnation de l'ingérence soviétique et la déclaration d'une souveraineté roumaine. Le pouvoir soviétique pouvait évidemment difficilement accepter ces provocations, ce qui déclencha un durcissement des positions de de Moscou et un renforcement de son autorité au sein de la RSS de Moldavie (en 1967 une mesure interdit livres et films roumains).

Seule l'accession au pouvoir, en 1985, de Mikhaïl Gorbatchev modifia sensiblement les structures socio-politiques en RSS de Moldavie. Cette détente de l'atmosphère, inattendue, permit au Mouvement démocratique moldave, formé en grande partie d'intellectuels, d'apparaître pour soutenir la politique de perestroïka en réclamant des réformes économiques ainsi que la reconnaissance de la langue moldave (roumain) en caractères latins. De même, en mai 1989, un Front populaire moldave fut fondé par les partisans de la perestroïka, s'opposant ainsi aux positions du dirigeant du PC moldave d'alors, Simion Grossu. La tension augmenta considérablement, des manifestations de rue éclatèrent à Chisinau (notamment le 27 août 1989) faisant pression sur le Soviet de la RSS de Moldavie pour que celui-ci proclame la langue moldave "langue officielle de la RSSM". Le 31 août 1989, le Soviet suprême céda, le moldave devint la langue d'Etat et l'alphabet latin, interdit par Staline, fut réintroduit. Simion Grossu dut démissionner; il était remplacé le 10 novembre 1989 par un proche de Mikhaïl Gorbatchev, Petru Lucinshi. Une nouvelle ère s'ouvrait dans l'histoire de la Moldavie : le 27 août 1991, celle-ci accéda à l'indépendance...

A l'image de nombreux pays d'Europe de l'est récemment créés, la Moldavie a hérité d'une série de problèmes : les questions de minorités, de religions et d'identité nationale, toutes extrêmement délicates, rendent la situation de ce pays d'autant plus fragile que les deux voisins n'ont pas encore abandonné l'idée de tirer parti de la position enclavée de ce petit territoire. Une bataille d'influence se livre entre une identité roumaine, par le biais de la culture et de la langue, et une identité russo-ukrainienne établie au cours des années passées au sein de l'URSS. Vers qui se tourner ? Comment développer une identité propre sans sombrer dans une construction identitaire artificielle déjà dénoncée par certains ?

Notes :

[1] A. Ruzé, La Moldava entre la Roumanie et la Russie, l'Harmattan, 1997

Vignette : Dessin Edouard COP

* François VILALDACH est Directeur des opérations chez Straumann

Lien vers la version anglaise de l’article.

 

Pour citer cet article : François VILALDACH (1999), « Entre le marteau russe et l’enclume roumaine », Regard sur l'Est, 1er avril.

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