En octobre 2014, l’entreprise Apple lance une grande campagne de communication autour d’une nouvelle fonctionnalité sur ses appareils : la possibilité de signer des documents PDF à l'aide d'un trackpad. Immédiatement, le Premier ministre estonien de l’époque Taavi Rõivas réagit dans un tweet : « Cher Apple, si vous êtes intéressé par la façon dont les fichiers sont réellement signés numériquement, contactez n'importe quel Estonien. »
Par cette provocation, le Premier ministre estonien cherchait à mettre en avant la position pionnière de son pays dans le secteur numérique. En effet, en 2015, entre 95 et 97 % des Estoniens possédaient déjà une carte d'identité numérique leur permettant de signer numériquement des documents. Pour ce pays de 1,3 million d’habitants qui peut se prévaloir du développement du système de carte d’identité numérique le plus développé au monde, de la numérisation de la plupart de ses services publics et d’une grande expérience dans la cybersécurité, le titre de « société numérique la plus avancée du monde » n’est peut-être pas usurpé.
L’Estonie, un laboratoire à innovations numériques
Si l’Estonie se positionne aujourd’hui comme l’un des pionniers du numérique, c’est tout d’abord parce qu’elle a bénéficié d’un contexte favorable à la création d’un nouveau modèle fondé sur cette caractéristique. En 1991, avec la chute de l’URSS, le pays recouvre son indépendance et hérite des systèmes technologiques de l’Union soviétique. Or, Tallinn était jusqu’alors l’un des plus gros centres de recherches en cybernétique, ainsi que le centre névralgique des télécommunications pour les républiques baltes. Ainsi, face à l’enjeu de la reconstruction, l’Estonie va se servir de cet atout pour lancer le développement d'une infrastructure numérique ambitieuse, érigée en stratégie nationale. Cette stratégie vise tout à la fois à répondre à l’enjeu de la transition démocratique ainsi qu’à celui de la reconstruction économique.
1994 voit la mise en place du premier schéma stratégique intitulé Principes de la politique d'information estonienne, dont l’objectif est le développement des technologies de l’information. Le Parlement estonien ratifie le plan et octroie alors 1 % du PIB au financement de ces nouvelles technologies. Puis, en 1996, Tallinn décide de lancer l'initiative Tiger Leap, programme de développement de l'infrastructure informatique à l'échelle du pays. Il prévoit notamment l’équipement de toutes les écoles publiques en ordinateurs que les élèves peuvent utiliser pour étudier.
Dès lors, la numérisation ne s’arrête plus. En 1996 apparaissent les premiers services bancaires en ligne et, en 2000, la possibilité de déclarer ses impôts en ligne. En 2001, la plateforme X-Road est mise en place, permettant de centraliser 99 % des services publics sur une même interface accessible en ligne 24 heures sur 24 et 7 jours sur 7. Puis, en 2002, les premières signatures numériques voient le jour, en même temps que l’inscription dans la Constitution estonienne de l’accès à l’Internet comme droit naturel du citoyen. La grande course au numérique se poursuit avec le vote en ligne dès 2005, puis en 2008 le système « e-health », qui consiste en la numérisation des dossiers permettant de fournir les profils complets de chaque patient, réduisant ainsi la bureaucratie et donnant accès à des informations vitales en cas d'urgence.
Enfin, en 2014, l’Estonie procède à son dernier grand tournant numérique : celui de l’e-residency. Le gouvernement décide alors de mettre en place un système de carte numérique de résident estonien accessible à tout un chacun. Jouant de la confusion avec la carte de citoyen estonien – numérique également – l’e-residency révèle une Estonie qui se veut « société numérique sans frontière que tout citoyen du monde peut rejoindre ». La communication fait mouche et des internautes de tous les pays du monde commencent à y souscrire, au premier rang desquels des Finlandais, des Russes, des Ukrainiens et des Chinois…
Entre renouvellement de la gouvernance et « nation branding »
Si la communication autour de l’e-residency et de la société tout numérique est très efficace, elle pose de nombreuses questions sur les changements qu’elle pourrait apporter, notamment dans le rapport entre État et citoyen. La numérisation de la quasi-intégralité des services publics a en effet profondément modifié les pratiques citoyennes. Dans le cas de l’e-residency, elle pose même une question sur le statut de résident et son lien avec le territoire du pays. En effet, un citoyen appartient généralement à une communauté politique territoriale où l'accès aux droits et privilèges dépend fortement de la résidence physique ainsi que d’une identité nationale partagée. Enfin, la centralisation d’autant de données pose nécessairement la question de leur protection et du degré de confiance accordé à l’État. Celui-ci garantit que personne ne puisse manipuler ces données pour d’autres fins que celles préétablies. Ainsi, les citoyens sont informés lorsque les autorités, les prestataires de services, la police ou les médecins consultent leurs données. La transparence semble régner puisque, selon l’Eurobaromètre de 2014, 51 % des Estoniens faisaient confiance à leur État, contre seulement 29 % des Européens en moyenne.
Cependant, derrière la mise en avant de la révolution administrative et politique que cherche à promouvoir l’Estonie, on retrouve une stratégie d’influence et d’attractivité économique dont les objectifs semblent bien plus concrets. L’objectif de l’e-residency est de recruter à terme « 10 millions d'e-Estoniens », c’est-à-dire en fait de faciliter l’enregistrement d’entreprises étrangères sur son territoire, déjà attractif du fait d’un système fiscal avantageux (l’impôt sur le revenu est de 0 % pour les entreprises dont les bénéfices sont réinvestis dans le pays). Ainsi, c’est avant tout la logique économique qui prime dans ce projet. La possibilité, pour un pays comme l’Estonie, d’élargir son économie nationale en offrant aux ressortissants étrangers la possibilité d'enregistrer électroniquement une société en Estonie et de la gérer à distance pourrait en effet stimuler le développement de nouveaux services électroniques et apporter des revenus à l'État.
De plus, bien qu’attractif sur le papier, le système d’e-residency comporte quelques non-dits, qui freinent considérablement les ambitions du projet : tout d’abord, l’e-residency n’est pas tout à fait un système intégralement numérique. En effet, la présence physique reste nécessaire à certaines étapes de la demande de résidence électronique. Ainsi, il est obligatoire de se rendre dans un bureau de police estonien, au consulat ou à l'ambassade d’Estonie, afin d’être identifié. De plus, le programme a été fortement critiqué pour son manque de services spécialement conçus pour les e-résidents. De fait, la plupart des services numériques ont pour objectif de faciliter l’accès aux services publics pour les citoyens en Estonie, et non de créer de nouveaux services pour les e-residents. Enfin, la dernière critique provient des Estoniens eux-mêmes : face à la numérisation d’autant de services, il existe désormais un risque accru d’inégalités liés à la fracture numérique.
L’enjeu sécuritaire de la citoyenneté numérique
En faisant le choix d’une société tout numérique, les autorités ont exposé le pays aux vulnérabilités liées au risque de cyberattaques. Cet enjeu reste au cœur des préoccupations de Tallinn, dont la crédibilité repose sur sa capacité de protection. La prise de conscience intervient durement le 27 avril 2007 : l’Estonie connaît alors la première cyberattaque visant une structure étatique. Dans le contexte de dé-soviétisation pourtant déjà bien avancée dans le pays, le Parlement estonien vient de décider de déplacer du centre-ville de Tallinn une statue à la gloire des soldats soviétiques tombés lors de la Seconde Guerre mondiale, le Soldat de bronze. Ce mémorial, qui abrite de surcroît sous son socle des ossements de soldats soviétiques, incarne aux yeux de la communauté russophone du pays – qui constitue environ 35 % de la population totale – une part d’héritage culturel. Pour la majorité estonienne, il s’agit au contraire d’un symbole de l’occupation soviétique et des exactions commises par le pouvoir soviétique dans le pays. De violentes manifestations éclatent dans la ville et le pays, largement médiatisées en Russie en cette veille de 9 mai, jour essentiel de commémoration. Une série de cyberattaques paralyse alors de nombreux services publics. Pour le gouvernement estonien, il ne fait aucun doute que l’attaque vient de Russie, voire est pilotée directement par le gouvernement russe. Cette attaque suscite une profonde remise en question pour l’Estonie, qui va alors chercher à s’établir comme pionnière de la cybersécurité.
Depuis, l’Estonie a développé à Tallinn un Centre d'excellence en matière de cyberdéfense, fruit de la coopération entre le pays et l'OTAN. L’objectif d’un tel centre est le développement de la recherche et de la formation en matière de cybersécurité. Depuis le 1er janvier 2021, le ministère estonien de la Défense a en outre mis en place le programme CR14 (Cyber Range 14), qui propose des formations liées à la cybersécurité à des partenaires nationaux et internationaux du secteur privé et du secteur public. À travers de telles initiatives, Tallinn cherche à s’imposer comme une référence sur la cybersécurité et à poursuivre la promotion de son modèle. Ces initiatives semblent porter leurs fruits puisque l’indice mondial de cybersécurité de l’Union internationale des télécommunications classait en 2020 l'Estonie au 3ème rang des pays les plus sûrs.
Quels développements ?
La politique numérique de l’Estonie s’est avérée être une grande réussite sur le plan technologique, permettant au pays de développer de nombreuses innovations et de se positionner en pionnier. Sa politique active de communication autour de projets phares comme l’e-residency a permis le développement d’une marque nationale positive. Ainsi, le choix du numérique a permis à l’Estonie de se démarquer, en se dotant d’un avantage concurrentiel crucial sur le plan politique et économique, ce qui est particulièrement important pour un pays de sa taille.
Aujourd’hui, le pays entreprend de se concentrer sur le développement de l’intelligence artificielle : en 2019, l’Estonie a mis en place une intelligence artificielle juridique permettant d’arbitrer de manière autonome sur des délits mineurs. De nouveaux développements pourraient voir le jour, suscitant toujours plus d’interrogations sur les rapports entre technologie et vie politique.
Sources principales :
Tam Abaku, Mergime Ibrahimi, Anu Masso & Piia Tammpuu, « Estonian e-residency and conceptions of platform-based state-individual relationship », Trames Journal of the Humanities and Social Sciences,n° 26/3, février 2022.
Margarita Kimmo, Ingrid Pappel & Dirk Draheim, « E-Residency as a Nation Branding Case », ICEVOG, avril 2018.
Tim Lai, « ‘Once you have e-Residency, borders become meaningless’, as Estonia drives its digital expansion », Forbes, 5 mai 2021.
Vignette : e-Estonia.
* Louis Terriou est étudiant à l’INALCO en relations internationales, diplômé de SciencesPo Lyon et de l’ENS de Lyon, il se concentre sur les enjeux géopolitiques contemporains, en particulier en Indopacifique.