Issu d’une famille d’intellectuels qui s’est opposée au régime communiste, István Hegedüs a rejoint le Fidesz aux premiers temps de la démocratisation, à l’époque où le futur parti n’était qu’un mouvement de jeunesse. Il l’a quitté dès 1994 et tient désormais un discours très critique à l’égard du Premier ministre hongrois.
Pourriez-vous revenir sur votre parcours ? Pourquoi avez-vous quitté le Fidesz ?
István Hegedüs : Je suis devenu membre du conseil de direction du Fidesz à l'automne 1988 et j'ai participé à des tables-rondes, comme celle de l'opposition ou la table-ronde nationale en 1989, qui ont mené aux premières élections libres de 1990. J'ai alors été élu député du premier Parlement démocratiquement élu et, pendant trois ans, j’ai occupé le poste de vice-président de la Commission des affaires étrangères.
J'ai quitté le Parti en 1994, puis j’ai obtenu un doctorat en sociologie en 2004 et j’ai enseigné. Ma thèse de doctorat portait sur le changement politique opéré par le Fidesz dans les années 1990. J’occupe actuellement la fonction de président de l’ONG The Hungarian Europe Society et je vis entre Bruxelles et Budapest.
J'ai rejoint le Fidesz parce que, à ses débuts, c\'était un groupe politique très frais et rationnel qui rassemblait les jeunes les plus courageux de ma génération. On y parlait un langage libéral, rationnel et modéré que j'aimais beaucoup, pas un langage fanatique. Je suis issu d'une tradition dissidente et c’est avec nombre d’amis que je me suis joint au mouvement et que j’ai participé aux événements cités plus haut.
Les problèmes ont commencé relativement tôt, lorsque des conflits internes au Parti ont éclaté. Au début des années 1990, deux groupes ont émergé. Je faisais partie du groupe minoritaire qui s'opposait à Viktor Orbán et à ses amis qui avaient un style politique très différent du nôtre, souvent plus radical. Ils ont entrepris de passer d'une position libérale, qui était celle, officielle, du Parti, à une position plus droitière. Ils l'ont fait étape par étape, très progressivement. On a assisté à une centralisation du Parti, réalisée par V. Orbán et ses amis. Tout en nous présentant comme des « traîtres » au Parti, ils ont entamé une lutte nouvelle contre l'élite libérale, les intellectuels et les médias, lutte avec laquelle nous étions en total désaccord. Finalement, beaucoup de ce qui arrive aujourd’hui en Hongrie trouve ses racines dans la mutation politique du Fidesz survenue il y a une vingtaine d’années. En tant qu’ancien membre du Parti, je suis sans doute moins surpris que l’opinion publique de ce qui est arrivé au Fidesz et de l’évolution politique de ses membres.
Après avoir été très populaire au début des années 1990, et même parfois en tête des sondages, le Fidesz a fini par perdre les élections en 1994, avec moins de 7 % des votes. Mon analyse de la défaite est très différente de celle de V. Orbán. Il s’en est suivi une lutte ouverte au sein du Parti car j’ai reproché à Orbán et à ses amis d’avoir fait des choix politiques contestables, en particulier d’avoir adhéré aux thèses conspirationnistes à l’encontre de l’élite libérale et du gouvernement conservateur. Plutôt que s’opposer au gouvernement, V. Orbán et ses proches ont préféré s’attaquer aux autres partis d’opposition, tout en blâmant les élites libérales et les médias. Pour eux, il s’agissait de trouver des raisons externes à la défaite du Parti.
Après 1994, ceux qui sont restés au Fidesz ont poursuivi leur droitisation, jusqu’à devenir la première force politique de droite en 1998. Sans surprise, ils ont remporté les élections tout en abandonnant définitivement leurs vues libérales originelles. La première transformation du Fidesz venait de s’accomplir. La notion de droits individuels a progressivement cédé le pas à d’autres priorités, comme les droits collectifs, les valeurs familiales, le christianisme, le nationalisme… Plus tard, ils ont encore poursuivi leur dérive droitière en flirtant avec le populisme, l’autoritarisme et tous les autres «-ismes» de cet acabit.
Comment percevez-vous l’avenir de la Hongrie ? Pensez-vous que les manifestations puissent avoir une quelconque influence sur les forces politiques en présence en Hongrie ?
Je suis plutôt pessimiste. Il est plus que probable que V. Orbán va remporter les élections du 8 avril 2018. Non pas qu’il soit le plus populaire, loin de là. Mais parce que l’opposition est si fragmentée qu’elle n’est en mesure ni de proposer un programme alternatif de changement cohérent ni de faire émerger un véritable leader. Le principal parti d’opposition est le Parti socialiste. Il a été au pouvoir pendant de nombreuses années durant lesquelles il a perdu en crédibilité en raison de choix discutables en matière économique et sociale. Il est en outre affaibli en raison d’une rupture interne en deux groupes distincts. Le groupe minoritaire, plus libéral, est dirigé par l’ancien Premier ministre Gyurcsány. Au total, le PS pourrait récolter 25 % des voix. À titre de comparaison, la coalition gouvernementale (Fidesz-KDNP) dispose actuellement de 45 % des sièges. Il sera très difficile pour les deux groupes socialistes d’élargir leur base électorale tant leur discrédit est grand. Malgré la présence de leaders connus à leur tête, ces groupes n’offrent aucune stratégie alternative crédible. Il y a, par ailleurs, d’autres partis créés récemment, dont certains sont véritablement novateurs. La plupart se situent au centre de l’échiquier politique et tous sont plus libéraux que les anciens partis de gauche. Il y a aussi un petit Parti vert qui siège déjà au Parlement (avec 5 %). En 2014, les partis d’opposition ont tenté de coopérer sans vraiment convaincre. Il manquait, là encore, à cette coalition un leader charismatique. V. Orbán, qui disposait d’une majorité écrasante au Parlement depuis 2010, a pu ainsi la conserver malgré une perte notable de plusieurs sièges. Et ces sièges perdus ne sont pas systématiquement allés grossir ceux de l’opposition.
Quant au parti d'extrême droite, le Jobbik, il se déplace progressivement vers le centre, devenant de plus en plus modéré. La question se pose évidemment de savoir s’il s’agit d’une tactique politicienne ou d’un réel changement de convictions. C’est un processus qui ressemble en apparence à la stratégie adoptée récemment par Marine Le Pen en France. Dans la mesure où les positions de V. Orbán sont de plus en plus extrêmes, il devient difficile de déterminer lequel des deux partis est aujourd’hui le plus radical: le Jobbik ou le Fidesz. Sur la question des migrations par exemple, V. Orbán a adopté la même rhétorique que le Jobbik.
Même s’il est isolé, le Jobbik a de forte chance de préserver ses sièges au Parlement (20 % des voix lors du précédent scrutin). Le régime électoral est ainsi fait en Hongrie que quiconque remporte les élections peut théoriquement obtenir une majorité des deux tiers. Même avec peu de votes, il est fort probable que le Fidesz obtienne à nouveau cette majorité des deux tiers.
Évidemment, il reste toujours une part d’incertitude en politique et la situation peut changer très vite. Les manifestations, par exemple, peuvent avoir un impact psychologique sur le comportement des gens. Toutes les revendications des manifestants se rejoignent et il apparaît très clairement qu’elles sont tournées contre le régime. Cependant, beaucoup de ceux qui protestent (pour le respect de la liberté dans l’éducation supérieure, par exemple) ne savent pas forcément pour qui voter. Il est même possible que beaucoup décident de ne pas se déplacer aux urnes, ou que leurs votes soient fragmentés ou perdus. Au final, je ne suis pas certain que les manifestations récurrentes soient en mesure de renforcer les partis d’opposition. Les manifestations et les partis d’opposition répondent à des logiques bien distinctes. C’est pourquoi je demeure pessimiste quant à l’issue des élections à venir.
Pourquoi V. Orbán ne veut-il pas que la Hongrie quitte l’UE ?
Si V. Orbán gagne les élections, je crains que nous ne sachions pas encore ce qu’il a en tête. Connaissant son inventivité, il y a fort à parier qu’il cherche à mettre en place des mesures encore plus réactionnaires pour cimenter son pouvoir et persévérer dans la politique anti-libérale qu’il mène depuis 2010. La remise en cause de la liberté dans l’enseignement supérieur depuis un an montre qu’il y a un risque réel que d’autres problématiques fassent surface s’il devait rester au poste de Premier ministre.
La Hongrie va-t-elle rester dans l’UE ou choisir de la quitter ? C’est certainement l’une des questions les plus cruciales. Si V. Orbán se maintient au pouvoir, le plus probable est qu’il opte d’abord pour rester dans l’UE afin d’essayer d’en devenir le nouvel homme fort. Il chercherait alors à obtenir le soutien des partis les plus populistes, voire d’extrême droite, afin de prouver aux dirigeants des autres pays européens que sa politique, notamment migratoire, est la bonne. Cependant, avec l’émergence de nouvelles têtes (en France, au Luxembourg), ses chances de rallier à sa cause de nombreux leaders européens se réduisent. Même les partis européens les plus proches de ses idées (les groupes politiques de centre-droit) critiquent ses positions sur la CEU (Central European University), sur ses consultations nationales « Stop Bruxelles », sur la loi qui attaque le financement des ONG, etc. Ces trois seuls sujets, d’ailleurs, ont provoqué une importante vague de réactions de la part de la Commission européenne et du Parlement européen. Si ces réactions devaient en rester là, et que rien de plus dur n’était décidé à l’encontre de V. Orbán par les institutions européennes, ce dernier pourrait se croire suffisamment fort pour tenter d’infléchir la position officielle de l’UE sur ces sujets sensibles. À l’opposé, si des condamnations étaient prononcées à son encontre, il est fort probable qu’il déciderait de quitter de lui-même le Parti populaire européen (PPE) avant d’en être expulsé. Il soutiendrait alors que cette décision est la meilleure façon de restaurer la souveraineté nationale et deviendrait l’électron libre de l’UE en ayant enfin les coudées franches pour faire vraiment ce qu’il veut. On peut tout imaginer alors. Il pourrait, par exemple, argumenter pour faire sortir la Hongrie de l’UE dans quelques années. Ou bien encore tenter de créer un nouveau groupe au Parlement européen avec le PiS polonais qui est déjà sorti du PPE. Voire lancer une nouvelle alliance internationale populiste avec le Néerlandais Geert Wilders et la Française Marine Le Pen, entre autres. C’est précisément ce que craint le PPE qui cherche à ne pas pousser V. Orbán vers ces extrêmes.
Ce qui retient V. Orbán de s’engager dans un processus de sortie de la Hongrie de l’UE, ce sont certainement les fonds structurels européens. Or ces fonds risquent de se réduire significativement après 2020. V. Orbán pourrait alors prétendre que ça ne vaut plus le coup pour la Hongrie de rester membre de l’UE au regard des obligations imposées en matière notamment d’accueil des migrants. On peut lui faire confiance pour se choisir une rhétorique bien huilée. Techniquement, la décision de quitter l’UE pourrait même être prise dès aujourd’hui puisque le Fidesz dispose de la majorité des deux tiers au Parlement. Toutefois, une telle décision, loin d’être anodine, serait très risquée politiquement pour V. Orbán. Elle entraînerait très certainement la tenue d’un référendum. Or, tous les sondages indiquent que la population hongroise voterait alors massivement (à hauteur de 60 %) pour rester dans l’Union.
Imaginons maintenant que V. Orbán ne remporte pas les élections d’avril, ou encore qu’un événement survienne au sein du Fidesz (un coup d’État interne par exemple, même si cela est hautement improbable dans le temps qui reste avant le scrutin). Le nouveau gouvernement démocratique devrait alors faire face à de nombreux problèmes. Le premier, et non des moindres, serait de gérer la fragmentation des points de vue des forces qui le composeraient. Le deuxième problème tiendrait au fait que le régime de V. Orbán est relativement bien cimenté sur la base de la nouvelle Constitution et des nouvelles lois adoptée au Parlement. Tout cela devrait être changé, non sans difficultés. Personne ne sait comment un nouveau gouvernement pourrait se débarrasser d’un tel héritage. La première des choses serait de cesser cette lutte ouverte et insensée contre Bruxelles.
Existe-t-il des liens privilégiés entre V. Orbán et V. Poutine ?
Je crois qu’il n’y a aucune amitié particulière entre V. Poutine et V. Orbán. Pour le Président russe, il est utile de compter sur l’appui d’un dirigeant comme V. Orbán au sein de l’UE, quelqu’un qui désapprouve ouvertement les sanctions européennes contre la Russie, qui n’attaque jamais la Russie sur le respect des droits fondamentaux, qui n’approuve pas la lutte de l’Ukraine contre la Russie, qui ne reconnaît pas que la Crimée est un territoire ukrainien, etc. V. Poutine ne peut pas se passer d’un tel soutien. Non seulement, la Hongrie ne tente jamais d’arrêter les fausses informations via Russia Today ou d’autres médias, mais les médias de droite hongrois n’hésitent pas à relayer les fausses nouvelles russes.
Pour autant, je ne pense pas que V. Orbán soit un partisan loyal de V. Poutine. Il envisage plus probablement la relation entre la Russie et la Hongrie comme un moyen de négocier des prêts avantageux, de l’électricité bon marché, etc. À ce jour, rien ne vient de Russie et ce que V. Orbán qualifie d’« ouverture à l’Est » ne semble pas fonctionner, précisément parce que la Hongrie est toujours membre de l’UE. Sa stratégie est donc infructueuse. Pour le moment.
V. Orbán a trouvé dans V.Poutine un soutien de poids dans sa lutte contre Bruxelles, une forme de contre-pouvoir. Il espère probablement disposer de marges de liberté grâce à l’équilibre des forces ainsi trouvé. Personnellement, je pense qu’il s’agit d’une réalité alternative, mais il est fort probable que ce soit sa compréhension de la situation.