Entretien avec Jean-Yves POTEL

M. Potel est chargé d'enseignement à l'Institut d'études européennes de l'Université Paris VIII, chargé de mission (coopération internationale) à la DATAR[1].


Jongleur sur le mur de Berlin, 16 novembre 1989.La rupture avec le système soviétique a-t-elle été homogène dans tous les PECO ?

Ce n'est pas une rupture homogène mais c'est une rupture. La question avait été souvent discutée de savoir s'il s'agissait d'une révolution, d'une réforme ou d'une rupture. Il est à présent évident que c'est une rupture. Le système socialiste de type soviétique tel qu'il existait a été déstructuré. Pour les 24 pays concernés, la rupture a été différente. Elle a été, en Pologne ou en Hongrie, négociée sur la base d'un rapport de force favorable à la société. En Tchécoslovaquie ou en RDA, la rupture a été imposée par un mouvement social plus ou moins fort qui se heurtait à un parti borné. Dans les pays comme la Roumanie, des gens de l'appareil du parti ont voulu profiter du mouvement de révolte populaire pour faire une petite révolution de palais. Le dernier cas de figure est caractérisé par des putschs internes, une reprise en main par la partie conservatrice de l'appareil qui, s'appuyant sur l'armée, a tout recentralisé, a fait preuve de démagogie nationaliste et engendré des guerres. On peut en fait distinguer trois types de rupture, trois façons de sortir du système soviétique : l'Etat de droit et la démocratie ; l'Etat mafieux et les clans privés ; la dictature, le nationalisme et la guerre. Cela est effectivement différent de ce que prévoyait le discours occidental en 1989, à savoir l'avancée globale de la démocratie à l'Est.

De même, peut-on parler d'un seul type de transition ?

Non, il y a des transitions très différentes. En Pologne par exemple mais aussi en République tchèque et en Hongrie, il y a eu des réformes juridiques, une nouvelle constitution, des pratiques démocratiques, une ouverture économique. En Yougoslavie, la cristallisation des positions nationalistes a conduit à quatre guerres. A quelques nuances près, les dirigeants qui étaient là début 90 sont toujours en place. Pour ce qui est de l'Etat mafieux dans le cadre russe, on a pu observer la volonté de certains de construire un système démocratique et on assiste à un développement de l'économie de marché. Mais dans le même temps, un certain nombre de choses fondamentales ne se font pas, ce qui aboutit à une situation malsaine : la disparition de l'Etat en tant qu'incarnation de la loi et le développement de la mafia[2]. On retrouve donc trois types d'ambiances très différentes : une stabilisation économique et politique dans la plupart des PECO, un effondrement continu de l'économie et un jeu pseudo-démocratique en Russie et guerres, désastre, haines et pauvreté en Yougoslavie.

Des conditions à l'entrée dans l'UE ont été posées à Copenhague en 1993. On retrouve parmi elles la nécessité d'institutions stables garantissant la démocratie et la primauté du droit. Où en est l'Etat de droit dans ces pays aujourd'hui ?

La condition politique posée à Copenhague exige une constitution conforme au droit international mais pas seulement. Une constitution sur le papier ne suffit pas, une pratique démocratique doit se vérifier (séparation des pouvoirs, respect des droits de l'opposition…). Les dix candidats ont fait d'énormes progrès depuis dix ans pour constituer un Etat de droit. Ils ont mis en place des bases démocratiques, mais il y a des atteintes. La Slovaquie par exemple ne faisait pas partie de la première vague d'adhésion en raison des droits de l'opposition et des droits des minorités qui n'étaient pas respectés.

Peut-on évoquer l'existence d'une coopération régionale dans les PECO ?

On peut distinguer principalement trois regroupements régionaux. En premier lieu, le regroupement des pays riverains de la mer Baltique qui coopèrent assez bien sur l'environnement et les transports. Ensuite, un programme du même type a été lancé par les Turcs autour de la mer Noire mais cette coopération se limite à quelques échanges économiques. L'initiative la plus intéressante est celle de la Pologne et de la Tchécoslovaquie pour former le triangle de Visegrad. Le rapprochement économique s'est fait par la création d'une zone de libre échange. Le processus de partition de la Tchécoslovaquie a cependant ralenti une coopération que les trois Etats cherchent à présent à renforcer.

La coopération régionale est souhaitable et doit être développée. Cependant, un pays qui retrouve la liberté veut s'affirmer et réclame plus d'autonomie. L'exemple de la Slovaquie, que l'on disait trop petite pour prétendre à l'indépendance, prouve qu'elle avait raison de déclarer que " pour aller à Bruxelles, on n'est pas obligé de passer par Prague" .On assiste à un phénomène très intéressant de fragmentation d'un territoire puis de recomposition d'un ensemble. C'est ainsi qu'aurait du être envisagée la dislocation de la Yougoslavie.

Les deux vagues d'élargissement évoquées au Sommet du Luxembourg fin 1997 vont-elles diviser les candidats ou les rapprocher ? 

Le fait qu'il y ait deux vagues d'adhésions a fait l'objet de dures négociations. La France y voyait un retard des adhésions tandis que l'Allemagne approuvait la possibilité d'intégrer plus vite les Etats les mieux préparés. Effectivement, durant l'été 1997, la Commission européenne proposait deux vagues. La décision revient au Conseil européen qui, dans sa déclaration finale de décembre 1997, place tous les candidats sur un pied d'égalité mais maintient deux vagues. Depuis, certains pays comme la Slovaquie ont amélioré leurs performances qui avaient été jugées négatives auparavant, d'autres, après des débuts prometteurs (comme la République Tchèque) stagnent. La Hongrie et la Pologne restent en tête. Finalement, la décision qui risque d'être prise au prochain Conseil européen, en décembre 1999, va être d'ouvrir les négociations avec tous et chacun entrera à son rythme.

Ces adhésions sont prévues pour quelle date ?

Les candidats les plus pressés déclarent qu'ils seront prêts pour 2002-2003. Personnellement j'en doute. Une première vague aura probablement lieu entre 2004 et 2005. Qui sera dedans ? Les deux pays évidents sont la Pologne et la Hongrie et je pense que l'Estonie et la Slovénie s'en sortiront facilement aussi.

Les populations sont-elles prêtes à tous les sacrifices pour intégrer l'UE ? Existe-t-il un euroscepticisme à l'Est ? 

Il y a des courants anti-européens manifestes qui se mettent en place. Il y a une prise de conscience qu'une série d'ajustements nécessaires pour entrer dans l'UE a des conséquences sociales catastrophiques. Des gens sont donc inquiets. En même temps, ce mécontentement peut être polarisé par des conceptions politiques diverses. Se développe à partir de ça une conception anti-européenne, un social-populisme qui s'accroche aux traditions nationales et est souvent soutenu par les couches sociales les plus pauvres. Le mécontentement populaire se traduit par un soutien à des démagogues en tout genre. On observe aussi, mais dans une moindre mesure, une variante plus moderne qui peut s'apparenter à l'euroscepticisme britannique. Si les dirigeants de ces pays ainsi que l'UE ne pensent pas le processus d'intégration comme un processus qui va aussi améliorer la cohésion sociale et territoriale, il est évident que ça ne marchera pas. Si demain, il y a un référendum dans ces pays sur l'entrée dans l'UE, il se peut que la réponse soit non, comme on l'a vu en Norvège.

L'élargissement de l'UE va-t-il réellement engendrer un développement économique des PECO ou simplement favoriser la libéralisation des marchés et la sécurité des investissements occidentaux ?

Ces économies n'ont aucune chance de vivre refermées sur elles-mêmes. Elles ont besoin de s'intégrer dans le marché mondial, dans un ensemble plus vaste. Beaucoup ont dit que l'adhésion allait engendrer une grande crise dans ces pays. Je ne crois pas. De gros transferts financiers vont être effectués, plus élevés que le Plan Marshall. Ces pays vont en profiter comme en ont profité la Grèce, l'Espagne ou le Portugal. C'est pour eux la seule chance de moderniser leur économie. D'autre part, en même temps qu'un processus économique, c'est aussi un processus politique et de sécurité. Si demain la Pologne s'enfonce dans le marasme, c'est la catastrophe pour les intérêts européens. L'Europe doit exister en tant que masse forte, à tous niveaux, dans ce contexte de mondialisation.

La motivation d'intégrer l'UE est-elle plutôt économique ou stratégique ?

Il y a une motivation stratégique. Dans la conscience historique de ces pays, la méfiance vis-à-vis de l'ex-URSS est notable. La volonté d'être intégré dans l'OTAN traduit également ce besoin de sécurité. Ce sentiment a été renforcé par l'intervention de l'Alliance atlantique durant la guerre en Bosnie. Le choix américain d'accepter dans l'OTAN uniquement la Pologne, la Hongrie et la République tchèque est quant à lui un choix politique plus que militaire.

Une réforme institutionnelle de l'UE avant l'élargissement est-elle indispensable ?

Il n'est pas possible de concevoir une Union à 24 avec le système actuel. L'Allemagne est la plus réticente vis-à-vis de la réforme institutionnelle mais souhaite en même temps l'élargissement. Il y a donc un jeu tactique qui se crée. La France, par exemple, refuse tout élargissement tant que la réforme institutionnelle n'est pas engagée.

Entretien menée par Carole CHARLOTIN

Vignette : Jongleur sur le mur de Berlin, 16 novembre 1989 (© Yann Forget / Wikimedia Commons)

[1] Jean-Yves POTEL est l'auteur de:
POTEL, Jean-Yves, " Les retours du politique ou la démocratie à l'épreuve ", in Mouvements, Ed. La Découverte, nov./déc. 1999, N°5.
POTEL, Jean-Yves, " La reconstruction des Etats de droit ", in LHOMEL, Edith (dir.), Europe centrale et orientale : 10 ans de transformations, Ed. La Documentation Française, 1999
POTEL, Jean-Yves, Les 100 portes de l'Europe Centrale et Orientale, Les Editions de l'Atelier, Paris, 335 p., 1998.
POTEL, Jean-Yves, " La Serbie, régime hors la loi ", Le Monde diplomatique, mai 1999.

[2] Dans le cas de la Bulgarie, voir par exemple la très intéressante analyse de la transition proposée par Assen SLIM, « Quel capitalisme à l’Est ? », actes du colloque Relations sociales et acteurs sociaux à l’Est de l’IRM, L’Harmattan, Paris 25-26 novembre 1995, pp. 41-56.

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