Entretien avec Xavier Follebouckt : ‘L’aspect identitaire des conflits rend tout compromis impossible’

Spécialiste des relations russo-européennes, Xavier Follebouckt enseigne à la chaire InBev-Baillet Latour (Université catholique de Louvain), où il délivre des cours sur l’Union européenne (UE), la Russie et la résolution des conflits dans l’espace post-soviétique, dans le cadre du master en études européennes de l’UCL. Il est l’auteur de Les conflits gelés de l’espace post-soviétique – Genèse et enjeux.


Le spécialiste considère que les conflits actuels en Ukraine s’apparentent à ceux plus anciens subis dans la région, à ceci près que dans le Donbass (et en Crimée), c’est la Russie qui est à l’origine de la déstabilisation du pays. Le facteur identitaire constitue pour lui un élément déterminant de la non résolution de ces conflits, qui leur vaut l’étiquette de « gelés ». X. Follebouckt a accepté de revenir pour Regard sur l’Est sur les causes et enjeux des conflits dans les territoires aux statuts juridiques incertains des anciennes républiques soviétiques.

Quelles sont les différences et points communs entre les différents territoires aux statuts juridiques incertains ?

Xavier Follebouckt : Tout d’abord, il faut identifier les conflits: il s’agit du Haut-Karabagh, de la Transnistrie, de l’Ossétie du Sud et de l’Abkhazie. On pourrait y ajouter la Crimée et le Donbass, même si ces dossiers sont beaucoup plus brûlants et la situation moins bien délimitée. Je vais donc surtout me concentrer sur les premiers cas cités.

Le premier point commun à ces conflits est qu’ils trouvent leurs racines structurantes dans la période soviétique. C’est l’architecture fédérale soviétique très particulière qui a contribué à donner un corps administratif à des revendications identitaires qui se sont transformées, après 1991, en véritables revendications séparatistes. Le facteur identitaire est également important dans le sens où ces conflits séparatistes sont des conflits autour d’une certaine identité, d’une certaine séparation. Les populations vont se battre non pas pour les ressources d’un territoire ou le pouvoir dans un État particulier, mais pour obtenir le contrôle d’un territoire considéré comme faisant partie intégrante de leur identité. Le dernier facteur commun, c’est le facteur russe, qui est moins marqué dans le cas du Haut-Karabagh mais tout de même présent. C’est-à-dire que la Russie joue un rôle extrêmement important dans ces conflits gelés, déjà durant les guerres d’indépendance du début des années 1990 où des soldats russes ont de manière plus ou moins officieuse aidé les séparatistes à gagner ces guerres. Par la suite, la Russie instrumentalise ces conflits dans sa politique étrangère afin de servir ses propres intérêts.

Bien qu’ils partagent un contexte similaire, ces conflits ne sont pas tout à fait les mêmes. Celui de Transnistrie est beaucoup plus porté sur des questions économiques que les autres. On a une composante économique et financière importante puisque les groupes en charge de « l’État » transnistrien se sont surtout structurés afin de garantir leurs propres intérêts économiques et de se servir des revenus du commerce et de la contrebande, beaucoup plus qu’en Géorgie ou au Haut-Karabagh où le facteur économique est presque totalement absent.

Vous l’avez mentionné dès le début, mais pensez-vous que le facteur russe et le facteur soviétique sont aussi déterminants en Ukraine que dans les conflits plus anciens ?

Oui, on pourrait tout à fait actualiser la catégorie des conflits gelés pour y ajouter ceux qui ont éclaté depuis 2014 et qui sont toujours en cours en Ukraine. La Crimée n’a pas connu de réelles violences, même si cela reste un territoire avec un statut incertain. Très clairement, le facteur soviétique est présent dans ce cas, puisque durant l’Union soviétique la Crimée avait un statut particulier qui faisait d’elle une partie distincte du reste de l’Ukraine, et puisqu’elle n’en faisait pas partie avant 1954. C’est cela qui contribue à asseoir la revendication russe.

Dans le cas du Donbass, c’est très différent puisque les territoires de la république populaire de Donetsk et de celle de Lougansk telles qu’elles se sont constituées maintenant ne suivent pas des tracés administratifs antérieurs. D’ailleurs, ces régions n’avaient pas de statut autonome particulier durant la période soviétique.

Le facteur russe est extrêmement présent dans le cas du Donbass, on peut même considérer que le conflit y a été créé par les forces russes dans le but de déstabiliser l’Ukraine. Sans l’intervention de la Russie, il n’y aurait pas eu de conflit dans le Donbass. C’est en tout cas l’avis que je me suis forgé à la suite des recherches que j’ai menées. Il n’y avait pas de problèmes séparatistes dans le Donbass avant l’arrivée des troupes des forces spéciales russes en avril 2014. L’opposition linguistique existe mais elle n’est pas assez forte pour aboutir à des violences. Dans les cas de conflits gelés plus ancien, la Russie était présente mais elle n’était pas à l’origine des affrontements, même si elle les a attisés.

Vous évoquez dans votre livre l’intervention russe en Géorgie en 2008 comme l’implication la plus directe de la Russie dans les conflits. Depuis, il y a eu la crise ukrainienne. Où placeriez-vous cette intervention par rapport à celle de 2008 ?

Le conflit en Ukraine s’inscrit dans la continuité de l’intervention russe en Géorgie et va un peu plus loin. En 2008, la Russie avait préparé le terrain mais n’a fait que réagir face à l’action géorgienne. En Ukraine c’est la Russie qui est intervenue directement, elle a pris les devants et, tant en Crimée que dans le Donbass ce n’était pas tellement une réaction à une offensive ukrainienne, même si cela a été présenté de cette manière. La Russie a décidé d’agir pour ne pas perdre le contrôle et afin de s’assurer d’atteindre ses objectifs. Cette action s’inscrit donc dans la continuité de la guerre en Géorgie durant laquelle la Russie a constaté la réussite de son plan d’action, qui avait suscité relativement peu de réactions sur la scène internationale.

La forme de l’intervention a tout de même changé puisque, en Géorgie, l’armée russe est intervenue officiellement, alors qu’en Ukraine elle s’est cachée derrière cette façade des petits hommes verts, alors qu’en réalité on sait bien que c’est Moscou qui détient le contrôle.

Au sujet de l’échec des processus de paix, à quoi est-il dû principalement et est-il possible, selon vous, d’arriver à une solution malgré l’influence des puissances étrangères ?

L’influence des puissances étrangères qui s’impliquent dans les conflits non pas pour tenter de trouver une solution mais pour garantir leurs intérêts –intérêts qui sont souvent opposés–, bloque les processus de paix.

Le cas du Haut-Karabagh est le plus emblématique de l’implication des puissances étrangères dans les conflits gelés. Sont présent la Russie qui soutient plutôt l’Arménie, l’Iran qui est plutôt proche de l’Arménie –principalement parce que cela lui permet de s’opposer à l’Azerbaïdjan–, la Turquie qui est l’alliée de l’Azerbaïdjan. Chacun de ces États va donc avoir ses propres intérêts, qui sont souvent très éloignés de la problématique locale. Les États-Unis vont plus ou moins soutenir l’Azerbaïdjan, pour des questions énergétiques. La France joue un rôle parce qu’elle participe au groupe de Minsk, qui est le groupe de contact chargé de tenter de trouver une solution diplomatique au conflit. Il est co-présidé par la France, la Russie et les États-Unis, format qui offre une certaine influence diplomatique à la France. Il serait intéressant que ce pays cède sa place à l’UE d’ailleurs, mais Paris ne le souhaite pas, car cela reviendrait à réduire sa propre influence diplomatique, ce qui va à l’encontre de ses objectifs.

Un autre élément pouvant expliquer l’impasse diplomatique est l’aspect identitaire du problème qui rend tout compromis impossible. À partir du moment où un conflit se cristallise autour d’une question identitaire, c’est-à-dire où une population dans son identité collective est prise à partie, elle ne peut faire de concessions ou de compromis sur son identité. Du coup, on n’est pas simplement dans un problème qui pourrait se résoudre en divisant un territoire en deux de manière équitable. Il s’agit là d’une question identitaire, même si elle peut être instrumentalisée par les groupes politiques au pouvoir. Plus le temps passe, plus la méfiance grandit entre les deux populations.

Dans le cas du Haut-Karabagh, on a une ligne de front entre l’Azerbaïdjan et le Haut-Karabagh. Il y a des territoires auparavant peuplés d’Azéris qui sont aujourd’hui aux mains des Karabakhtsis, et de l’autre côté des Arméniens qui ont été chassés d’Azerbaïdjan. Du coup, depuis 25 ans, les deux populations ne communiquent plus. Il n’existe aucun contact, hormis de quelques universitaires ou ONG. Ces deux populations sont donc conditionnées depuis un quart de siècle à un état permanent de guerre dans laquelle on présente l’autre partie comme l’ennemi. Tout compromis serait ainsi vu comme une trahison. En 1997, le président arménien de l’époque Levon Ter-Petrossian a essayé de trouver une solution au conflit en échange de concessions économiques à l’Azerbaïdjan. Au moment où l’opposition politique et la population l’ont appris, il y a eu des manifestations monstres et le Président a été obligé de démissionner. C’est dire à quel point l’enjeu conflictuel est vraiment central dans la vie politique de ces États qui, depuis leur nouvelle indépendance, n’ont jamais connu d’autres situations que celle de guerre. Il devient donc très difficile de penser une autre société que celle qu’on connaît. La vie s’organise malgré la situation et on ressent moins d’urgence à trouver une solution. On préfère un quotidien qu’on connaît et qui n’est pas totalement satisfaisant plutôt qu’un scénario potentiel risqué, dans lequel on pourrait perdre une partie de ce qu’on a.

Lire : Xavier Follebouckt, Les conflits gelés de l’espace post-soviétique – Genèse et enjeux, Presses universitaires de Louvain, Louvain, 2012, 276 p.

* Xavier Follebouckt est étudiant en double master Relations internationales et Union européenne à l’IRIS-Sup et à Paris 8.

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