Transnistrie : que tout change pour que rien ne bouge

La Transnistrie évoque le plus souvent des images confuses : une statue de Lénine trônant face au bâtiment du Soviet suprême, un drapeau rouge et vert encore frappé d'une faucille et d'un marteau…


Derrière la carte postale anachronique, d’autres images, plus sombres, surgissent: la petite république devient alors zone de non-droit, source de tous les trafics et instrument de la Russie susceptible d’être utilisé pour déstabiliser une région déjà bien fragile. Mais la réalité s’avère beaucoup plus complexe, ces clichés ignorant une société et une vie politique moins monolithiques qu’on ne le croit.

Une histoire mouvementée

Enclavée entre l'Ukraine et la Moldavie dont elle fait toujours officiellement partie, la Transnistrie est un petit territoire qui compte environ 400 000 habitants, majoritairement russophones (environ 30 % d’origine russe et 29 % d’origine ukrainienne).

Son rattachement au monde russe remonte à la conquête de la région en 1792, lors d'un des multiples épisodes de l'affrontement entre les empires russe et ottoman et de la descente des troupes russes vers la mer Noire. Intégrée à la Podolie, la région devient alors une sorte d'avant-poste militaire. La partie orientale de la principauté de Moldavie, elle, sera annexée par la Russie en 1812 et prendra le nom de Bessarabie. Au lendemain de la Première Guerre mondiale, la Bessarabie est rattachée à la Roumanie. En 1924, le pouvoir soviétique instaure sur le territoire de l'actuelle Transnistrie la «République autonome socialiste soviétique moldave», qui relève de la RSS d’Ukraine.

En 1940, suite au pacte Molotov-Ribbentrop, l'URSS annexe la Bessarabie et, en la réunissant avec la Transnistrie, forme une première et éphémère République socialiste soviétique moldave. En juin 1941, la Roumanie du maréchal Antonescu attaque l'URSS aux côtés de l'Allemagne et prend le contrôle de la Bessarabie ainsi que de la Transnistrie. Cette dernière abritera jusqu'en 1943 les camps vers lesquels le régime d'Antonescu déportera près de 200 000 personnes, Juifs, Roms et opposants vivant en Roumanie.

L’Armée rouge reprend la région à la chute du régime Antonescu et, à la fin de la guerre, la Transnistrie est de nouveau réunie avec la Bessarabie pour former la République socialiste soviétique moldave (RSSM), qui perdurera jusqu'en 1991. La Transnistrie en sera le fleuron industriel: en 1990, 33 % de la production industrielle, 56 % de celle de produits de consommation et 90 % de celle d’énergie de la RSSM sont le fait de la seule Transnistrie. Soviétique dès 1924, elle est considérée comme plus fiable que le reste du pays et la majorité des cadres du Parti communiste moldave en sont originaires.

La perestroïka se traduit à Chisinau par une réaffirmation de l'identité roumaine de la population majoritaire. Des slogans hostiles à la minorité russophone commencent à circuler, la méfiance s'installe entre les communautés mais aussi entre les deux rives du Dniestr. Le 2 septembre 1990, la Transnistrie vote sa séparation de la RSSM et proclame le maintien de son existence au sein de l’URSS en tant que « République moldave du Dniestr ». Igor Smirnov, alors chef d’un syndicat ouvrier, en est désigné président. Des incidents sporadiques éclatent entre la police moldave et des habitants de Transnistrie, et les premières milices se constituent.

Le 27 août 1991, le Parlement proclame l’indépendance de la Moldavie, l'idée d'une union avec la Roumanie circulant déjà parmi l'élite politique et intellectuelle roumanophone. En réponse, un référendum est organisé en Transnistrie en décembre 1991 et la population se prononce pour une séparation définitive d'avec la nouvelle République de Moldavie.

Les incidents violents se multiplient entre les miliciens séparatistes et les autorités centrales, jusqu'à l'intervention en décembre de la XIVème armée soviétique (devenue russe) stationnée en Transnistrie qui prend position dans les grandes villes de la rive est du Dniestr et dans celle de Bender, sur l'autre rive du fleuve. Les affrontements sont de plus en plus violents et une lourde défaite de l’armée moldave entraîne la signature d’un cessez-le-feu le 31 juillet 1992. Les combats auront fait entre 500 et 1 000 victimes.

Aujourd'hui, le conflit est considéré comme gelé, les négociations ayant toujours échoué à trouver une solution pérenne à la situation. La Transnistrie n’a pas de reconnaissance internationale et son existence reste le principal problème de la politique étrangère moldave.

Une économie sous influence

La Transnistrie a hérité de moyens de production notables dans des domaines comme l’industrie agro-alimentaire, la métallurgie mais aussi la production d’armement. Dans les années 1990, la confusion qui régnait dans la région a d’ailleurs favorisé le développement du trafic d'armes via le port d'Odessa, activité qui a valu à la Transnistrie les qualificatifs peu enviables de « poudrière de l'Europe » ou d’« État mafieux ». Plus étroitement surveillée à partir de la fin des années 1990, cette activité a depuis largement décliné.

Elle n’en révèle pas moins la façon dont les élites économiques locales ont pu, avec des complicités en Moldavie, en Ukraine et en Russie, développer un système de contrebande à grande échelle. Des frontières poreuses et une corruption endémique permettent des trafics variés, moins médiatiques que ceux des armes ou des êtres humains. On fait ainsi de la contrebande de métal recyclé, d'alcool, de cigarettes ou de volailles congelées[1].

Avec la centrale de Kuchurgan, qui produit 75 % de l’électricité utilisée en Moldavie, la Transnistrie détient en outre une source assurée de revenus et un moyen de pression. La centrale est alimentée avec du gaz ou du pétrole fournis à bas prix par la Russie. L’électricité, elle, est vendue au prix du marché. Enfin, la Russie est souvent intervenue pour équilibrer les comptes publics.

Cette économie très particulière[2] a favorisé l’émergence de groupes oligarchiques liés au pouvoir. L'exemple le plus représentatif est celui de la holding Sheriff, plus grande entreprise de Transnistrie qui possède notamment une chaîne de supermarchés, un réseau de concessionnaires automobiles, le principal réseau de station-service, des usines métallurgiques, un opérateur de téléphonie mobile et un club de football, le Sheriff Tiraspol, champion de Moldavie depuis plusieurs années. Cette prospère entreprise est détenue par la famille et les proches d’I. Smirnov.

Au milieu des années 2000, ce « capitalisme de contrebande » montre ses limites. Les élites locales cherchent alors à « blanchir » leurs activités économiques et à exporter vers les pays de la CEI, d’Europe, du Moyen-Orient et aux États-Unis.

Le moment réformateur

Le rapprochement de la Moldavie avec l’Union européenne (UE) et la lassitude de la Russie vis-à-vis des méthodes du clan Smirnov vont changer la donne. Evgueny Chevtchouk, homme proche du sérail qui s’est vu confier des responsabilités au sein de Sheriff, est élu député en 2000. En 2005, à la tête de son parti, Obnolevne (Renouveau), il remporte la majorité au Conseil suprême et devient président de cet organe parlementaire. Pendant quelques années, lui et la jeune garde décidée à améliorer l’image de la Transnistrie vont composer avec I.Smirnov. Mais, en 2009, le conflit éclate, lorsque le président décide de réduire le pouvoir du Conseil jugé trop réformateur. Directement visé, E.Chevtchouk démissionne. Deux ans plus tard il se présente à l’élection présidentielle en candidat indépendant contre I.Smirnov et contre le représentant d’Obnolevne, Anatoli Kaminsky.

Moscou y voit l’occasion d’éloigner l’encombrant clan Smirnov du pouvoir. Les médias russes dénoncent la corruption de l’entourage du président et prennent fait et cause pour E.Chevtchouk qui est élu sur un programme de réformes et de dialogue avec Chisinau.

Le nouveau Président s’emploie alors à réduire l’hégémonie de la Sheriff Holding et de ses soutiens politiques. Il parvient par ailleurs à attirer des investissements étrangers et à développer l’industrie et l’agriculture. Tout en gardant le soutien de la Russie, il met aussi à profit le rapprochement de la Moldavie et de l’UE, cette dernière souhaitant la faire participer aux négociations. En créant des liens économiques et sociaux pragmatiques entre les deux rives du Dniestr, Bruxelles entend enfin susciter un rapprochement entre Tiraspol et Chisinau. L’UE est aujourd’hui le premier partenaire commercial de Tiraspol, devant la Russie.

Vers un retour au point de départ ?

Las, depuis, E.Chevtchouk a perdu la main sur la politique intérieure et le parti majoritaire, Obnolevne, est peu à peu passé sous le contrôle du clan Smirnov.
En 2014, la crise ukrainienne a isolé la Transnistrie, la coupant de la Russie et rendant plus difficile l’accès au port d’Odessa, indispensable à ses exportations[3]. En 2015, la crise financière et politique moldave, l’effondrement du cours du leu moldave, de la grivna ukrainienne et du rouble russe ont fait fondre les exportations, forçant le gouvernement à réduire fortement les salaires des fonctionnaires et les retraites.

La sanction des urnes n’a pas tardé, même si le Président a tenté d’attribuer une partie de la crise aux agissements de groupes d’intérêts oligarchiques. En novembre 2015, l’opposition a donc renforcé sa majorité au Conseil, après avoir accusé le Président de détourner de l’argent public et de faire des concessions exagérées à Chisinau. Comble de l’humiliation, le gouvernement Chevtchouk a été contraint d’accepter au printemps 2016 un prêt de 30 millions d’euros pour le budget, le généreux donateur n’étant autre que… le groupe Sheriff qui a eu beau jeu de se présenter comme une entreprise patriote et magnanime.

La prochaine élection présidentielle aura lieu fin 2016. E. Chevtchouk n’a comme seul espoir qu’un soutien massif de Moscou. Or Moscou attend. La Russie est préoccupée par d’autres dossiers et souhaite alléger le fardeau financier que représente la Transnistrie. La fin de l’expérience Chevtchouk ne lui poserait guère de problèmes. Le retour probable de la vieille garde au pouvoir pourrait amener Sheriff à combler les déficits publics. La Transnistrie ne redeviendra pas pour autant une forteresse agressive : E.Chevtchouk laissera en effet en héritage à ses successeurs les résultats de son dialogue avec Bruxelles. Ils n’auraient aucune raison de se priver de cette ouverture vers le marché européen[4].

Notes :
[1] Voir les rapports de l’EUBAM (European Border Assistance Mission to Moldova and Ukraine).
[2] Florent Parmentier, « Construction étatique et capitalisme de contrebande en Transnistrie », Transitions, Vol. XLV, n°1, 2006.
[3] Voir l’entretien du gouverneur de la région d’Odessa, Mikheil Sakashvili, accordé en 2015 à Euronews.
[4] Pour une analyse des enjeux de ce scrutin, voir Kamil Całus, «Transnistrian House of Cards», New Eastern Europe, juin 2016.

* Vincent HENRY est doctorant à l’université Paris-Est.

Vignette : Tiraspol, transnistrie (photo libre de droit, pas d'attribution requise).

244x78