Le 18 octobre 2009 se sont tenues en Estonie les élections municipales en vue du renouvellement des conseils municipaux et des pouvoirs exécutifs dans les villes et les communes rurales. Ce scrutin a été marqué dans la capitale par la victoire sans conteste du Parti du Centre (Keskerakond – centre-gauche, opposition parlementaire), avec 53,5 % des suffrages exprimés.
Dans la capitale, les principaux partis de la coalition gouvernementale actuellement au pouvoir, le Parti de la Réforme (Reformierakond - centre-droit) et l'Union pour la Patrie –Res Publica (Isamaa ja Res Publica Liit –IRL- droite) ont obtenu respectivement 16,67 % et 15,48 %. Enfin, le Parti Social-Démocrate (SDE) est le seul autre parti à avoir franchi le seuil de 5% requis pour obtenir des sièges, avec 9,83 % des suffrages[1].
Avec un tel score, Edgar Savisaar, maire sortant et président de son parti, a obtenu une nouvelle fois la majorité au conseil de Tallinn. Contrairement aux précédentes élections, le Parti du Centre obtient même la majorité absolue des suffrages[2]. Ces élections municipales constituent également le second succès de l'année 2009 après une victoire lors des élections européennes, où le Parti du Centre a conquis deux des six sièges accordés à l'Estonie au Parlement européen. Cette victoire en juin 2009 avait été déjà favorisée par un soutien massif à Tallinn, où 40 % des électeurs avaient voté en sa faveur.
En octobre 2009, Edgar Savisaar a su mobiliser son électorat tallinnois face aux partis de la coalition au pouvoir (menée par Andrus Ansip) et profiter du contexte économique pour faire de ce scrutin un moment de contestation de la politique du gouvernement. L'un des slogans les plus utilisés par les candidats du Parti du Centre réclamait un changement dans la manière de diriger l'Estonie. Lors du lancement de la campagne de son parti, le 5 septembre 2009, Edgar Savisaar déclara qu'« il [était] nécessaire de remplacer ceux qui ne sont pas capables de faire face aux difficultés »[3]. Cette opposition à la gestion de la crise économique (réductions des dépenses de l'Etat, hausse du chômage, privatisations, retraites) et le souhait de voir un changement à la tête de l'Etat furent aussi exprimés lors d'une manifestation, organisée le 24 septembre par Edgar Savisaar, qui a réuni 1 000 personnes, devant le siège du Riigikogu, le Parlement, sur la colline de Toompea.
De leur côté, les candidats des partis de la coalition gouvernementale, qui ont un temps cru en la victoire[4], appelaient au changement, critiquant la gestion de la ville par l'équipe dirigeante sortante. Président d'IRL et candidat dans le district de Kesklinn (centre de la ville), Mart Laar écrit à ce propos dans Postimees du 11 septembre 2009 : « Tallinn a vraiment besoin de changement. Je refuse de voir cette ville devenir une candidate sérieuse au titre de capitale de la corruption »[5]. Le Parti du Centre dirige seul la ville de Tallinn depuis les élections locales de 2005 et Edgar Savisaar en est devenu maire après son échec aux élections législatives de mars 2007. Ses opposants le critiquent depuis à propos de la mise en place d'un système de corruption dans la capitale, les activités de la ville et celles du Parti du Centre étant selon eux un peu trop mêlées. La campagne électorale fut d'ailleurs marquée par les critiques concernant l'affichage public et son financement.
Le Parti du Centre, « parti des russophones »
L'analyse des résultats du 18 octobre 2009 souligne néanmoins une certaine territorialisation du vote pour le Parti du Centre. Les résultats varient tant au niveau des districts qu'à celui des bureaux de vote. La ville de Tallinn est découpée en suivant les limites des huit districts administratifs et une liste se présente dans un seul district.
Si l'on ne considère que les districts, le Parti du Centre est arrivé en tête dans six des huit districts, étant devancé à Nõmme par le Parti de la Réforme (35,3 % contre 23,4 %) et à Pirita par le Parti de la Réforme et IRL (31,4 % et 26,5%, contre 23,1 %). Il faut toutefois préciser l'ampleur des scores dans chaque district. En effet, le Parti du Centre remporte des victoires écrasantes dans les districts (plus peuplés) de Lasnamäe (76,94 %) et de Põhja-Tallinn (63,4 %). Il obtient également la majorité des suffrages à Mustamäe et à Haabersti avec respectivement 51,33 % et 53,73 % des votes. Dans les deux autres districts, le score oscille entre 32 % et 38 %. L'ampleur de la victoire du Parti du Centre a été parallèlement accrue par une abstention plus forte dans les districts favorables aux partis du gouvernement.
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L'ancrage du Parti du Centre dans certains districts de Tallinn permet d'observer deux phénomènes indissociables: un renforcement du vote russophone en faveur du Parti du Centre et l'absence indiscutable d'audience de partis russes ou russophones en Estonie. C'est à Lasnamäe, district où la population est pour moitié russophone, que le Parti du Centre a recueilli le plus de voix. A l'opposé, c'est dans les districts de Pirita et de Nõmme, à 85 % estoniens[6], que les résultats ont été les plus faibles et où le Parti du Centre n'a pas remporté l'élection.
En Estonie, les populations russophones, y compris les non-citoyens (apatrides) qui ont le droit de vote aux élections municipales, ne font traditionnellement pas leur choix politique selon un critère national (ethnique) et choisissent de faire confiance à un parti estonien s’il leur semble pouvoir répondre à leurs attentes en matière économique et sociale, plutôt qu'aux listes dites russes. L'existence de listes déposées par des candidats russophones n’incite généralement pas les électeurs à se tourner vers celles-ci, comme l’Union de gauche russe – Notre Ville (Vene Vasakliit – Meie Linn) ou la liste dirigée par Dmitri Klenski (Spisok Klenskogo – Russkij Tsentr[7]). Ces deux listes n’ont recueilli ensemble que 1,48 % des suffrages lors du scrutin d’octobre 2009 à Tallinn, loin des 5 % nécessaires pour obtenir le droit de siéger au Conseil.
Cette situation spécifique à l'Estonie appelle une comparaison avec un pays voisin: contrairement à la Lettonie, où des partis russophones peuvent obtenir des élus (c’est le cas, depuis juin 2009, du nouveau maire de Riga), l'Estonie n'offre pas vraiment d’espace libre aux non-estoniens, hormis lors des élections municipales de certaines villes de l'Ida-Virumaa russophone, où les listes, locales, ne sont pas apparentées aux grands partis estoniens.
Le plébiscite d’un homme ?
La victoire du Parti du Centre à Tallinn doit avant tout être vue comme la victoire d’un homme, Edgar Savisaar, qui a recueilli à lui seul 18 % des suffrages exprimés à Tallinn. Tête de liste de son parti à Lasnamäe, Edgar Savisaar a bénéficié de sa popularité pour s’adjuger 38 974 voix, soit 64,3 % des suffrages du district. Candidat dans le district comptant certes le plus d’électeurs inscrits, Edgar Savisaar a très nettement devancé les autres candidats, et aucun autre élu n’a d’ailleurs obtenu plus de 10 000 voix (Jüri Ratas -Parti du Centre- obtient 9 724 voix à Mustamäe).
Alors que les principaux candidats n'ont obtenu que quelques milliers de voix, y compris à Lasnamäe (Keit Pentus, candidate du Parti de la Réforme pour le poste de maire de la capitale n’y a par exemple obtenu que 3 416 voix), Edgar Savisaar peut s'appuyer sur une victoire personnelle pour un futur positionnement politique en Estonie. Immédiatement après la proclamation des résultats, certains analystes estoniens ont d’ailleurs placé Edgar Savisaar dans la course à la présidence de la République[8]. Le mandat de l'actuel Président, Toomas Hendrik Ilves, s'achève à l'automne 2012 et le Parlement, institution élisant le chef de l’Etat, sera renouvelé au printemps 2011. Actuellement dans l'opposition parlementaire, le Parti du Centre pourrait s'appuyer sur sa victoire aux municipales pour prendre le pouvoir des institutions gouvernementales et mettre Edgar Savisaar sur les rails pour 2011 et 2012. Malgré la non-participation des non-citoyens, qui votent massivement pour cette formation, le Parti du Centre pourrait renforcer sa présence au Parlement lors des prochaines législatives et être porté à la présidence de la République en 2012, dans le cas d'une élection par le collège électoral[9].
Toutefois, les réactions à chaud ne doivent pas négliger le fait que l'actuel Président pourrait briguer un second mandat. Aucune issue claire ne peut donc être dégagée actuellement, le jeu des alliances électorales variant selon les villes et les communes. L'alliance née après les élections entre le Parti du Centre et le Parti social-démocrate au Conseil de Tallinn pourrait, par exemple, imposer un compromis entre les deux partis.
[1] Neuf listes de candidats s'opposaient à Tallinn avec, outre les quatre partis qui ont obtenu des sièges, les Verts (2,18 %), la Liste Dmitri Klenski (1,23 %), les Démocrates-Chrétiens d'Estonie (0,29 %), l'Union de Gauche russe – Notre Ville (0,24 %), la liste Alternative (0,19 %) et la liste pour une meilleure vie de la population tallinnoise (0,11 %).
[2] En 2005, le Parti du Centre avait obtenu à Tallinn 41,11 % des suffrages exprimés.
[3] Edgar Savisaar, « Edgar Savisaare ettekanne Keskerakonna valimiskonverentsil », 5 septembre 2009, http://www.keskerakond.ee/meedia/uudised
[4] Hetlin Vilak, « Kandidaadid usuvad paremerakondade võitu Tallinnas », Eesti Päevaleht, 4 septembre 2009, http://www.epl.ee/artikkel/477163
[5] Mart Laar, « Mart Laar : muutus Tallinnas eeldab muutust selle juhtimisstiilis », Postimees.ee, 11 septembre 2009, http://www.postimees.ee/?id=162627
[6] Résultat correspondant à la proportion se déclarant estonienne du point de vue ethnique lors des recensements.
[7] Il s'agit ici du nom de la liste dans sa retranscription estonienne, telle qu'il est présenté sur les résultats officiels de l'élection.
[8] Sulbi, Raul, « Aasmäe : täna selgub, kas Savisaarest saab järgmine president », Postimees.ee, 18 octobre 2009, http://poliitika.postimees.ee/?id=176743
[9] Si aucun candidat n'est élu après trois tours de vote au Parlement, un collège regroupant les parlementaires et des élus locaux est réuni.
Source principale
Vabariigi Valimiskomisjon, www.vvk.ee
* Vincent DAUTANCOURT est doctorant à l'Institut Français de Géopolitique – Université Paris 8
Photo : Edgar Savisaar (source: http://www.keskerakond.ee/savisaar/)