Berlin, bastion avancé de la poussée vers l’Est?

Dix ans après la chute du mur de Berlin, la ville symbole de la Guerre Froide retrouve toute son importance dans une Allemagne réunie. Le Grand Berlin devrait devenir un des grands centres économiques d'une Europe qui se réapproprie ses frontières.


Vue panoramique de l'AlexanderplatzL'approche du déménagement du gouvernement fédéral de Bonn à Berlin a vu apparaître un nouveau vocable. Le gouvernement Schröder vient de faire sa rentrée politique dans la nouvelle "Berliner Republik". Cette expression, censée témoigner d'une discontinuité, vient sémantiquement ancrer l'Allemagne fédérale réunifiée en Prusse. Depuis Berlin et dans le contexte d'une Europe prochainement élargie, l'Allemagne disposerait des conditions idéales pour orienter sa puissance vers l'est. Un tel bouleversement suppose non seulement que cette ville recouvre tous les attributs d'une capitale, mais aussi que l'Allemagne dispose d'un nouveau projet européen qui viendrait s'appuyer sur Berlin.

Die Berliner Republik

Parce qu'elle en était le symbole le plus absurde, parce qu'elle concentrait trop d'enjeux de puissance, de tensions, Berlin a vécu à l'écart du monde pendant la Guerre Froide. Puis, en moins d'un an, du 9 novembre 1989 au 3 octobre 1990, date de la signature du traité de réunification, la voilà destinée à redevenir la capitale de la plus grande puissance européenne, au centre de la nouvelle architecture du continent. Sur cette ville divisée, isolée au milieu d'une ex-Allemagne de l'Est déclarée en faillite, il a fallu rebâtir une capitale, tant fonctionnellement que symboliquement.
Alors que le Reichstag ouvrait il y a un mois ses portes aux représentants de la nation allemande, l'état de la ville relève encore du provisoire.

Ville ferroviaire, die Bahnstadt Berlin dispose d'un réseau ferré considérable. Elle dessert les pays d'Europe centrale et orientale, depuis la Pologne jusqu'à Moscou. L'ouest de l'Europe reste cependant beaucoup plus accessible car les voies orientales nécessitent une profonde modernisation, à laquelle doivent participer les eurorégions. La jonction des liaisons occidentales et orientales sera assurée avec la réalisation prochaine d'une imposante gare centrale à la Lehrter Bahnhof. Par ailleurs, l'absence de réseau continu d'autoroutes ou de voies rapides autour de Berlin témoigne de son ancien statut de ville divisée.

Dans la foulée de la fusion-acquisition qu'a constituée la réunification, de nombreuses entreprises occidentales ont installé leurs sièges sociaux à Berlin, signifiant ainsi l'intérêt de se trouver à la portée tant du pouvoir politique que du nouveau marché s'ouvrant à l'est. La proximité logistique des anciens pays du COMECON facilite grandement le contrôle des investissements qui y sont réalisés. Cette tertiairisation tend à modifier le paysage urbain d'une ville dont la forte tradition industrielle avait été activement entretenue par le régime socialiste à l'est.

Berlin en quête d'identité

Une capitale ne saurait se passer d'une intense activité culturelle. Autour de ses nombreuses scènes, Berlin opère une intégration de la modernité occidentale à la production culturelle de l'est. Gerardt Schröder insistait sur la fonction de carrefour d'une République de Berlin qu'il voyait "différente, plus ouverte, plus multiculturelle" [1]. Berlin renverra en effet à l'Allemagne une image d'elle-même beaucoup plus composite que ne le pouvait Bonn.

Le pouvoir politique a réinvesti la capitale, s'établissant tantôt dans des espaces vierges, tantôt dans des bâtiments d'Albert Speer, architecte officiel du III Reich. La question de l'avenir du passé national est par là même relancée. L'espace du pouvoir politique et administratif recoupe ou jouxte les zones où prennent place les grands projets de construction de bureaux [2] et de commerces, les activités moins rentables et le logement populaire étant relégués à la périphérie.

Une reconfiguration des centres fonctionnels est à l'œuvre dans cette ville qui en possédait deux en 1989 : l'Alexanderplaz à l'est et le Zooviertel à l'ouest. Berlin conserve son pluricentrisme : cinq centres de fonctions distinctes s'étalent sur 5 km, constituant une soudure entre l'est et l'ouest. L'évolution vers la centralisation et l'homogénéisation de la ville rencontre toutefois un obstacle dans la survivance du mur. Hâtivement détruit pour n'être plus aujourd'hui signalé que par un pavage spécifique, il continue à territorialiser la vie sociale. Le mixage des populations est relativement faible: rares sont les quartiers de l'est peuplés dans des proportions équivalentes d'"ossies" et de "wessies" [3].

Berlin n'a pas encore acquis le statut de ville dans laquelle l'ensemble des Allemands aime à se reconnaître. Cela est en partie lié au caractère fédéral de l'Etat allemand, à l'importance des identités régionales et plus encore à la crainte que suscite chez certains le spectre d'une Allemagne sous l'influence de l'autoritarisme et de l'hégémonisme prussien. Il n'est par ailleurs pas anodin que ce soit G. Schröder qui, à l'automne 1998, ait été le premier homme politique à employer le terme de "Berliner Republik" [4].

Modifier l'appellation du régime politique en la marquant du nouveau lieu du pouvoir tend à annoncer une ère nouvelle. Par ce "stratagème sémantique", l'idée se répand que Bonn la provinciale, rattachée à l'ancien pouvoir démocrate-chrétien, est comparativement ennuyeuse et rétrograde. On peut aussi lire dans ce terme un parallélisme entre "le nouveau centre" dont se réclame Schröder et la position centrale de Berlin dans la nouvelle Europe. Le tout est précisément d'avoir un projet allemand dans une Europe qui s'est réapproprié la plénitude de son espace.

Une Allemagne offensive mais encadrée

L'Allemagne entend bien tirer parti des bouleversements dont on fête les dix ans. Cela passe d'abord par la volonté d'être reconnue comme une nation qui a recouvert son intégrité territoriale, sa population, assume son histoire et revendique la légitime satisfaction de ses intérêts. L'Allemagne s'est-elle pour autant dégagée de son complexe de culpabilité ? Son évolution l'a en tous les cas conduit à s'engager militairement au Kosovo dans un large consensus politique.

Mais l'image tirée du passé de l'Allemagne, associée à sa vitalité économique et à sa revendication d'un droit à la normalité, cristallise les craintes. B. Geremek, ministre des affaires étrangères polonais, s'est récemment inquiété de la disparition du "sentiment de la responsabilité allemande au XXème siècle". En France, certains sèment le trouble en agitant le menace d'une Allemagne tendant à l'hégémonie politique, économique et culturelle. Premier acteur économique étranger en Europe médiane, l'Allemagne n'y réalise toutefois que 10 % de ses relations commerciales. Il est donc difficile de parler d'un projet visantà placer sous tutelle la fragile Europe centrale. Bien au contraire, l'Allemagne ne veut se retrouver seule au milieu de l'Europe.

Ses partenaires continuent à vouloir l'encadrer et elle-même le demande. L'Allemagne se méfie d'une centralité qui en d'autres temps servit de justification à son aventurisme et l'a finalement empêchée d'établir un équilibre durable dans ses relations. Dans un document publié en 1994[5], la CDU/CSU revendiquait pour l'Allemagne la rassurante place de "centre tranquille de l'Europe". L'Allemagne se surprend à rêver d'une Europe idéale qui servirait ses intérêts économiques (politique monétaire à l'allemande), politiques (Europe fédérale) et ses exigences en matière de sécurité (ordre et libéralisme à l'Est). Une telle architecture n'est envisageable que si l'Allemagne est fortement intégrée à l'ensemble de ses partenaires. La dissolution du Pacte de Varsovie et l'élargissement (en 1999) de l'OTAN lui permettent de ne plus constituer la ligne de démarcation de la zone atlantique. Elle s'assure ainsi une certaine profondeur de champ et c'est désormais la Pologne qui, en cas de conflit, serait le théâtre des premières opérations.

Le "centre tranquille de l'Europe" ?

Associée au développement économique induit par les prochaines adhésions à l'Union européenne, cette pacification de la région devrait favoriser une plus grande stabilité des populations. L'affaiblissement de la Russie, qui crée des vides menaçant la stabilité, n'est donc pas une aubaine pour une Allemagne partageant pourtant traditionnellement avec l'Empire russe son influence sur la région. Par ailleurs, l'élargissement de l'Union européenne dont l'Allemagne s'est faite l'avocate lui permettra de partager les coûts du développement à l'est pour en être finalement la bénéficiaire principale. La Berliner Republik commence déjàà récolter les fruits de sa situation sur la ligne de partage entre deux Europes économiques: à l'est une zone de production à faibles coûts ; à l'ouest un marché à forte demande et coûts élevés.

Dans l'immédiat, la reconfiguration du territoire allemand et le coût élevé de la reconstruction de Berlin ont rudement mis à l'épreuve le fédéralisme allemand, à tel point que certains Land de l'ouest réclament une révision du pacte fédéral. Ce discours, empreint de démagogie, semble oublier les riches perspectives de développement à l'est et témoigne de la difficulté de certains à accepter Berlin comme nouvelle capitale. Pour autant, il n'y a pas de modification des trois piliers fondamentaux de la société allemande: Loi fondamentale, ancrage à l'Ouest et économie sociale de marché. L'Allemagne fédérale est donc certainement plus à l'est de la zone atlantique qu'on ne veut bien la voir au centre de la Mitteleuropa.

Par Léon GARAIX
Vignette : Vue panoramique de l'Alexanderplatz (© Christian Wolf, CC BY-SA 3.0)

[1] Propos tirés de l'interview réalisée pour TF1 par Anne Sinclair en mai 1998.
[2] Après une anticipation excessive du besoin en bureaux, Berlin compte de nombreux bureaux inoccupés.
[3] Ces termes désignent respectivement les ressortissants de l'ouest et de l'est.
[4]"Berliner Republik", in Polique étrangère, 1/1999.
[5] "L'Allemagne comme puissance centrale, l'éternel retour?", in Géopolitique n°65, Yvonne Bollmann.