Estonie: Une chaîne en langue russe pour contribuer à l’intégration des russophones?

Récemment, de nouveaux instruments allant dans le sens de l’intégration des russophones dans l’espace médiatique national ont été mis en place par l’Etat estonien. Parmi ces mesures figure le lancement d’une chaîne télévisée en russe, ETV 2.


Même si, depuis quelques années, on constate des avancées en matière d’intégration des russophones en Estonie (accès facilité à la citoyenneté, gratuité des cours d’estonien), ces mesures ne semblent toutefois pas suffisantes pour réellement intégrer la communauté russophone dans la société estonienne. En témoignent les émeutes à Tallinn en avril 2007 suite à la décision du gouvernement estonien de déplacer la statue du Soldat de bronze[1], ou les divisions entre les deux communautés lors du conflit entre la Russie et la Géorgie en août 2008. Ces événements ont mis au grand jour l’écart de valeurs entre certains russophones et une grande partie des Estoniens. Même si la menace de voir se constituer une «cinquième colonne» en Estonie demeure faible, les autorités estoniennes semblent aujourd’hui prendre conscience des risques qu’une intégration non réussie pourrait faire courir à la sécurité de l’Estonie.

Les russophones d’Estonie ne partagent pas le même espace médiatique que les Estoniens

L’une des raisons avancées pour expliquer cette divergence de vues est qu’il n’existe pas en Estonie un espace médiatique commun aux deux communautés. Un sondage effectué par l’Université de Tartu en 2007 révèle que seul un cinquième de la population russophone en Estonie suit régulièrement les médias en langue estonienne (tous supports confondus). Les Russes, y compris ceux qui parlent estonien, continueraient en grande partie de s’informer à travers les médias russes, soit sur les chaînes russes nationales, soit sur la chaîne russe implantée dans les Etats baltes «Première Chaîne Balte» (Pervii Baltiiskii Kanal ou PBK), disponibles sur le câble. Un classement des médias russes en Estonie[2] a d’ailleurs placé PBK dans la catégorie du média le moins équilibré et le plus représentatif «publiquement et directement» de la vision russe sur l’Estonie. Les événements de 2007 ont montré que les médias russes avaient pu jouer un rôle déterminant pour attiser le sentiment anti-estonien.

Les témoignages des russophones auxquels nous avons demandé d’expliquer les raisons de leur préférence pour les médias russes ou russophones sont révélateurs de problèmes plus complexes. En premier lieu, les programmes en russe semblent pour les russophones souvent plus «reposants» et plus naturels. «La langue maternelle reste la langue maternelle. Les émissions de divertissement, je préfère les regarder quand même en russe», dit une jeune femme de 30 ans qui maîtrise par ailleurs parfaitement l’estonien et qui regarde aussi régulièrement le journal télévisé en russe de la chaîne estonienne ETV. Mais la langue n’est pas la seule raison. D’autres témoignages laissent entendre que les chaînes estoniennes ne sont pas considérées comme représentatives de la multi-culturalité. Certains russophones n’ont pas l’impression que, sur les chaînes estoniennes, on s’adresse à eux ou que l’on parle d’eux. Les quelques émissions en russe diffusées sur la chaîne estonienne nationale ETV et destinées à la «la population à intégrer» sont noyées dans la masse des programmes en estonien et ne sont regardées que par une toute petite minorité. Enfin, beaucoup considèrent que l’information sur la chaîne estonienne n’est pas neutre et qu’elle reflète trop la politique officielle du pays.

Vers un espace médiatique estonien en langue russe

Aujourd’hui, les hommes politiques estoniens semblent, eux aussi, avoir pris conscience que la seule façon de faire entrer la population russophone dans l’espace médiatique estonien serait la création d’une deuxième chaîne publique, en langue russe. Si les discussions sur la création d’un espace commun en Estonie ne datent pas d’hier, elles ont gagné en importance ces trois dernières années.

En septembre 2006, le Parti nationaliste uni (Isamaa Liit - Res Publica) a tenté, sans succès, de faire adopter par le Parlement estonien (Riigikogu) un projet de loi dont l’objectif était de demander au gouvernement de dégager des moyens permettant d’«équilibrer le paysage médiatique des russophones en Estonie». L’argument principal avancé par ce parti était qu’une situation dans laquelle les russophones continuent à s’informer via des chaînes hostiles à l’Estonie pourrait menacer la sécurité du pays.

Les sondages effectués par l’Université de Tartu ont montré que, pendant les événements autour du Soldat de bronze en 2007, seul un quart de la population russophone avait recours aux chaînes estoniennes. Pire, ces sondages suggèrent que, non seulement les Russes, mais également une grande partie des médias étrangers s’informaient régulièrement par les chaînes russes ou PBK. Il n’est un secret pour personne que peu de gens dans le monde parlent estonien et peuvent suivre les événements à travers les chaînes estoniennes. Le constat selon lequel «nous ne sommes pas écoutés si l’on parle en estonien» fait naître un réel besoin d’un média estonien en russe.

Le lancement d’ETV 2

Plutôt que d’augmenter le nombre de programmes en russe sur la chaîne nationale ETV, les autorités estoniennes ont finalement opté pour la création d’une chaîne en russe, disponible sur le câble et produite par la Radiodiffusion-Télévision Estonienne (Eesti Rahvusringhääling, ERR). Le 2 janvier 2009, ce nouveau projet, vendu sous le nom de «chaîne estonienne en russe», ou ETV 2, a été lancé. Il s’agit en réalité d’une chaîne sur laquelle des programmes russes sont insérés parmi les émissions pour enfants et les émissions éducatives en estonien. Le programme russe commence tous les jours à 19h30 avec un journal télévisé, Aktoualnaia kamera, en russe. Une émission de débat en russe intitulée «Cour d’assises» (Soud prissiajnykh, elle est animée par une journaliste et un acteur russes d’Estonie) réunit ensuite des hommes politiques, journalistes, experts russes ou estoniens et de simples citoyens, avec comme objectif le traitement de sujets qui font débat dans la société estonienne. L’émission se termine chaque fois avec un bilan prononcé par les «juges d’assises». Une autre émission, «Le temps du travail» (Delou vremia), s’intéresse à l’économie et donne des conseils pour aider la minorité russophone à mieux s’insérer dans le milieu du travail en Estonie; il s’agit d’une émission co-produite par le ministère estonien de l’Education et le Conseil social de l’UE, qui la finance). Par ailleurs, le programme russe comprend des émissions produites sur la chaîne estonienne, ETV, sous-titrées en russe. L’ensemble du programme russe a un objectif précis: destiné à la «population russophone à intégrer», elle parle de leur vie en Estonie, tente de réduire les fractures sociales tout en créant un dialogue entre les deux communautés. A travers ce triple objectif, ETV 2 est un moyen d’expliquer aux russophones la vision estonienne des choses.

ETV 2 a-t-elle des chances d’attirer le public russophone?

ETV 2 en russe constitue sûrement un pas en avant en matière d’intégration en Estonie: la langue estonienne n’est plus nécessaire pour suivre l’actualité et la vie sociale de ce pays. Elle ne pourra certainement pas concurrencer les «shows» et débats sur les chaînes russes du fait de son petit budget. Mais elle pourra, en revanche, peut-être attirer une partie du public du journal télévisé de PBK «Nouvelles d’Estonie» (Novosti Estonii). Le programme russe sur ETV 2aura en revanche un quasi-monopole sur les problématiques locales. De fait, aucune autre production d’information télévisée russe ne pourra offrir la possibilité de voir le quotidien d’un russophone habitant dans la région d’Ida-Virumaa, (au nord-est de l’Estonie, une région peuplée majoritairement par des russophones) ou à Lasnamäe (une banlieue de Tallinn) par exemple. ETV 2sera la seule à donner la parole aux leaders d’opinions et aux simples citoyens russophones. C’est justement la représentation de ces derniers dans l’espace public qui était jusqu’à présent absente du paysage médiatique estonien.

Un autre projet en parallèle

Juste avant le lancement d’ETV 2 en janvier 2009, un autre projet est apparu à la fin de 2008: la ministre de la Population et des Minorités, Urve Palo, a en effet annoncé en novembre le lancement en décembre d’un programme composé d’une série de 12 émissions intitulées «Parole directe» (Priamaia retch), qui seraient produites sur la chaîne russe… PBK. Le président du Conseil d’administration de la Radiodiffusion-Télévision Estonienne, Andres Jõesaar, a alors critiqué avec virulence ce projet qui soutiendrait, selon lui, «la voix du Kremlin». D’après lui, le fait que l’Etat estonien finance ces programmes ne ferait que conférer plus de crédibilité à cette chaîne aux yeux des russophones. La ministre, quant à elle, a justifié le choix de PBK par son succès auprès des téléspectateurs. Elle a toutefois promis de garder un œil sur le travail des journalistes: «Si l’on n’aime pas quelque chose, on l’interdit!», affirmait-on au cabinet du ministère le 11 novembre 2008.

Les programmes russes financés par l’Etat estonien: une propagande pro-estonienne?

La création d’une nouvelle chaîne ne laisse pas indifférent. Parmi les russophones qui ne regardent que les médias russes, certains ne croient pas du tout en la neutralité de ce projet. Pour eux, ETV 2 est avant tout une action de propagande. On trouve également des sceptiques parmi les russophones bien intégrés dans la vie estonienne et ayant une bonne maîtrise de l’estonien: «La création d’une chaîne pour les Russes est un projet -doté d’un commanditaire, d’un sponsor, d’un manager, d’un budget, d’actionnaires, etc.- dont l’une des tâches sera de ramener à la raison ceux qui se trouvent sous influence de ‘l’ennemi’», dit un Russe de 34 ans, spécialiste de l’information et des télécommunications à Tallinn. En effet, on peut soupçonner quelque arrière-pensée dans cette initiative d’une chaîne publique estonienne adressée aux russophones. Il faut tout de même rappeler que l’objectif premier de cette initiative –et le suivi des débats parlementaires depuis 2006 en témoigne-, est de faire entrer la population russophone dans le paysage médiatique estonien et de proposer une information neutre. Il est effectivement regrettable qu’une bonne partie des russophones soit souvent déconnectée des réalités du pays et s’informe des actualités en Estonie à travers les chaînes russes.

Mais quel peut être le degré d’objectivité de l’information sur ETV 2 si l’on tient compte du fait que, premièrement, cette chaîne répond à une demande de l’Etat et, deuxièmement, est une chaîne publique, soumise à la loi relative à la Radiodiffusion-Télévision Estonienne (ERR)[3]. L’interprétation de cette loi laisse d’ailleurs quelque peu perplexe: si la ERR a effectivement comme obligation de répondre aux besoins en information de tous les groupes nationaux du pays (Article 1, §5, alinéa 1), elle doit aussi aider à remplir les devoirs de l’Etat fixés par la Constitution estonienne. Ainsi, ses programmes doivent par exemple «valoriser les garanties de la survie de l’Etat et de la nation estonienne et attirer l’attention sur les faits qui pourront menacer leur préservation» (Article 1, §4, alinéa 2). De même, l’une des missions premières que la ERR s’est fixée jusqu’à 2011 est d’être porteuse du sentiment d’unité nationale.

Ces objectifs et obligations laisseront-ils de la place pour une information équilibrée et neutre? On pourrait le penser, car la loi précitée impose aussi aux programmes le respect de la neutralité et du pluralisme (Article 1, §6, alinéa 2). Selon le président du Conseil d’administration de la ERR, Andres Jõesaar, le Conseil n’a pas le droit de dicter aux rédacteurs la ligne qu’ils doivent suivre, mais il peut donner son avis sur les médias estoniens. Mais pourra-t-on alors compter sur l’impartialité de l’Etat estonien en cas de nouvelle crise entre les deux communautés? La ERR pourra-t-elle garder sa neutralité?

Un instrument adéquat pour aider à créer un espace commun entre les Russes et les Estoniens?

Aujourd’hui, on a donc en Estonie une chaîne publique hertzienne en estonien et une chaîne publique en russe sur le câble, cette dernière s’adressant à un groupe de personnes «à intégrer». Mais est-ce que le fait de prendre comme cible cette population est la meilleure façon de faire? Les émissions de débats où, à chaque fois, s’affrontent des représentants de deux communautés peuvent-ils rapprocher celles-ci? Oui, «car, au moins, il y a un dialogue entre les deux communautés», disent certains; mais, comme dans un match de foot, ces quelques émissions peuvent vite devenir un lieu de confrontation: chaque «équipe» applaudit quand son représentant marque un but!

N’aurait-il pas été plus efficace de commencer par attirer les russophones en les faisant venir dans les émissions estoniennes sur ETV, se demande l’un des principaux responsables de la ERR, Margus Allikmaa: «Les russophones devraient sentir qu’ils ont leur place sur la chaîne la plus importante en Estonie, on les remarque et on communique avec eux comme avec tous les autres citoyens de la République »[4]. Tout naturellement, et pas comme un groupe à part et dans des émissions spécifiques.

Aujourd’hui, il est encore trop tôt pour imaginer l’audience qu’aura ETV 2 ou si elle peut réellement devenir un instrument de «soft power». Il est possible par ce média d’augmenter la compréhension mutuelle ou la tolérance, mais on n’arrivera sans doute à une intégration complète et à la création de valeurs communes qu’après des générations de cohabitation pacifique. Enfin, pour réussir l’intégration, les Estoniens devraient également faire preuve de plus de tolérance tout en laissant de côté leurs a priori sur les russophones. Ou, comme le dit un jeune Russe d’Estonie: «Je n’aime pas trop l’expression ‘politique d’intégration des russophones en Estonie’ car, pour moi, l’intégration doit être quelque chose de réciproque. Sinon, le processus même d’intégration prendra la forme d’une banale assimilation».

[1] Lire la tribune d’Eva Toulouze, «Dans les coulisses des troubles à Tallinn», Regard sur l’Est, 1er juin 2007, http://www.regard-est.com/home/breve_contenu.php?id=739

[2] Analyse de la section de journalisme et de média de l’Université de Tartu, mentionnée dans le «Rapport 2007 du développement humain», Eesti Koostöö Kogu, http://www.kogu.ee/public/trykised/EIA07_est.pdf

[3] La loi sur la Radiodiffusion-Télévision Estonienne, adoptée le 18 janvier 2007.

[4] Margus Allikmaa, Directeur général de la Radiodiffusion-Télévision Estonienne, «Les secrets d’un soft power» («Pehme võimu saladused», dans Les nouvelles mythologies (Uued mütoloogiad), 2008.

* Katerina KESA est doctorante à l’INALCO (Centre de Recherches Russes et Euro-Asiatiques)

Photo : http://etv.err.ee