La mobilisation des croyants à l’occasion de la visite du pontife invite cependant à nuancer ce cliché et à s’interroger sur la complexité du rapport des Tchèques au catholicisme. Jana Peskova, animatrice à l’Ecole d’évangélisation diocésaine de Coutances et étudiante en théologie à Strasbourg, nous donne un aperçu de la manière dont un jeune Tchèque pratique aujourd’hui la religion catholique.
Peut-on rendre le communisme responsable de la sécularisation de la société tchèque? Ne s'agissait-il pas du prolongement d'une évolution entamée déjà bien avant?
Jana Peskova: L'histoire du christianisme en République tchèque commence au IXe siècle. Comme partout en Europe, il prend progressivement de plus en plus de place. Aux XIVe-XVe siècles, les pays tchèques sont les premiers à connaître un mouvement de réforme menée par Jean Hus et ses successeurs. Deux-tiers de la population deviennent alors protestants. Mais tout bascule de nouveau au XVIe siècle avec la Contre-Réforme et les Habsbourg. On compte alors presque 100% de catholiques. Par la suite, les Lumières entament une légère sécularisation, renforcée par la Première République (1918-1939) mais, à la veille de la Seconde Guerre mondiale, on compte toujours 92% de chrétiens, en grande majorité catholiques. Bien sûr, 40 ans de communisme et de propagande anticléricale ont laissé une trace profonde dans les consciences, mais nous ne pouvons pas restreindre le phénomène de déchristianisation en République tchèque à l’évolution historique.
Sous quelle forme le catholicisme a-t-il pu être pratiqué sous le régime communiste? Les Tchèques pouvaient-ils pratiquer cette religion sans se cacher?
Cela dépend de ce que nous entendons par le mot «pratiquer». Il était toujours possible d'aller le dimanche à la messe, de faire baptiser ses enfants, de les faire catéchiser, mais il y avait des conséquences: on était «fiché», c'est-à-dire repéré par la police. Le régime communiste a toujours essayé de repousser la foi dans le domaine privé. Il ne fallait pas que l'expression de cette foi dépasse les murs de l'église.
Quelles étaient les peines encourues par les pratiquants?
Affirmer sa foi, la pratiquer, désirer la transmettre supposait au mieux d'être gentiment embêté par la police avec des questions désagréables, de ne pas pouvoir faire des études prestigieuses ou de ne pas pouvoir exercer son métier. Mais il y pouvait y avoir des conséquences plus graves, qui allaient jusqu'à la prison, la torture, souvent suivie de la mort. L'Eglise était dirigée par l'État. Les évêques ne pouvaient donc pas procéder à la nomination de prêtres, le séminaire était sous le contrôle de l'État. Les prêtres étaient empêchés d'exercer librement leur mission et de nombreux monastères ont été fermés de force. Et j'en passe...
Par rapport aux autres pays communistes, la Tchécoslovaquie se distinguait-elle dans le domaine religieux? Pourquoi la pratique de la religion a-t-elle pu se maintenir en Pologne mais pas en Tchécoslovaquie?
C’est une énigme pour moi. Je ne crois pas que la pratique religieuse était vraiment distincte en Pologne de ce qu’elle était en Tchécoslovaquie. Peut-être y avait-il un mouvement plus populaire en Pologne, plus fortement ancré. L'Eglise y était un lieu de résistance ouverte contre le régime. On entend aussi souvent dire que la persécution de l'Église était moins importante en Pologne. Je ne saurais pas expliquer le pourquoi de cette différence. Mais cela montre que les mêmes conditions historiques n’ont pas forcément le même effet.
Y a-t-il eu un retour massif à la religion après la chute du régime communiste?
Non, bien au contraire, nous observons une chute vertigineuse du nombre de ceux qui se disent croyants. La religion était tabou durant 40 ans, elle ne figurait même pas sur les feuilles de recensement. Elle a été bannie, considérée comme «opium» du monde. Mais pourquoi une telle baisse depuis ? Il y a peut-être une certaine indifférence, du doute, mais aussi la peur de se dire croyant même dans un État libre…
Peut-on percevoir des différences régionales ou un clivage ville/campagne dans la pratique du catholicisme?
Oui, il y a une grande différence entre la pratique religieuse en Bohême et en Moravie et Silésie. La Moravie et une partie de la Silésie ont su garder une foi populaire, une véritable transmission au sein des familles. La foi est alors plus vivante, plus visible dans ces régions qu'en Bohême. Peu importe s'il s'agit de la campagne ou de la ville, même si la déchristianisation se fait davantage sentir à la campagne. Si on peut parler d'un clivage, c’est plutôt dans la manière de vivre sa foi: celle-ci est plus simple, plus populaire à la campagne, tandis que dans les villes, les croyants cherchent davantage à vivre leur foi de manière plus intellectuelle.
Comment est financée l'Église catholique aujourd'hui? Par l'État ou par les fidèles?
C’est une question sensible. Depuis vingt ans, l'Église -ou plutôt les Églises- demandent une indépendance financière face à l'État mais aucun accord n'a été trouvé. Le problème central est la restitution des biens de l'Église catholique confisqués lors de la période communiste. Une question qui prend malheureusement beaucoup de place.
Quels sont les domaines d'intervention de l'Église catholique aujourd'hui? Est-ce que sa position sur les questions de morale ou d'éthique a une influence auprès de la population?
Aujourd'hui, l'Église fait partie du paysage de la société tchèque et elle y a pleinement sa place. Cela peut choquer en France, mais les émissions religieuses sur les chaînes publiques sont admises. Dernièrement, la visite du pape a été entièrement retransmise par la télévision tchèque. A Noël ou à Pâques, il n'est pas rare de voir des émissions sur le sens chrétien de ces fêtes. Le christianisme est vécu comme une richesse culturelle, un héritage à transmettre, même si l'on ne se dit pas croyant. L'Église intervient également dans le domaine spirituel, éducatif et social. En revanche, elle reste assez timide quant à la vie politique ou l'actualité de la société, du monde.
Quelle est aujourd'hui l'influence de l'Église hussite? Les Tchèques, sont-ils toujours fiers de leur «Luther tchèque»?
Cette influence est minime, voire nulle. A peine 2% de la population appartient à l'Église hussite. Quant à la fierté que les Tchèques en tirent, je dirais qu’ils sont contents d'avoir un jour férié, le jour anniversaire de la mort de Jean Hus, mais je ne suis pas sûre qu'ils y accordent plus d'importance que cela. Les gens ont peu de connaissances sur cette partie de l'histoire nationale, c'est dommage.
Vingt ans après la chute du régime communiste, l'Église catholique a-t-elle réussi à mettre en place un système d'encadrement de la société par l'intermédiaire de l'enseignement, des pèlerinages, etc.?
Il y a bien sûr de nombreuses propositions lancées par l'Église catholique. Mais on ne peut pas dire qu'elles touchent la société dans sa globalité. Les non-croyants ont un lien avec l'Église par les musées d'art sacré, les visites d’églises, la musique religieuse, etc. Mais des initiatives très intéressantes apparaissent, comme par exemple «La nuit des Églises»: on peut découvrir des églises sous une autre lumière, à l’aide d’animations musicales ou théâtrales.
Quelle est votre propre expérience? Vous avez été amenée à la foi catholique par votre famille ou de votre propre initiative?
Les deux. J'ai été baptisée toute petite mais je n'ai pas reçu d'éducation religieuse. On en parlait à la maison mais mes parents n'allaient pas à l'église et ne priaient pas avec nous. Je n'ai pas fait de catéchisme. Ce n'est qu'après la chute du communisme que ma grand-mère a commencé à m'emmener à la messe. J'avais 9 ans. Au départ, j'ai suivi sans trop comprendre. Ce n'est qu'à 11 ans que j’ai eu une véritable expérience de Dieu dans ma vie. J’ai demandé à être catéchisée, à recevoir la communion, le sacrement de réconciliation, etc. C'était aussi le moment où j’ai commencé à fréquenter un groupe de jeunes dans ma paroisse. Grâce à ces jeunes et avec eux, j'ai pu grandir dans mon humanité autant que dans la dimension spirituelle. Je garde le souvenir d'une Église accueillante, dynamique, chaleureuse et joyeuse. Une Église intergénérationnelle où chacun a sa place.
Mais cela ne veut pas dire que l'Église en République tchèque est sans faille. Elle reste malgré tout marquée par les quarante ans de silence forcé et elle ne fait que découvrir la richesse de Vatican II. A mon avis, le chemin est encore long pour faire évoluer son langage. Pour l’instant, elle continue de vouloir parler comme la loi, ce qui est souvent reçu à l'extérieur comme un jugement de valeur. Pourtant, le rôle d’une Église est plutôt d'écouter, d'entendre, d'accompagner, d'ouvrir, de libérer, d'éduquer et, par la même occasion, de faire grandir.
L'église catholique, réussit-elle aujourd'hui à séduire les jeunes? Quelles activités propose-t-elle aux enfants?
J'espère que l'Église n'essaie pas de séduire mais de proposer avant tout des relations authentiques. La foi est une rencontre personnelle avec le Christ. On ne peut forcer à croire mais tout simplement essayer de montrer le chemin. Dans ce sens, les propositions ne manquent pas. Cela va du catéchisme aux camps d'été pour les enfants, en passant par des activités de loisirs (sport, jeux, musique, etc.). Pour les plus grands, des week-ends de formation, de connaissance de soi et de l'autre, des moments de créativité, de pause spirituelle sont proposés. Il y a aussi des rassemblements au niveau diocésain ou national, des festivals, des concerts. Il existe même, depuis quelques années, une émission télé pour les ados, appelée «Exit 316» et qui aborde des sujets divers tels que l’amitié, l’amour, la violence ou la mort avec un regard chrétien. Il existe aussi une revue pour les filles, véritable alternative aux revues un peu «dénudées».
Dans quelle structure s'effectue la catéchèse? Y a-t-il beaucoup d'écoles religieuses?
La catéchèse se fait soit en paroisse, soit à l'école. Cela ne pose aucun souci. Le catéchisme a sa place à l'école, au même titre que le dessin, les activités sportives ou autre. Mais sur la base du volontariat de l’élève, bien sûr. Je parle des écoles publiques qui sont majoritaires. Il n'y a qu'une centaine d'écoles catholiques (de la maternelle aux études supérieures) en République tchèque. L'enseignement catholique n'a pas la même position et ne relève pas de la même tradition qu’en France.
Y a-t-il une grande différence entre la pratique de la foi en France et en République tchèque, en particulier parmi les jeunes?
Ce n'est pas une question facile. Les jeunes sont les mêmes partout dans le monde. Ils portent le même désir fondamental d’aimer et d’être aimé. C'est peut-être pour cela qu'ils arrivent aussi facilement à partager lors des JMJ (Journées Mondiales de la Jeunesse), des rassemblements divers, des pèlerinages... Quelle différence alors entre un jeune catholique tchèque et un jeune catholique français? C'est subtile, je ne voudrais pas généraliser mais je vais essayer quand même. Un jeune catholique français engagé priera chez lui, organisera des week-ends de ressourcement dans un monastère, prendra un temps de retraite ou de rassemblement lors de ses vacances, fera peut-être partie d'un groupe de prière, suivra une formation théologique, voire s'engagera dans une démarche d'évangélisation; Un jeune catholique tchèque engagé, lui, ira à la messe tous les dimanches, fréquentera régulièrement le sacrement de réconciliation, s'efforcera de prier ou de lire la Bible chez lui de temps à autre, fera peut-être partie d'un groupe de réflexion, de partage d'évangile, de prière, il participera à des veillées de prière ou des week-ends au cours desquels se conjugueront loisirs et formations de développement personnel et spirituel, il partira pour un camp d'été organisé par sa paroisse. Mais l'évangélisation? Il n’en a pas encore trop entendu parler... Le paysage ecclésial ne donne pas les mêmes opportunités. Il n'a pas les mêmes accents, les mêmes approches, même s’il garde le même but.
Par Zuzana LOUBET DEL BAYLE
Photo: Le pape Benoît XVI à Prague en septembre 2009. © Juan Provecho, Česká biskupská konference (http://www.navstevapapeze.cz/)