Transnistrie, une économie mondialisée et victime de la mondialisation

La Transnistrie n’est pas reconnue sur la scène internationale. Cela devrait l’isoler, or son taux d’extraversion prouve que son économie est relativement mondialisée. Mais le cas de son industrie métallurgique montre également qu’elle est plutôt une perdante de la mondialisation.


La Transnistrie, qui compte environ 500 000 habitants sur un peu plus de 4 000 km², a fait sécession de la Moldavie entre 1990 et 1992, au cours d’un processus de plusieurs années émaillées de violences. Entité qui n’a été reconnue en tant qu’État par aucun État lui-même reconnu, elle est largement isolée sur le plan politique. L’absence de reconnaissance vaut en théorie isolement. La Transnistrie devrait donc logiquement être préservée de la crise mondiale ou, a minima être moins affectée que la moyenne. Or c’est exactement l’inverse que l’on constate. C’est tout particulièrement vrai pour son industrie métallurgique, alors que la sidérurgie relève des secteurs qui, à travers le monde, ont été les plus précocement et violemment affectés par la crise depuis 2008. Comment un État non reconnu et fermé en théorie peut-il, en pratique, se révéler aussi sensible à la conjoncture économique mondiale ?

Une entité non reconnue victime d’un isolement politique contraint

La Transnistrie est la partie la plus russifiée de la Moldavie. Près du tiers de ses habitants sont russes, contre moins de 10 % en Moldavie, selon le recensement opéré séparément par les deux entités en 2004. Cet écart s’explique par le fait que la rive gauche du Dniestr est restée dans le giron russe puis soviétique quand le reste de la Moldavie faisait partie de la Grande Roumanie après 1918. Le pouvoir soviétique s’est servi de cette région de marche frontalière pour en faire une vitrine et appuyer ses revendications outre-Dniestr. La russification y a été poussée et la région urbanisée et industrialisée. Puis, après quelques années d’occupation roumaine sous le régime d’Antonescu entre 1941 et 1944, les Soviétiques ont « libéré » la Transnistrie mais aussi le reste de la Moldavie. La rive gauche du Dniestr a cependant continué d’être privilégiée, à tel point qu’en 1989 l’écart de richesse variait du simple au double entre le reste de la Moldavie et la Transnistrie. Cette dernière abritait alors 17 % de la population de la République moldave, mais contribuait à 33 % de son PIB[1].

Face aux menaces d’un rattachement à la Roumanie et à la suite de la dégradation du statut de la langue russe, les russophones de Transnistrie ont fait sécession à l’été 1990. Si les Russes ne sont pas numériquement majoritaires dans la région, la présence d’une importante minorité ukrainienne explique que les Moldaves ne le sont pas non plus. Au printemps 1992, la Moldavie a tenté de reprendre le contrôle de la Transnistrie, dont la sécession n’était pas reconnue. Mais les séparatistes l’ont emporté, grâce au soutien de la XIVème armée russe. La Transnistrie reste cependant non reconnue, victime d’un isolement politique imposé. Or le politique et l’économie sont liés. L’absence de reconnaissance politique a pour corollaire théorique une fermeture économique : officiellement, un État tiers n’acceptera pas de marchandises venues de Transnistrie par exemple.

Une entité ouverte et bien intégrée dans la mondialisation

Pourtant, la Transnistrie commerce avec presque tous les pays d’Europe et de l’ex-URSS et avec plusieurs pays africains et américains, comme le montre la carte ci-dessous. Les volumes sont certes faibles (1 % représente 300 000 euros pour les exportations et 700 000 pour les importations) mais doivent être rapportés à un PIB par habitant qui serait le plus faible d’Europe (autour de 2 100 euros par an). Par ailleurs, l’extraversion de l’économie transnistrienne est très forte, comme c’est le cas pour la plupart des micro-États. En 2012, le taux d’ouverture de l’économie transnistrienne dépassait 210 %[2], contre 50 % pour la France ou la Russie, et 165 % pour les Pays-Bas[3]. L’ouverture économique de la Transnistrie situe l’entité parmi les records mondiaux en la matière, même si elle reste derrière la cité-État de Singapour (un peu plus de 300 %). La valeur de ses échanges est très supérieure à celle de ses propres productions. La Transnistrie, toute non reconnue qu’elle soit, est une plaque-tournante, à son échelle certes, pour le commerce.

Globalement, la Transnistrie importe de l’Est et exporte vers l’Ouest. Ainsi, la Russie couvre plus de la moitié de ses importations mais moins de 8 % de ses exportations, quand la Moldavie pèse près de 50 % des exportations mais seulement 7 % des importations. Il s’agit en partie d’importations-réexportations, mais il existe également une activité de transformation. La Transnistrie a pu bénéficier d’une certaine complaisance à l’Est, quand les relations entre l’Ukraine et la Russie, protectrice de la Transnistrie, étaient bonnes. À l’inverse, quand Moscou et Kiev s’éloignent, la situation tourne en défaveur de la Transnistrie. La Moldavie a plusieurs fois durci le ton et a obtenu de Kiev en 2006, dans le contexte de la Révolution orange en Ukraine, un renforcement des contrôles sur la frontière avec ce pays. Les entreprises transnistriennes ont dû s’enregistrer à Chisinau pour pouvoir continuer à exporter, notamment vers l’Union européenne. Cet enregistrement permet à la Moldavie de garder la tête haute, et aux entreprises transnistriennes d’exporter. Aucune des deux rives n’a intérêt au blocus. Les entreprises situées de part et d’autre ont donc une stratégie consistant à travailler en Transnistrie quand les avantages comparatifs (coûts de la main-d’œuvre, de l’énergie, etc.) y incitent, tout en exportant Made in Moldova quand le caractère flou du statut de la Transnistrie devient un handicap.

Quand MMZ éternue, la Transnistrie s’enrhume…

Parmi les entreprises les plus concernées par ces mesures figure l’usine métallurgique de Rybnitsa, MMZ, le sigle signifiant Usine métallurgique moldave. C’est un combinat soviétique mis en service en 1985, dans la grande ville industrielle du nord de l’entité. Au début des années 2000, elle générait 60 % des recettes de l’État transnistrien[4]. En 2012, les produits métalliques constituaient encore le premier secteur d’exportation de l’entité, avec 228 millions de dollars, mais la productivité y restait insuffisante. Les exportations de métaux transformés n’excédaient en effet que de 30 % la valeur des métaux bruts importés.

MMZ a été pensée dans le contexte de l’URSS, avec des réseaux tournés vers l’Est: l’usine devait en importer du fer –notamment du Kazakhstan– et réexporter l’acier vers le cœur soviétique, lui aussi à l’Est. La Transnistrie ne dispose donc pas de matières premières sur place, tandis que les réseaux classiques de commerce, eux, se sont compliqués avec l’éclatement de l’URSS en multiples États et avec la non reconnaissance de la Transnistrie. En outre, le marché a changé : l’usine s’est donc réorientée vers celui de l’Union européenne. Porteuse de handicaps structurels, elle a presque été balayée par la crise de surproduction de l’acier en Europe à partir de 2008. MMZ, qui se vante sur son site Internet d’être très productive, a vu sa production s’effondrer à 300 000 tonnes en moyenne annuelle entre 2010 et 2014, contre 1 million de tonnes quelques années plus tôt. Durant des mois entiers, aucune production n’a été réalisée[5].

L’usine est aujourd’hui largement en friches et ses effectifs ont fortement diminué. Héritée du gigantisme et de la spécialisation soviétiques, MMZ est surdimensionnée. Pourtant, son importance pour l’économie en fait une priorité pour les autorités de Tiraspol, capitale de la Transnistrie. À la fin des années 2000, l’usine bénéficiait encore d’un tarif spécial sur le gaz mais la Russie a commencé à réajuster les prix, obérant l’avenir de MMZ. Face à la crise, l’usine qui avait été privatisée au début des années 2000 a été renationalisée en janvier 2015, signant le retour à un capitalisme d’État. En décembre 2015, une loi quasiment sur mesure a été passée par les autorités de Tiraspol pour favoriser la compétitivité de l’entreprise: les usines réalisant plus de 70 % de leur chiffre d’affaires à l’exportation bénéficieront désormais d’un tarif réduit d’un peu plus de 20 % pour l’électricité, l’une des principales dépenses d’une usine comme MMZ qui consomme 40 % de l’électricité fournie par le barrage hydroélectrique de Dubassary[6].

Le président de la Transnistrie en personne, Evgueni Chevtchouk, intervient régulièrement et s’efforce de préserver les emplois de MMZ, non seulement à cause du poids de l’usine dans le budget et pour éviter tout effet domino sur le reste de l’économie, avec les potentielles déflagrations socio-politiques qui en découleraient, mais aussi pour des raisons d’identité. Comme il l’a rappelé le 18 juillet 2015, jour des Métallurgistes, l’usine a constitué le bastion de la sécession d’avec la Moldavie. MMZ, symbole de l’intégration de la Transnistrie à la mondialisation, atteste combien l’entité est en fait victime de la mondialisation, dépendante de ses fournisseurs et de ses clients, avec une compétitivité structurellement dégradée.

Notes :
[1] Florent Parmentier, « La Transnistrie : politique de légitimité d’un Etat de facto », Le courrier des pays de l’Est, n°1061, 2007, p. 71.
[2] Calculs réalisés par l’auteur, d’après les données officielles de Transnistrie (ministère de l’Économie pour le PIB et Douanes pour le commerce). Les chiffres qui suivent sont ceux des douanes de Transnistrie.
[3] Calculs d’après les données de François Bost, Laurent Carroué, Sébastien Colin et al. (dir.), Images économiques du monde 2016: Le monde sous tension(s), Armand Colin, Paris, 2015, p. 247, 203, 261 et 407.
[4] Angela et Igor Munteanu, « Transnistria: a paradise for vested interests », South-East Europe Review for labour and social affairs, n°10 (4), 2007, p. 53.
[5] Chiffres fournis par l’usine, confirmés par les sources de la Moldavie et de la World Steel Association.
[6] « Electric power tariffs to be reduced for enterprises whose revenue from selling produced goods exceeds 70% », Novostipmr, 17 décembre 2015.

Vignette : Usine MMZ de Ribnitsa en Transnistrie, Thomas Merle, juillet 2012.

* Thomas MERLE est professeur agrégé de géographie et doctorant en géographie politique préparant une thèse sur les États autoproclamés à partir de cas de l’ex-URSS.

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