Anatoli Vassiliev ou l’art du Verbe (1)

Dans le cadre de la célébration du bicentenaire de Pouchkine, la Maison de la Poésie a invité Anatoli Vassiliev et son Ecole d'Art Dramatique de Moscou. Ceux-ci ont présenté un spectacle à la fois poétique et musical intitulé A***- L'Album musical, en hommage à la poésie de Pouchkine et aux inspirations musicales qu'elle a suscitées.


Anatoli à droite et le président Vladimir Poutine.Quel travail avez-vous présenté ici au public ?

On s'attend de la part d'un metteur en scène qu'il invente un programme, qu'il le construise et puis qu'il le présente au public, c'est une chose naturelle. Mais le travail que vous avez vu est un travail de laboratoire, nous prenons alors le risque de décevoir le public, qui n'a pas forcément envie de voir un travail de recherche. Imaginez une personne qui va dans une crémerie pour acheter du lait, on lui dit alors que le lait vendu ici est du lait de laboratoire, il n'aura pas forcément envie d'en acheter, ce sera donc un magasin qui aura peu de clients. Ainsi, le public et le metteur en scène de théâtre ont des intérêts dans des sphères différentes.

Dans quel cadre a été créé ce spectacle sur Pouchkine ?

Ce travail de laboratoire est une expérience qui a été déjà présentée au mois de février dernier dans le cadre du festival des Jours de Pouchkine. Ce festival, qui se déroule dans l'ancien domaine de Pouchkine, a été crée il y a 7 ans par Vladimir Retsepter qui fait partie lui aussi de l'Automne Pouchkine à la Maison de la Poésie. Cet acteur de théâtre est aussi poète et directeur du Centre théâtral Pouchkine à Saint-Pétersbourg. Ainsi, chaque année en février, pour célébrer le jour de la mort du poète, se déroulent les journées Pouchkine, près du mont Pouchkine; on y sert une messe sur sa tombe, près de laquelle sont réunis tous les spécialistes du poète, des musiciens et des gens de théâtre.

Qu'étudiez-vous avec vos élèves dans votre laboratoire théâtral ?

Le comédien dans mon théâtre étudie son métier dans différentes directions et sur plusieurs terrains: il y a le terrain de l'action physique, de l'improvisation plastique, le terrain de l'action verbale, de la parole, et le terrain de l'art vocal. Je vous en cite trois mais il y en a d'autres. Un même comédien étudie tous ces terrains, et en fonction de ses dons, il va être plus ou moins bon sur tel ou tel terrain. Bien sûr, pour ce programme nous avons choisi ceux qui avaient un talent évident pour l'art vocal, c'est comme cela que nous arrivons à trouver du matériau pour établir un spectacle.

Avez-vous accompli un travail plus spécifique sur l'œuvre de Pouchkine ?

Ces derniers temps à l'Ecole, et notamment pour le spectacle Le Convive de pierre que nous avons joué chez Ariane Mnouchkine, nous avons beaucoup étudié la parole et la voix de Pouchkine. On a attrapé Pouchkine! Il se promenait avec sa canne dans son domaine, on l'a guetté, on l'a attrapé, et on lui a dit: "Travaille pour nous!". On lui a demandé: "Qu'est-ce que l'on peut faire de toi?". C'est une question que nous nous posons toujours chez nous, c'est une question d'ordre national, d'ordre culturel et d'ordre théâtral et dramatique.

Qui est Pouchkine en tant qu'auteur dramatique pour la scène? Il y a énormément d'œuvres musicales qui ont été créées à partir des poèmes de Pouchkine; je ne sais pas mais il m'est difficile d'imaginer qu'il existe une œuvre semblable dans la poésie française, car en France, chaque art prend toujours une direction unique. Une autre question se pose: quelle existence a ce poète dans l'œuvre musicale? Nous avons donc approfondi deux problématiques: celle de l'incarnation dramatique et celle de l'incarnation musicale. C'est dans ce sens-là que Vladimir Retsepter a fait un travail unique, car il a réussi à réunir des artistes autour de la parole de Pouchkine.

Vous avez donc travaillé les techniques de la parole dite et de la parole chantée à travers la poésie de Pouchkine ?

Le thème directeur de Pouchkine est toujours donné dans sa poésie et dans son théâtre. Apparaît alors la nécessité immédiate de travailler avec la parole, de l'étudier, d'aller au plus profond de cette parole. Quand je parle de la parole, je parle de la parole du Verbe dans la technique de la parole scénique. La même chose s'impose pour le travail vocal, je travaille alors le Verbe chanté. Il est évident que le Verbe dit et le Verbe chanté sont deux travaux différents, mais pour le prouver il faut les confronter. L'existence du verbe poétique pose donc problème dans l'œuvre vocale, et si l'on parle de verbe poétique dans l'œuvre musicale c'est un problème deux fois plus complexe.

Dans la mentalité russe, Pouchkine existe pour tout le monde et pour chacun en particulier à travers trois images: celle du poète qu'on lit, celle du poète que l'on voit et que l'on entend, et celle du poète que l'on entend dans l'œuvre musicale. Et c'est à chaque fois un autre poète. Cependant, c'est le chant qui crée le contact le plus fort et le plus immédiat, beaucoup plus que la lecture. Ce phénomène impose une image stable, déterminée du poète par le biais de la musique; on s'imagine alors qu'il est tel qu'on l'entend.

En réalité, c'est une transformation: le public commence à croire que l'image qu'il perçoit par le chant est la vraie et que celle des textes est fausse. Il est donc nécessaire de poser la question de l'authenticité des trois images du visage du poète. Il faut donc étudier ce qui se passe dans le verbe écrit de Pouchkine pour le rendre adéquat dans les œuvres dramatiques et chantées. C'est le travail du laboratoire. On ne peut se contenter de présenter un simple concert et d'interpréter des œuvres, car celles-ci ont été créées pour des raisons différentes qui doivent être étudiées et comprises.

Pouvez-vous nous expliquer votre pratique du travail vocal et comment la Voix prend une place primordiale dans votre théâtre ?

Lorsque j'ai observé le travail vocal, j'ai remarqué qu'il y avait deux techniques: il y a une première technique de création du son, qui consiste à faire apparaître un son, et une seconde technique qui consiste à diriger le son. J'ai déjà étudié ces deux problèmes sur la parole dite et à ce moment-là je n'avais pas besoin de les distinguer, car on n'utilise que la technique de la direction du son. Il y a six ans, j'ai crée des entraînements dont l'objectif était de créer un son parlé spécifique. C'est une chose nécessaire à comprendre pour le public, car d'habitude les acteurs de théâtre utilisent le son, l'intonation quotidienne, ils ne font qu'amplifier ce son et ils le rendent théâtral. Le son utilisé est toujours le son quotidien et c'est après que le talent de l'acteur se révèle en fonction de ses cordes vocales.

Dans ce travail de la parole, j'ai donc distingué ces deux techniques, celle de la création du son et celle de la direction du son. Ce travail est pratiqué dans le laboratoire depuis dix ans. J'ai eu beaucoup de maîtres de chant qui faisaient chacun à leur manière, car la pédagogie vocale ne peut être universelle. On pourrait croire, comme il s'agit de lois physiques de la production de son, que les techniques sont semblables, mais ce n'est pas le cas.

J'ai eu beaucoup de maîtres de chant et il y a quelques années, on m'en a présenté un qui avait une technique vocale particulière. C'est un chanteur et un chercheur qui a élaboré à partir de son expérience une méthode de création de son et qui a cherché à la mettre en application. De plus, ce chercheur, Andreï Nachtchokine, est un descendant direct de l'ami le plus proche de Pouchkine à Moscou. C'est une chose rare en Russie, car ce pays a vécu de nombreuses révolutions et de nombreuses guerres qui ont éteint beaucoup de lignées.

Ce pédagogue sait créer un sonque je peux diriger dans la technique de la parole chantée. Tous les composants doivent être en correspondance avec ma théorie pour que je puisse appliquer la technique de direction du son. Ce fut une heureuse trouvaille pour travailler sur la parole poétique et la parole chantée. Quant à la technique de la parole dite, je peux diriger seul les comédiens.

Je vais voir les comédiens pendant leur cours de chant et je fais le chef d'orchestre: il y a longtemps, je composais de la musique, je sais donc me repérer et je peux étudier le répertoire lyrique.

 

* Virginie POITRASSON est écrivain.
Vignette : Anatoli Vassiliev et Vladimir Poutine (Presidential Press and Information Office, CC BY 4.0)