La vie en Transnistrie : du politique au quotidien

La région sécessionniste de Transnistrie est tiraillée entre une Moldavie de plus en plus européenne et un parrain russe de moins en moins présent. Que ressent-on à l'égard de son statut, sur chaque rive du Dniestr, que l’on soit politisé ou non, jeune ou ancien, pro-russe ou pro-européen ?


En situation de conflit gelé depuis la fin de la guerre civile de 1992, le territoire moldave sécessionniste de Transnistrie ressemble au premier abord à une région coincée dans une époque soviétique révolue, loin d’une république de Moldavie toujours plus occidentale. Toutefois, une certaine porosité de la frontière qui suit le fleuve Dniestr saute aux yeux : échanges économiques et liens culturels continuent de structurer la relation entre la Transnistrie et le reste de la Moldavie. Nous avons demandé à des habitants de Chisinau, capitale moldave, et de Tiraspol, capitale transnistrienne, leur opinion sur le conflit géopolitique.

Une divergence politique

« L’histoire de ce territoire est différente de celle du territoire de la rive droite du Dniestr », ce qui fait du conflit un « conflit géopolitique classique » : c’est ainsi que selon Ion Stavila, chef de cabinet au ministère moldave des Affaires étrangères, l’essence du conflit serait historique, en ceci que le territoire actuel de la Transnistrie, à l’exception de Bender et de Dubăsari, n’a jamais appartenu ni à la Bessarabie ni à la Principauté de Moldavie et n’a donc jamais été sous influence roumaine. Ainsi, à la chute de l’empire soviétique, l’unité avec la Moldavie n’avait rien de naturel[1].

Aujourd’hui encore, des soldats russes contrôlent le poste-frontière marquant la limite entre Moldavie et Transnistrie. Soutenu militairement, administrativement et financièrement par la Russie –d’une façon de moins en moins marquée du fait de la crise économique russe–, le territoire sécessionniste affiche ses marques de distinction vis-à-vis de Chisinau et du reste du territoire moldave. Les drapeaux moldave et européen sont remplacés par la banderille verte et rouge ornée de la faucille et du marteau et le drapeau russe. Un char de l’armée rouge fait face à une statue de Lénine. Les gouvernements successifs ont mené une politique de légitimation de l’État par le haut[2]. Se dotant d’un ensemble d’attributs étatiques: un Parlement (le Soviet suprême), un Président, une Constitution, un hymne national, une monnaie (le rouble transnistrien), un drapeau et le recours au cyrillique y compris pour la langue roumaine.
Il est difficile de parler de Transnistrie sans parler d’Europe et de Russie. La Moldavie et la Transnistrie font partie d’un échiquier géopolitique bien plus vaste dû à une situation d'île-monde, territoire à la fois à l’Ouest et à l’Est de l’Europe, et qui se retrouve aujourd’hui au cœur des tensions entre Occident et Russie[3] ; la Transnistrie serait un des points tièdes de la « nouvelle guerre froide » évoquée par Dmitri Medvedev lors de la conférence sur la sécurité de Munich en février 2016, et l’impasse diplomatique n’aurait que peu à voir avec le ressenti des habitants[4].

Alexandre en a totalement conscience. Il est originaire de Transnistrie, a 24 ans et vit à Chisinau. Il parle de sa région natale avec recul et une pointe de nostalgie. « À Tiraspol, le monde n’est pas agité comme celui de Chisinau, chacun mène sa vie tranquillement sans se poser trop de questions. » Il parait sceptique quant à la possibilité de se tourner vers l’Europe ou vers la Russie, et aimerait que son territoire soit considéré pour ce qu’il est, et non ce qu’il représente pour Ouest et Est : « personnellement, je suis contre une intégration au sein de la Russie. Ils veulent conquérir notre territoire, notre identité, notre culture. Mais une intégration au sein de l’Europe n’est pas souhaitable. »

Un divorce loin d’être consommé au quotidien

Certes, au niveau local, l’absence de coopération entre autorités de Tiraspol et Chisinau bloque nombre d’initiatives. Olga Manole, membre de l'ONG Promo-Lex œuvrant pour la protection des Droits de l’Homme en Transnistrie, le regrette : « nous avons de réelles difficultés à agir en Transnistrie, nous sommes même devenues persona non-grata sur leur territoire, nous ne sommes pas légitimes ni autorisés à agir sur « un territoire qui n’est pas le nôtre », dixit les autorités transnistriennes ». Pour les citoyens ordinaires également, les échanges entre les deux rives sont compliqués. Anna Bogdan, citoyenne moldave, pointe par exemple le caractère difficile et onéreux du passage de la frontière, du fait d'une nouvelle taxe introduite en 2015 pour les Moldaves.

De nombreux liens subsistent néanmoins. Ovye Monday Shedrack est footballeur au FC Milsami (Moldavie) et rappelle que le FC Sheriff, équipe transnistrienne, évolue dans le championnat moldave de football. Kozma, étudiante transnistrienne habitant Chisinau voit les choses simplement : « Les Transnistriens et les Moldaves sont les mêmes personnes. Moi je suis musicienne, eh bien la principale essence de la musique, des mélodies mais aussi la structure des chansons tout cela est très proche du son moldave. Les musiques traditionnelles sont pratiquement similaires, c’est la même chose pour les tenues et les danses traditionnelles ». Même pour Oleg, militant pour Notre Parti, d’obédience pro-russe, il n’y a aucune différence fondamentale d’identité: selon lui, le statu quo serait surtout la conséquence de l’incapacité du gouvernement moldave à affirmer son autorité.

Les liens économiques ne sont en outre pas négligeables, comme le rappelle Emmanuel Skoulios, président de l’Alliance Française en Moldavie : « Les entreprises transnistriennes, n’étant pas reconnues internationalement, sont enregistrées en Moldavie et ont ainsi accès aux marchés européens ». La frontière, loin d’être une séparation stricte, fait ainsi office de vecteur d’échange et de partenariat mutuellement bénéfique. Dumitru Sliusarenco, avocat et membre de Promo-Lex, établit de la sorte que « Sheriff est la plus grosse entreprise de Transnistrie, elle est présente également en Moldavie, elle y exporte des biens et des services mais reçoit de plus des investissements et y investit elle-même ». Pour les entreprises, la frontière est une barrière plus poreuse qu'on ne l'imagine.

Une affaire de générations

Il n’existe pas de façon unique de vivre la situation politique de la Transnistrie. La ligne de partage la plus nette semble générationnelle, divisant jeunes et anciens. Les premiers sont avant tout préoccupés par les difficultés financières et leur mobilité, là où les seconds demeurent fiers d’avoir pu conserver un certain niveau de vie et restent attachés à leur patrie. Taras, 17 ans, lycéen à Tiraspol, s’exprime à ce propos, dans un anglais quasi-parfait : « j’aimerais étudier en Europe quand j’aurai 18 ans mais quitter la Transnistrie est très compliqué. Je possède un passeport russe car il était très facile de l’obtenir quand j’étais petit, mais maintenant je dois obtenir un visa pour me rendre en Europe. Je peux faire un passeport moldave mais cela prend beaucoup de temps. »

À l’inverse, une femme plus âgée rencontrée dans les rues de Chisinau est plus nostalgique : « je vais souvent en Transnistrie, des membres de ma famille et d’anciens amis y habitent. La Transnistrie me rappelle l’URSS, c’était très bien à l’époque, tout le monde était heureux. Maintenant, en Moldavie, tout est détruit, on voit le désordre partout, mais quand je vais à Tiraspol, je me souviens de l’époque soviétique, tout est bien conservé là-bas ». Galina Ozemko, professeur à l’Université de Tiraspol, fait partie de la même génération, et n’a guère de mal à se dire satisfaite de la situation actuelle de son état-région.

La question du statut juridique de Transnistrie, éminemment internationale, préoccupe au final davantage le ministère moldave des Affaires étrangères ou la délégation de l’Union Européenne que les populations des deux rives du Dniestr. Elle a des conséquences sur leur quotidien, surtout en termes économiques, sans pour autant obnubiler leur pensée. Le sentiment est ainsi celui d’une indifférence qui est peut-être le signe d’une certaine lassitude, laquelle ne fait que renforcer le statu quo. Des deux côtés du Dniestr la mobilité est une préoccupation fondamentale : ne pas disposer d’un passeport moldave, en premier lieu, c’est se condamner à ne pas avoir accès à l’espace européen sans visa, un enjeu essentiel pour les jeunes, alors que les négociations politiques semblent éloignées de leurs préoccupations[4].

Notes :
[1] Timothé Blattes, Sarvar Jalolov & Polina Zyabukhina, «Perceptions moldaves sur la Transnistrie», AlterEurope [blog], consultable en ligne.
[2] Florent Parmentier, « La Transnistrie. Politique de légitimité d'un État de facto », Le Courrier des pays de l'Est, 2007, 1061, p.69-65.
[3] Zbigniew Brzezinski, Le Grand Échiquier, 1997.
[4] Wim van Meurs, « La Moldavie ante portas: les agendas européens de gestion des conflits et l'initiative ”Europe élargie” », Revue internationale et stratégique, 2004, 54, p.141-151.
[5] Nous adressons nos remerciements à Pascal Bonnard, docteur en sciences politiques et enseignant à l’Université Jean Monnet de Saint-Etienne pour ses relectures et ses conseils.

Vignette : Tiraspol, Transnistrie (Carolina Nascimento, 18 mars 2016).

* Timothé BLATTES, Samy CHELLALI et Guillaume GORGE sont étudiants du Master AlterEurope (Université Jean Monnet de Saint-Etienne, IEP de Lyon, ENS de Lyon).

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