Entretien posthume avec Romain Gary

"Il y a l'exhibitionnisme, et il y a la part du feu. Le lecteur décidera lui-même s'il s'agit de l'un ou de l'autre. Gari veut dire "brûle!" en russe, à l'impératif - il y a même une vieille chanson tzigane dont c'est le refrain... C'est un ordre auquel je ne me suis jamais dérobé, ni dans mon oeuvre ni dans ma vie" Avant votre arrivée en France vous avez voyagé... Pourquoi avoir choisi la France ?


RomainGaryVilnius Plaque sur la maison de Romain Gary à Wilno/Vilnius (1917-1923)."Nous étions alors installés provisoirement à Wilno, en Pologne, "de passage", ainsi que ma mère aimait à le souligner, en attendant d'aller nous fixer en France, où je devais "grandir, étudier, devenir quelqu'un""[2].

Avez-vous difficilement vécu cette arrivée?

"J'ai gardé, de mon premier contact avec la France, le souvenir d'un porteur à la gare de Nice, avec sa longue blouse bleue, sa casquette, ses lanières de cuir et un teint prospère, fait de soleil, d'air marin et de bon vin"[3].

Dans un premier temps la vie n'a cependant pas dû être très facile!

"Ma mère faisait alors des chapeaux à façon pour une clientèle qu'elle recrutait, au début, par correspondance; [...] Elle tenta de reprendre la même occupation quelques années plus tard, peu après notre arrivée à Nice, en 1928, dans le deux-pièces de l'avenue Shakespeare, et comme l'affaire mettait du temps à démarrer ma mère prodiguait des soins de beauté dans l'arrière-boutique d'un coiffeur pour dames[4]; j'étais alors élève de quatrième au lycée de Nice et ma mère avait, à l'Hôtel Négresco, une de ces "vitrines" de couloir où elle exposait les articles que les magasins de luxe lui concédaient"[5].

Quels étaient vos rapports avec la communauté russe installée en France? Aviez-vous de bons rapports avec vos semblables?

"Azoff. Il ne s'appelait pas Azoff. On l'appelait "Zarazoff", à Nice, chez les Russes. Il y avait dix mille Russes à Nice, dans les années trente. Et ce surnom lui venait du mot zaraza, qui veut dire "infection" en russe. C'était une abominable salope d'usurier qui faisait saigner ma mère, et lui prêtait de l'argent à vingt pour cent. Je ne l'ai pas tué. Tu a été interrogé trois fois par la police? Évidemment je lui avais cassé la gueule huit jours auparavant. [...] Mais j'étais alors dans le Midi l'équivalent d'un Algérien aujourd'hui, on a tout de suite pensé à moi"[6].

C'est votre mère qui vous a fait découvrir la France?

"Ma mère me parlait de la France comme d'autres mères parlent de Blanche-Neige et du Chat Botté et, malgré tous mes efforts, je n'ai jamais pu me débarrasser entièrement de cette image féerique d'une France de héros et de vertus exemplaires. Je suis probablement un des rares hommes au monde restés fidèles à un conte de nourrice"[7].

En fait, avant même votre arrivée, vous étiez "pétri" de culture française...

"Une autre partie importante de mon éducation française fut, naturellement, La Marseillaise. Nous la chantions ensemble, ma mère assise au piano, moi, debout devant elle, une main sur le coeur, l'autre tendue vers la barricade, nous regardant dans les yeux"[8].

"Pour m'apprendre à tenir mon rang avec dignité, je fus également invité à étudier un gros volume intitulé Vies de Français illustres, ma mère m'en donnait elle-même lecture à haute voix, et après avoir évoqué quelque exploit admirable de Pasteur, Jeanne d'Arc et Roland de Roncevaux, elle me jetait un long regard chargé d'espoir et de tendresse, le livre posé sur les genoux. Je ne l'ai vu se révolter qu'une fois, son âme russe reprenant le dessus, devant les corrections inattendues que les auteurs apportaient à l'Histoire. Ils décrivaient, notamment, la bataille de Borodino comme une victoire française"[9]

C'était une vision bien idyllique de la France!

"Je mis longtemps à me débarrasser de ces images d'Épinal et à choisir entre les cent vissages de la France celui qui me paraissait le plus digne d'être aimé; ce refus de discriminer, cette absence, chez moi, de haine, de colère, de rancune, de souvenir, ont pendant longtemps été ce qu'il y avait en moi de plus typiquement non français; ce fut seulement aux environs des années 1935, et surtout, au moment de Munich, que je me sentis gagné peu à peu par la fureur, l'exaspération, le dégoût, la foi, le cynisme, la confiance et l'envie de tout casser, et que je laissai enfin, une fois pour toutes, derrière moi, le conte de nourrice, pour aborder une fraternelle et difficile réalité[10]

La déception a dû être de taille... Comment avez-vous fait pour concilier ces deux visions antagonistes de la France?

"Jusqu'à ce jour, il m'arrive d'attendre la France, ce pays intéressant, dont j'ai tellement entendu parler, que je n'ai pas connu et ne connaîtrai jamais - car la France que ma mère évoquait dans ses descriptions lyriques et inspirées depuis ma plus tendre enfance avait fini par devenir pour moi un mythe fabuleux, entièrement à l'abri de la réalité, une sorte de chef-d'oeuvre poétique, qu'aucune expérience humaine ne pouvait atteindre ni révéler. Elle connaissait notre langue remarquablement - avec un fort accent russe, il est vrai, dont je garde la trace dans ma voix jusqu'à ce jour[...]. Plus tard, beaucoup plus tard, après quinze ans de contact avec la réalité française, à Nice, où nous étions venus nous établir, le visage ridé, maintenant, et les cheveux tout blancs, vieillie, [...] elle continua à évoquer, avec le même sourire confiant, ce pays merveilleux qu'elle avait apporté avec elle dans son baluchon; quant à moi, élevé dans ce musée imaginaire de toutes les noblesses et de toutes les vertus, mais n'ayant pas le don extraordinaire de ma mère de ne voir partout que les couleurs de son propre cœur, je passai d'abord mon temps à regarder autour de moi avec stupeur et à me frotter les yeux, et ensuite, l'âge d'homme venu, à livrer à la réalité un combat homérique et désespéré, pour redresser le monde et le faire coïncider avec le rêve naïf qui habitait celle que j'aimais si tendrement"[11].

C'est-à-dire un combat pour une "certaine idée de la France"...

"Dans toute mon existence, je n'ai entendu que deux êtres parler de la France avec le même accent: ma mère et le général de Gaulle. Ils étaient fort dissemblables, physiquement et autrement. Mais lorsque j'entendis l'appel du 18 juin, ce fut autant à la voix de la vieille dame qui vendait des chapeaux au 16 de la rue de la grande Pohulanka à Wilno, qu'à celle du Général que je répondis sans hésiter"[12].

Autant dire que votre assimilation fut entière, jusqu'à l'engagement physique!

"Les premiers Français libres arrivés à Londres en juin 40, c'étaient des mecs écorchés vif et qui ne voulaient qu'une chose: se battre. De Gaulle, à cette époque, ça ne nous faisait ni chaud ni froid, on ne connaissait pas, on ne voulait pas savoir, on voulaitse battre"[13].

Pourquoi avoir écrit vos livres sous un pseudonyme? Faut-il y voir encore une influence de votre mère? 

"Il faut trouver un pseudonyme, dit-elle avec fermeté. Un grand écrivain français ne peut pas porter un nom russe. [...] Si tu étais un virtuose violoniste, le nom de Kacew, ce serait très bien, répéta ma mère en soupirant. [...] Attendant tout de moi et cherchant quelque merveilleux raccourci qui nous eût menés tous les deux "à la gloire et à l'adulation des foules", elle avaitd'abord nourri l'espoir que j'allais être un enfant prodige"[14].

Romain Kacew, Romain Gary, Émile Ajar... Autant de noms qui ne désignent qu'un seul et même homme. La diversité des cultures, des opinions, peuple tous vos romans; on a envie de dire que cette diversité caractérise votre œuvre...

"Je plonge toutes mes racines littéraires dans mon "métissage", je suis un bâtard et je tire ma substance nourricière de mon "bâtardisme" dans l'espoir de parvenir ainsi à quelque chose de nouveau, d'original. Ce n'est d'ailleurs pas un effort: cela m'est naturel, c'est ma nature de bâtard, qui est pour moi une véritable bénédiction sur le plan culturel et littéraire. C'est pourquoi, d'ailleurs, certains critiques traditionalistes voient dans mon œuvre quelque chose d"'étranger"... Un corps étranger dans la littérature française. Ce sont les générations futures, pas eux, qui décideront si ce "corps littéraire étranger" est assimilable ou s'il vaut la peine d'être assimilé. Mais cela ne constitue-t-il pas, justement, ce qu'on appelle un apport original?"[15]

[1]La nuit sera calme, R. Gary, Gallimard, 1974, p.10
[2]La promesse de l'aube, R. Gary, Gallimard, 1960, p.47
[3]Ibid, p.149
[4]Ibid, p.24
[5]Ibid, p.18
[6]La nuit sera calme, R. Gary, Gallimard, 1974, p.21-22
[7]Ibid, p.49
[8]La promesse de l'aube, R. Gary, Gallimard, 1960, p.103
[9]Ibid, p.106-107
[10]Ibid, p.106-107
[11]La promesse de l'aube, R. Gary, Gallimard, 1960, P41-43
[12]Ibid, p.100
[13]>La nuit sera calme, R. Gary, Gallimard, 1974,p.18
[14]Ibid, p.22-23
[15]La nuit sera calme, R. Gary, Gallimard, 1974, p.225

REPERES CHRONOLOGIQUES

1914 (8 mai)
Naissance de Roman Kacew à Moscou. Nina, sa mère, est fille d'un horloger juif de Koursk; elle a très tôt rompu ses liens familiaux pour faire du théâtre sous le nom de Nina Borissovskaïa.

1917
Nina Kacew quitte Moscou, accompagnée de Romain, dans un wagon à bestiaux. Ils se fixent à Wilno.

1922 
Départ pour Varsovie. Romain commence ses études secondaires en polonais, sa mère ne pouvant lui payer le lycée français.

1927
Romain décroche son Baccalauréat, mention assez bien, il vient d'avoir dix-neuf ans. Il s'inscrit à la faculté de droit d'Aix-en-Provence.

1935
Publication de la première nouvelle, signée Romain Kacew. En juillet, Romain Kacew est naturalisé français.

1938
Préparation militaire supérieure à l'issue de laquelle il choisit l'armée de l'air.

1940
Instructeur de tir à l'école de l'Air de Salon-de-Provence. Incorporation en août dans les forces françaises libres au sein de la RAF.

1944
Décoré de la croix de la Libération par De Gaulle pour son courage au cours de la guerre (il a été blessé à trois reprises).

1945
Entre aux Affaires Étrangères. Éducation européenne publiée chez Calmann-Levy. Nommé secrétaire d'ambassade à Sofia.

1948
Retour à Paris, où il est nommé à l'Administration centrale du Quai d'Orsay, section Europe.

1951
Romain Kacew devient officiellement Romain Gary.

1955
Secrétaire d'ambassade à Londres. Officier de la Légion d'honneur.

1956
Nommé consul général de France à Los Angeles. Les Racines du ciel sont publiées et remportent le prix Goncourt.

1960
La Promesse de l'aube.

1961
Abandon de la carrière diplomatique.

1975
La vie devant soi, signée Émile Ajar, reçoit le prix Goncourt; Gary est démasqué malgré ses démentis.

1980
Suicide de Romain Gary.

Vignette : Plaque sur la maison de Romain Gary à Wilno/Vilnius (1917-1923). (Wikipedia, Domaine public)

Article de François VILALDACH

 Retour en haut de page