Opposition au Kazakhstan : la « revanche de l’intelligentsia »?

A la veille des élections parlementaires qui doivent se dérouler à l'automne prochain, l'opposition se mobilise : plusieurs partis ont été créés en quelques mois malgré des conditions peu propices à l'organisation de groupes contestataires.


Nevada-SemipalatinskPour mieux analyser ces nouvelles formations, il faut cependant revenir aux mouvements nés au moment de la Perestroïka dont sont issus laplupart des hommes politiques de l'opposition kazakhstanaise.

Ecologie et nationalisme aux origines de l'opposition au Kazakhstan

Les monuments se multiplient dans les rues d'Almaty : souvent sobres statues de "grandes figures kazakhes" du début de ce siècle ou du siècle dernier contribuent à façonner un paysage urbain renouvelé, dépouillé des oripeaux du communisme soviétique. Mais un passé beaucoup plus récent est également célébré. En février dernier était ainsi inaugurée une plaque commémorant le dixième anniversaire de Nevada-Semipalatinsk, un mouvement de mobilisation contre les expériences nucléaires menées depuis 1949 dans le polygone kazakh de Semipalatinsk, initié par un brillant poète de l'Union des Ecrivains, Oljas Suleïmenov.

Plus qu'un simple lobby anti-nucléaire, Nevada-Semipalatinsk, par sa critique des méthodes "colonialistes" du régime communiste au Kazakhstan, s'est affirmé comme le premier mouvement d'opposition de masse. Grâce à l'accès à l'information, et aux nouvelles possibilités d'expression nées au moment de la Perestroïka, des manifestations ont rassemblé des milliers de personnes autour de slogans aux accents nationalistes: il s'agissait pour les Kazakhs de dénoncer les erreurs entraînées par la centralisation soviétique et d'exprimer leur volonté de se réapproprier le territoire et les ressources naturelles du Kazakhstan. C'est dans ce contexte-là que l'intelligentsia a fait son "entrée en politique".

Parallèlement sont apparus des mouvements plus explicitement nationalistes comme Alash Orda ou Azat dont les militants étaient d'ailleurs pour la plupart issus des milieux de la mobilisation écologiste[1].

Dix ans plus tard, il reste peu de la fièvre qui avait embrasé la société civile. En faisant poser cette plaque le gouvernement a d'ailleurs montré sa volonté de sceller toute interprétation contestataire du mouvement à son encontre; il s'est ostensiblement approprié ce sursaut populaire, comme Nazarbaïev, alors Premier secrétaire du Parti communiste, s'était approprié en 1989 les arguments de Suleïmenov pour nourrir son propre discours souverainiste.

Au cours des années 90, les principales figures politiques apparues au moment de la Perestroïka ont d'ailleurs été écartées de la scène politique: le trop encombrant et trop charismatique Oljas Suleïmenov a été nommé ambassadeur à Rome, Chakhanov a été envoyé au Kirghizstan et Mourat Aouezov à Pékin...D'autres, comme Petr Svoik, Akezhan Kajegeldine, G. Abilsiitov ont fait partie un moment du gouvernement, puis en ont été écartés.
Un nouveau thème mobilisateur pour l'opposition: la critique du système mis en place par Nazarbaïev

L'écologie et le nationalisme ne sont plus au cœur du débat politique, sans doute parce qu'ils constituaient surtout les arguments d'un discours indépendantiste; également parce que le gouvernement s'est efforcé de mater les nationalismes extrémistes tout en ne laissant pas non plus s'exprimer librement une contestation de type démocratique.

Les critiques se focalisent aujourd'hui sur d'autres objets: le système mis en place depuis l'indépendance qui concentre les pouvoirs entre les mains du président et de ses proches[2], la politique économique et sociale menée par le gouvernement et la corruption des fonctionnaires.

Parmi les partis d'opposition, on peut distinguer le Parti Communiste du Kazakhstan, dirigé par Serikbolsyn Abdildin, le Parti républicain populaire du Kazakhstan (RNPK) d'Akezhan Kazhegeldin, le Parti Azamat dirigé par une troïka formée de Mourat Aouezov, Petr Svoik et Galym Abelsiitov et le mouvement Orleu de Seydakhmet Kuttykadam qui n'est pas parvenu jusqu'à présent à obtenir le statut de parti. Il est frappant de constater que si les thèmes du débat politique ont changé, les hommes, eux, sont restés les mêmes. Mis à part le Parti communiste, on note même, au sein de ces formations nouvelles[3], la réapparition sur le devant de la scène du personnel politique écarté par Nazarbaïev au cours des années 90.

Assiste-t-on à une "revanche de l'intelligentsia", comme le suggère Mourat Aouezov en soulignant que la part la plus instruite de la population du Kazakhstan est aujourd'hui résolue à ne plus supporter d'être dirigée par des "pingouins" ?[4] Le politologue Nurbulat Massanov, aujourd'hui conseiller de RNPK, dénonce quant à lui la bureaucratisation de l'équipe dirigeante et le manque d'intellectuels en son sein[5] et le mouvement Orleu , dont la plupart des membres sont issus de l'intelligentsia faitégalement de la défense de ses intérêts l'un de ses principaux thèmes de campagne.

Une opposition faible et entravée

Cependant, la place particulière occupée par l'intelligentsia au sein des nouveaux mouvements d'opposition risque de les fragiliser. En effet, leur audience est assez largement limitée aux grandes villes et en premier lieu à Almaty, qui a perdu le statut de capitale politique mais qui reste la capitale culturelle du pays[6]. Seul le parti communiste a un électorat réparti sur l'ensemble du territoire, et peut compter sur le soutien des milieux ouvriers et paysans. Le RNPK, qui souhaite une libéralisation de l'économie, a certes gagné le soutien d'une partie des nouveaux entrepreneurs, mais est loin d'avoir acquis une envergure nationale.

Il faut par ailleurs compter avec les nombreux obstacles aménagés par le pouvoir actuel pour entraver l'organisation de l'opposition.

Il s'agit tout d'abord d'obstacles institutionnels : pour être candidat à une élection, il ne faut pas avoir commis la moindre infraction administrative (or il est très facile de condamner qui que ce soit pour un délit mineur[7], il faut payer une somme de 1500 dollars, ce qui est exorbitant par rapport au niveau de vie moyen au Kazakhstan, et le président contrôle directement les commissions électorales.

D'autres obstacles relèvent de méthodes d'intimidation qui n'ont guère changé depuis l'époque soviétique: les partis d'opposition trouvent ainsi porte close les jours de meetings en raison du motif de "sécurité" inlassablement répété. Et le parti pro-présidentiel Otan, créé en janvier dernier dans la perspective des élections parlementaires, a "enrôlé" une partie des employés des entreprises publiques, de l'administration, des hôpitaux.. en les menaçant de les licencier s'ils refusaient d'adhérer.

Enfin, les dates des élections ont été fixées par décret du président au 17 septembre pour le Sénat et au 10 octobre pour la Chambre basse (Majlis) et les assemblées locales (maslikhats) contrairement à toute logique puisque les députés locaux élisent les sénateurs. Cela signifie donc que ce sont les actuels députés locaux, élus en 1994 sur la base d'actes législatifs déclarés inconstitutionnels en 1995, qui éliront le Sénat appelé à travailler avec les futures Majlis et maslikhats.

Quelles perspectives en vue des élections de l'automne prochain ?

Face à de telles conditions, les mouvements d'opposition gardent néanmoins espoir de remporter quelques sièges.
Du fait de son ancrage territorial, le Parti communiste, malgré le manque de charisme de son secrétaire général, devrait s'imposer comme le second parti au Parlement[8]. La seule issue pour les autres formations d'opposition serait donc de s'unir avec lui au niveau local. Cette solution a d'ailleurs été retenue : le 7 juillet dernier cinq mouvements dont le Parti Communiste, le mouvement Orleu et le RNPK ont conclu une alliance par laquelle ils se sont engagés à présenter un candidat unique dans les soixante-sept circonscriptions qui relèvent du scrutin uninominal.

Alliance qui paraît totalement "contre-nature" si l'on songe que le programme économique de RNPK est d'inspiration néo-libérale et monétariste, que le leader du Parti Communiste prétend se rapprocher aujourd'hui de la "social-démocratie" tout en étant loin d'avoir renoncé publiquement au modèle ancien, et qu'Orleu par la voix de son chef, Seydkhamet Kuttykadam, appelle à réfléchir à un sens renouvelé de l'idée de révolution en prenant pour exemple les "révolutions non violentes" du Portugal en 1974 et d'Indonésie en 1998....

Alliance purement stratégique, donc, et qui ne résisterait sans doute pas à des "prolongations" au-delà des élections.
Une percée de l'opposition lors des prochaines élections aurait sans aucun doute une grande portée symbolique, elle ne serait de toute manière pas de nature à remettre en cause le pouvoir du président Nazarbaïev étant donné l'autoritarisme du système en place qui laisse très peu de pouvoir au Parlement.

Par Eva KOCHKAN

Vignette : Naissance du mouvement anti-nucléaire Nevada-Semipalatinsk le 28 février 1989 (Dianuke.org)

Notes :

[1] cf. RAVIOT, Jean-Robert Ecologie et pouvoir en URSS. Le rapport à la nature et à l'espace: une source de légitimité politique dans le processus de désoviétisation, thèse de doctorat de 3ème cycle d'études soviétiques et est-européennes, IEP de Paris, 1995, p 500.
[2] La constitution confère au président de la République d'immenses pouvoirs dans les domaines législatif, exécutif et judiciaire. Par ailleurs, l'actuel président, Nazarbaïev, privilégie les membres de sa famille pour l'obtention des poste-clefs dans l'administration, pratique politique que de nombreux politologues désignent par le terme de "tribalisme".
[3] Le parti RNPK a été enregistré en décembre 1998, le Parti Azamat en mars 1999 (il s'agit de la transformation du mouvement Azamat qui date de 1996) et le mouvement Orleu a été fondé en avril 1999.
[4] Entretien avec Mourat Aouezov le 20 avril 1999. Par le terme de "pingouins" il désigne le Parlement, reprenant ainsi l'expression d'Anatole France "l'île des pingouins".
[5] cf. Massanov, Nurbulat "Politiceskaâ i ekonomiceskaâ elita kazahstana" in Centralnaâ Aziâ i Kavkaz n°1, 1998.
[6] Une des raisons du déplacement de la capitale est d'ailleurs le souci d'éloigner le centre du pouvoir de l'influence de l'intelligentsia.
[7] Par exemple pour "avoir participé à une réunion d'une organisation non-enregistrée", motif de non admission de plusieurs candidats à l'élection présidentielle en janvier dernier. Voir notre précédent article "Le Kazakhstan vit-il une époque de changements ?" in Regard sur l'Est n° 14, mars-avril 1999.
[8] cf. sondage VIProblem in Panorama (Almaty) n°13, avril 1999.

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