Le marché polonais de la lingerie, l’expérience d’une transition

Fortement atomisé en termes de production et de distribution, mais néanmoins en pleine croissance, le marché polonais de la lingerie est l’exemple type d’un marché de l’Est en transition.


marché polonais de la lingerieLes grandes marques occidentales et quelques leaders polonais y côtoient une multitude de petits producteurs ainsi qu’une marchandise bon marché venue d’Asie. Comment ce marché a-t-il traversé les années de transition? Quels sont les enjeux pour la lingerie polonaise d’aujourd’hui?

Le marché de la lingerie en Pologne est globalement en pleine croissance. Estimé fin 2007 à plus d’un milliard d’euros -soit 20% du total du prêt-à-porter, sa progression est de l’ordre de 25 à 30% par an. Durant les quatre premiers mois de l’année 2007, les dépenses en publicité de lingerie ont plus que doublé, et la part des marques nationales y est croissante. En outre, le consommateur polonais moyen dépense désormais en prêt-à-porter 400 à 500 zlotys par an (environ 100 euros). Certes, ce consommateur est avant tout citadin, plutôt jeune et a un niveau d’éducation élevé. Le niveau de vie et les dépenses dans le secteur vestimentaire en Pologne n’atteignent pas ceux de la société occidentale. Néanmoins, l’essor attendu pour les années à venir d’un segment de population aisé ou moyennement aisé, demandeur de produits de qualité mais à prix abordables (le prix restant le premier critère d’achat chez les Polonais), offre, malgré le contexte actuel, des perspectives à l’ensemble du textile, dont les dessous.

Un marché encore très fragmenté

Comme tout autre marché de l’industrie légère, dont l’offre et la distribution étaient contrôlées sous le régime communiste, le marché polonais de la lingerie a connu une profonde transformation dans les années 1990. En premier lieu, celle-ci est marquée par l’arrivée, ou l’expansion sur le territoire, des grandes marques occidentales[1]. La marque allemande Triumph domine très vite le marché, dont elle occupe encore aujourd’hui la place de leader, avec une part d’environ 30% et une présence dans plus de 2.000 points de vente. Dans les premiers temps cependant, l’offre occidentale qui inonde le pays s’avère trop coûteuse. En outre, afflue également une production bas de gamme, bon marché (baptisée «no name» ou sans marque), venue du Proche ou d’Extrême-Orient, que l’on retrouve dans les petits points de vente de rue –échoppes, kiosques- ou sur les bazars. Ainsi, le marché se fragmente rapidement en plusieurs segments de qualité et de prix.

Vers la fin des années 1990, pourtant, apparaissent plusieurs producteurs nationaux. Ils proposent des produits à prix moyens, mais plutôt attractifs en termes de modèles et de qualité, et les marques entrent progressivement dans la conscience des consommateurs. Atlantic en est le meilleur exemple. Alors que l’entreprise du même nom est aujourd’hui numéro deux du marché (elle détient 24% du marché de la lingerie féminine, et plus de 45% de la lingerie masculine), sa marque principale serait la plus visible du secteur (d’après un sondage, la marque Atlantic est citée spontanément par 76% des consommateurs interrogés). Le groupe a dans un premier temps profité du trou laissé entre le haut et le bas de gamme, puis s’est vite repositionné sur une qualité supérieure. Il vend aujourd’hui environ 19 millions de pièces par an.

Une production dispersée et fragile

Suivent une multitude de producteurs, nationaux pour la plupart (les plus connus étant Mewa, LPP, Gorseteria, Kinga ou encore La Vantil). Ils sont environ 335, de petite taille et de qualité moyenne, et dispersés sur l’ensemble du territoire. Beaucoup sont apparus après 1989 et l’éclatement des grandes coopératives d’Etat, dont une partie des effectifs a été licenciée. Il s’agit souvent d’entreprises familiales ayant débuté avec peu de personnel et seulement quelques machines. Aujourd’hui encore la plupart n’emploient que quelques personnes (une cinquantaine en moyenne, voire moins). De fait, ce segment de production demeure exclusivement national, tant en termes de capitaux que de fabrication. Seules quelques marques fabriquent une partie de leurs produits en Asie.

Malgré la dispersion des lieux de production en Pologne, beaucoup de ces firmes se sont concentrées dans les régions héritières des coopératives, bénéficiant par ailleurs d’une forte tradition textile. Ces régions sont celles de Lodz et de Bialystok. A Bialystok (région de Podlachie, nord-est), la coopérative locale employait 800 personnes. Dans le district de Sieradz (région de Lodz), 1200 employés travaillaient, avant 1989, dans une coopérative de corsetterie. Non loin se trouvait également l’entreprise d’Etat Syntex, fabricant de chaussettes et de collants, depuis privatisée. La ville de Lodz, quant à elle, et outre l’ancienne présence d’une autre coopérative d’Etat, est un grand centre de l’industrie textile polonaise depuis le 19e siècle. On y trouve plusieurs écoles moyennes formant aux professions textiles, un département textile au sein de l’école polytechnique. Lodz est en outre le siège de la Chambre polonaise de la lingerie (Polska Izba Bielizny), fondée en 1999 et qui compte 36 membres, ainsi que de l’éditeur spécialisé Modna Bielizna[2].

Les petits producteurs nationaux apparaissent cependant fragiles au regard de la concurrence et de l’exigence de qualité croissante chez le consommateur. Peu d’entre eux disposent des compétences suffisantes en production comme en gestion, et des fonds nécessaires, pour développer une offre de produits large, s’appuyant sur une marque forte et sur un réseau de vente étendu. Aussi, au printemps 2008, sept producteurs et un distributeur de la région de Podlachie ont-ils décidé de fonder un cluster régional de la lingerie (Podlaski Klaster Bielizny), amorçant un processus de concentration qui pourrait se poursuivre dans les années à venir. Pour les dix entreprises membres du cluster, l’objectif est d’être compétitives et innovantes, et de mener une stratégie de promotion et d’expansion aussi bien à l’échelle régionale qu’à l’international. Pour autant, les petits producteurs de lingerie polonais, tout comme ceux de l’industrie textile en général, ne sont pas épargnés par la crise actuelle, en particulier autour de Lodz[3]. Ceux qui produisent sur le segment bon marché, en outre, sont les premiers confrontés à la concurrence des produits sans marque venus d’Asie, au contraire des plus grands qui n’ont pas la même clientèle.

Qu’en est-il de la main d’œuvre polonaise? Bien que concurrencée par la main d’œuvre asiatique, il semble qu’elle demeure d’un bon rapport qualité-prix, y compris pour les firmes étrangères. La jeune créatrice allemande Britta Uschkamp a choisi une entreprise familiale polonaise pour la confection de ses produits haut de gamme, qui exigent un travail minutieux, et qu’elle distribue dans quelques boutiques spécialisées, en Europe occidentale et au Japon.

La filière textile est pourtant menacée d’affaiblissement, car elle peine de plus en plus à attirer les jeunes, et les écoles spécialisées sont en perte de vitesse. Il y a quelques mois, des professionnels s’alarmaient même d’un manque de main d’œuvre qualifiée, et s’inquiétaient de ne pouvoir répondre à toutes leurs commandes, celles venant de l’étranger, en particulier, ayant considérablement augmenté. En Podlachie, région particulièrement touchée, on envisageait de faire appel à de la main d’œuvre venue des pays voisins de l’Est. Si on ignore encore quel sera l’impact de la crise actuelle sur le secteur, le problème de l’attractivité et de la formation demeure. La filière manque de couturières, mais également de stylistes et de modélistes. Ainsi, de nombreux producteurs nationaux doivent désormais faire appel à des stylistes étrangers. Avec l’aide du gouvernement, des initiatives sont prises, telles qu’un centre d’éducation à Lodz, pour relancer l’enseignement professionnel dans le textile et susciter des vocations.

Le succès du système de franchise

Il existe en Pologne au moins 3500 magasins indépendants spécialisés en lingerie. Ils s’approvisionnent tantôt auprès de centrales de distribution (il en existe une centaine environ), tantôt auprès de distributeurs de marques étrangères, ou en négociant directement avec les fabricants. On trouve également des magasins multimarques et «monomarques» gérés par les producteurs, en plus des habituelles boutiques de prêt-à-porter disposant d’un rayon lingerie, des marchés en plein air, bazars ou échoppes de rue.

Bien qu’elle ait dominé le marché ces quinze dernières années, la distribution par l’intermédiaire de grossistes s’essouffle aujourd’hui, notamment du côté des plus grands producteurs. Ces derniers s’attachent désormais à créer puis développer leur propre réseau de magasins. Le système de franchise y occupe une part croissante. Un tel succès s’explique entre autres par la multiplication des centres commerciaux (environ 250 à l’heure actuelle), très populaires auprès des Polonais, et dont l’essor devrait se poursuivre. Créer un réseau de franchise reste cependant l’apanage des plus grands ou de producteurs moyens qui disposent d’une marque forte et visible. Les boutiques indépendantes représentent aujourd’hui 39% du marché, les boutiques de prêt-à-porter 32%, et les supermarchés 8%. Les achats de lingerie à l’extérieur, sur les marchés et autres, ont fortement diminué (passant de 33% en 2002 à 21% aujourd’hui).

En outre, le e-commerce pourrait également s’avérer porteur. La part du commerce électronique dans le commerce total en Pologne est en progression constante, puisqu,e selon les estimations, elle en représenterait 5% en 2010 contre 1% en 2008. Les femmes sont de plus en plus nombreuses à acheter par Internet, et les 25-34 ans en général. On voit également croître le nombre d’acheteurs à revenus modérés, moyennement éduqués. Même si ce système de distribution est encore peu privilégié par la clientèle, les marques de lingerie ont suivi la tendance générale, et beaucoup offrent la possibilité d’acheter leurs produits directement sur leurs sites. En outre, le commerce de gros par Internet, comme le fait la firme Kontri, permet aux petits producteurs disposant de peu de moyens, de se faire connaître et d’être distribués.

Quel avenir pour la lingerie polonaise? 

Comment se démarquer dans cet ensemble fortement concurrentiel, dominé par les marques occidentales? Certains producteurs nationaux ont su cibler un créneau de marché particulier qui s’est avéré porteur. C’est le cas de Coemi. Cette petite entreprise familiale fondée en 1994, basée à Dobron (région de Lodz), s’est spécialisée dans la production de lingerie de nuit et d’intérieur haut de gamme, s’adressant à des femmes d’âge mûr ou plus jeunes, exigeantes en termes de qualité, de choix et de design. La firme s’est rapidement développée et appartient désormais aux leaders d’Europe centrale et orientale sur son segment. Elle envisage à l’avenir de s’orienter davantage vers une population âgée, aux revenus élevés et stables. Si Coemi est un exemple de réussite en Pologne sur le segment haut de gamme, que les producteurs nationaux ont peu pénétré, elle demeure néanmoins une exception dans le paysage. Les points de vente haut de gamme sont d’ailleurs limités aux grandes villes (ce qui freine aussi l’essor d’un segment «jeune créateur»).

En outre, beaucoup ont misé sur une stratégie d’exportation, principalement vers l’Est, et ce, quelque soit le segment. Les producteurs nationaux exportent en général en Russie ou en Ukraine, parfois cependant en République tchèque ou en Allemagne. Ils s’intéressent également de plus en plus aux marchés roumain et bulgare. Coemi, par exemple, s’est vite retrouvée limitée sur le marché polonais. La part de l’export dans le chiffre d’affaires de l’entreprise n’a cessé d’augmenter, si bien que 80% des ventes sont réalisées à l’étranger aujourd’hui. La Russie constitue son premier marché (35% du CA), devant la Pologne (20%), et l’Ukraine (16%). La firme souhaite désormais accroître sa présence en Europe occidentale (un bureau de ventes a déjà été ouvert à Paris). A l’instar de Coemi, les producteurs polonais se tournent de plus en plus vers l’Ouest. Ils étaient plusieurs à participer au dernier Salon International de la Lingerie, organisé à Paris en janvier 2009. Les ouvertures de points de vente à l’étranger, quant à elles, demeurent rares chez les producteurs polonais, et se limitent pour l’instant aux pays voisins: Atlantic possède trois boutiques en République tchèque, Mewa en a ouvert une dizaine en Ukraine.

Quant aux stratégies de publicité, elles s’avèrent pour beaucoup insuffisantes, faute de moyens. Certaines marques demeurent totalement méconnues des consommateurs. En outre, une étude du marché réalisée fin 2007 met en exergue un manque de qualification du personnel dans les boutiques de lingerie, faisant de la gestion de la relation au client un nouveau défi pour les fabricants. L’initiative de So Chic!, distributeur, entre autres, de la marque britannique Panache, pourrait servir d’exemple: celui-ci a récemment mis en place un programme de formation intensif à destination du personnel des magasins, afin de lui apprendre comment fidéliser et conseiller sa clientèle sur les modèles. D’après So Chic!, 80% des Polonaises ignorent leur taille de soutien gorge…

[1] Certaines étaient déjà présentes en Pologne dans les quelques magasins réservés aux produits occidentaux, tels que les Pewex ou Baltony.
[2] Modna Bielizna édite un trimestriel en version polonaise, ainsi qu’une version russe, Modnoye Belyo (distribuée en Russie, Ukraine, Lettonie et Estonie), et tchèque, Modni Pradlo (pour la République tchèque et la Slovaquie).
[3] Voir la brève du 21 janvier 2009:
http://www.regard-est.com/home/breves.php?idp=1054.
Le secteur textile et vestimentaire emploie au moins 700.000 personnes en Pologne, dont 80 à 100.000 dans la région de Lodz. Une partie de cette population travaille dans des PME ou des entreprises plus grandes et renommées, et quelques 20.000 à 30.000 personnes travaillent au noir. Malgré la crise, la région devrait rester un bassin du secteur textile à l’échelle européenne.

Par Amélie BONNET

Sources : www.arss.com.pl, www.bipm.waw.pl, wwwcbos.pl
Voir aussi: www.atlantic.pl, www.bielizna.home.pl, www.brittauschkamp.com, www.coemi.pl, www.kontri.pl, www.lingerie-paris.com/asp/accueil.asp (Salon international de la lingerie, édition 2009), www.pib.org.pl (Chambre polonaise de la lingerie), http://www.sochic.pl.

Source photo : www.bielizna.home.pl