La profonde opposition géopolitique entre l’Estonie et la Russie repose en premier lieu sur des visions divergentes de l’Histoire. La guerre en Ukraine a plus que jamais élargi le fossé mémoriel entre les deux pays. Depuis près de trois décennies, les tensions autour des monuments soviétiques cristallisent ainsi les tensions.
L’émission d’un avis de recherche par la Russie le 13 février 2024 à l’encontre de la Première ministre estonienne Kaja Kallas est certes remarquable puisqu’il vise un chef de gouvernement européen – à ce jour, le seul concerné par une telle procédure –, mais il n’en demeure pas moins laconique. La Première ministre est en effet poursuivie dans le cadre d’une vague « affaire pénale », mais sans guère de précisions.
Il a fallu le commentaire de Dmitri Peskov, porte-parole du Kremlin, et celui de Maria Zakharova, porte-parole du ministère russe des Affaires étrangères, pour y voir plus clair. Le premier, commentant les avis de recherche lancés contre plusieurs responsables politiques baltes, dont K. Kallas, affirme : « Ces gens sont responsables de décisions qui sont de facto une insulte à l’Histoire ; ce sont des gens qui mènent des actions hostiles contre la mémoire historique, contre notre pays. » La seconde, quant à elle, estime que « ces crimes contre la mémoire des libérateurs du nazisme et du fascisme doivent être poursuivis. »
Ce n’est donc pas la position très proactive de Kaja Kallas dans la guerre en Ukraine qui est formellement visée par le Kremlin, mais bien la politique mémorielle estonienne, celle-ci s’exprimant tout particulièrement depuis l’été 2022 par un important travail de déplacement et de déboulonnage des monuments soviétiques présents sur le sol estonien. Entre Tallinn et Moscou, il existe de fait une opposition monumentale, au sens premier du terme. Il faut dire que ces monuments se trouvent à la croisée de deux dynamiques : la (re)construction identitaire des pays baltes et de la Russie d’un côté, et la reconfiguration de la donne géopolitique en Europe depuis 1991 de l’autre(1). Deux dynamiques devenues profondément conflictuelles depuis l’invasion russe de l’Ukraine en 2022.
Le passé soviétique : un héritage monumental encombrant
Annexée par l’Union soviétique en 1940 puis, de nouveau, en 1944, l’Estonie a été jusqu’en 1991 une République socialiste soviétique, c’est-à-dire partie intégrante de l’URSS. Au cours de cette période de près d’un demi-siècle, un double phénomène s’est opéré. Des monuments estoniens érigés durant la période d’indépendance (1918-1940) ont été détruits(2) tandis que d’autres ont été construits, participant ainsi à la soviétisation culturelle et idéologique de l’Estonie.
Or, avec la fin de l’URSS en 1991, la perception officielle de ces monuments a évolué radicalement. S’ils continuent évidemment à être regardés par la Russie et par une large partie des russophones d’Estonie comme un hommage et une reconnaissance aux libérateurs et aux vainqueurs de la Grande Guerre patriotique, en revanche aux yeux des Estoniens, ces monuments sont, au mieux, un héritage encombrant du passé, au pire, les stigmates d’une occupation. Cette appréciation divergente témoigne de l’existence de deux récits mémoriels différents, pour ne pas dire antagonistes, entre l’Estonie et la Russie. La première considère la période soviétique comme une longue occupation ayant privé le pays de son indépendance, tandis que la seconde, défendant la vision soviétique, estime que le pays, au contraire, a été libéré. L’interprétation des événements de la Seconde Guerre mondiale cristallise de fait une large partie du désaccord mémoriel. Dans ces conditions, des tensions géopolitiques en lien avec les monuments soviétiques sont apparues entre l’Estonie et ses minorités russophones, mais aussi entre l’Estonie et la Russie au cours des dernières décennies(3).
Ainsi, après une vive polémique européenne en 2004, l’installation définitive du « monument de Lihula » sur un terrain privé de la commune de Lagedi en 2005 donna lieu à un commentaire offensif du ministère russe des Affaires étrangères. La pérennisation de la stèle, dédiée « aux Estoniens ayant combattu en 1940-1945 contre le bolchevisme et pour la restauration de l’indépendance estonienne » témoignait, selon Moscou, de « la renaissance des sympathies pro-nazies en Estonie ». Le communiqué russe ne manquant pas d’ailleurs de rappeler que le pays appartenait à l’OTAN et à l’UE. Cette crispation russe autour du monument aura constitué l’un des faits marquants d’une année 2005 particulièrement chargée du point de vue mémoriel entre la Russie et les trois pays baltes(4).
Le retour du soldat de bronze ?
Cet affrontement russo-estonien culmina deux ans plus tard, en 2007, lors de l’épisode internationalement connu du soldat de bronze. Beaucoup a été dit sur cet événement politique majeur de l’Estonie post-soviétique. Les cyber-attaques ainsi que l’ingérence informationnelle et diplomatique de la Russie constituent aujourd’hui un modus operandi bien connu, notamment en France ces dernières années. Si l’action russe lors des événements d’avril 2007 relevait en bonne partie d’un acte opportuniste à la faveur d’un débat politique intérieur estonien, elle démontrait aussi l’important usage (géo)politique fait par la Russie de la Seconde Guerre mondiale, singulièrement lors du 9 mai, pierre angulaire du discours politique russe sur la mémoire. L’inauguration officielle du soldat de bronze à son nouvel emplacement le 8 mai 2007 était donc porteuse d’un message politique fort : les autorités estoniennes privilégièrent en effet une commémoration à l’occidentale, un 8 mai, et non pas un 9 mai, comme cela est le cas en Russie.
Le déplacement du monument aura donc été marqué par la symbolique calendaire, mais aussi renforcé par l’inauguration, en 2009, de la Colonne de la victoire de la guerre d’indépendance. Un monument qui illustre de manière flagrante le renversement de la domination mémorielle en Estonie, et qui est situé à quelques centaines de mètres… de l’ancien emplacement du soldat de bronze.
En 2022, la dégradation de la statue du soldat, dans la nuit du 12 avril, souleva d’ailleurs la crainte d’un nouvel emballement politique, a fortiori en ce quinzième anniversaire des événements de 2007 et surtout deux mois après le déclenchement de l’invasion russe de l’Ukraine en février 2022. Mais il y eut plus de peur que de mal. Mieux encore, le 27 avril, quinze ans jour pour jour après le déplacement du monument, Kaja Kallas tenait à souligner que l’Estonie était devenue un « poids lourd de la cybersécurité ». Dans un registre d’appréhension similaire, mais avec le même résultat, les célébrations du 9 mai se déroulèrent dans le calme, sans incident majeur. À Narva et à Kohtla-Järve, les monuments dédiés à la victoire soviétique furent fleuris, rappelant que ces derniers sont aussi des lieux populaires.
Narva : la retraite du T-34
L’invasion russe de l’Ukraine a néanmoins aggravé la fracture mémorielle entre l’Estonie et la Russie et, à l’été 2022, K. Kallas a annoncé la volonté de son gouvernement de procéder au retrait des monuments soviétiques de l’espace public(5). Parmi les sites visés, figure en particulier le T-34 – le légendaire char soviétique de la Seconde Guerre mondiale – trônant à Narva depuis le 9 mai 1970. Le déplacement de la Première ministre dans la ville russophone le 8 août 2022 pour y rencontrer les autorités municipales a constitué un exercice d’équilibre entre fermeté et dialogue. La municipalité de Narva a fini par donner son accord pour le déplacement du blindé qui, le 16 août 2022, a ainsi rejoint le Musée militaire estonien, situé à Viimsi. Sans surprise, la décision estonienne a suscité l’ire des autorités russes. Dans un geste mi-vengeur, mi-provocateur, un T-34 a été installé à Ivangorod, la ville russe voisine de Narva, en septembre 2022. Une réponse, ouvertement assumée, au geste estonien. Une seconde réponse, judiciaire celle-ci, est apportée en novembre 2022 par le Comité d’enquête de la Fédération de Russie. Ce dernier a en effet annoncé ouvrir une enquête sur « les circonstances de la démolition de plus de 240 monuments soviétiques en Estonie ». L’avis de recherche lancé en février 2024 à l’encontre de Kaja Kallas est la conséquence évidente de cette enquête.
Que retenir finalement de cet affrontement monumental entre l’Estonie et la Russie ? Si le contentieux n’est pas nouveau et dure depuis au moins 20 ans, la guerre en Ukraine a indéniablement amplifié le fossé mémoriel entre les deux pays. Les monuments soviétiques sont en Estonie des lieux d’expression et de tension géopolitiques avec le voisin russe. Mais quel est le vainqueur d’un tel duel monumental ? En définitive, il s’agit d’un jeu à somme non nulle. Tout gain de l’un est en effet favorable à l’autre. Avec la guerre en Ukraine, l’Estonie a trouvé dans cette déflagration géopolitique majeure l’excellente opportunité de rompre avec un passé soviétique jugé encombrant et aussi rejetable que le nazisme, avatar ultime du mal dans l’imaginaire occidental comme russe. La Russie, de son côté, y voit la confirmation que sa mémoire est attaquée par une Estonie dont l’ingratitude supposée cache nécessairement un fascisme ou un nazisme latent voire ouvert, à l’image finalement de l’Ukraine. Or, avec une « opération militaire spéciale » précisément pensée comme une « dénazification » et où, en retour, la Russie est elle-même accusée de fascisme(6), on devine à quel point les monuments soviétiques en Estonie sont d’authentiques sismographes idéologiques et géopolitiques d’une Europe qui renoue avec la fureur martiale et qui n’en a de toute évidence pas fini avec les fantômes du passé.
Notes :
(1) Eiki Berg & Piret Ehin (éd.), Identity and Foreign Policy: Baltic-Russian Relations and European Integration, Farnham, Ashgate, 2009.
(2) Argo Kuusik, « The Destruction of Monuments from the Period of Independence in the Estonian SSR », in Propaganda, Immigration, and Monuments. Perspectives on Methods Used to Entrench Soviet Power in Estonia in the 1950’s-1980’s, Meelis Saueauk et Meelis Maripuu (éd.), Tartu, University of Tartu Press (Estonian Institute of Historical Memory, 3), 2021, pp. 139-179.
(3) Jörg Hackmann & Marko Lehti (éd.), Contested and Shared Places of Memory. History and Politics in North Eastern Europe, Londres, Routledge, 2010.
(4) En particulier au moment des célébrations du 9 mai à Moscou. Sur le sujet, voir : Eva-Clarita Onken, « The Baltic States and Moscow’s 9 May Commemoration. Analyzing Memory Politics in Europe », Europe-Asia Studies, vol. 59, n° 1, 2007, pp. 23-46.
(5) À cette occasion, le gouvernement estonien a déployé une importante communication politique (sous forme de questions-réponses) afin de faire connaître ses intentions.
(6) Sur cet usage mutuel du fascisme pour (dis)qualifier l’autre, voir les clarifications de Marlène Laruelle, Is Russia Fascist? Unraveling Propaganda East and West, Ithaca, Cornell University Press, 2021, notamment les chap. 3 et 4.
Vignette : Le char soviétique T-34 installé à Narva, juste avant son déplacement (copyright : Ülo Veldre/Wikimedias Commons, 13 août 2022).
* Nicolas Geligne est titulaire d’un master en histoire (Université Paris I Panthéon-Sorbonne) et actuellement étudiant à l’Inalco (Diplôme de civilisation de l’Europe baltique).
Lien vers la version anglaise de l’article.
Pour citer cet article : Nicolas GELIGNE (2024), « Estonie-Russie : la discorde monumentale », Regard sur l'Est, 4 juin.