Le premier anniversaire de l’indépendance du Kosovo, proclamée unilatéralement le 17 février 2008, a été largement relaté et commenté dans les médias germanophones. Allemagne, Suisse, Autriche - dans ces trois pays européens qui comptent parmi les plus impliqués dans la région, le bilan est, pour le moins, en demi-teinte.
« Il faut se remémorer les images [du 17 février 2008], quand un million de Kosovars fêtaient l’événement dans les rues du pays, et partout en Europe et en Amérique. La foule dansait en brandissant des drapeaux albanais, américains et européens. On n’en finissait pas de chanter les louanges des Etats occidentaux qui avaient enfin donné leur feu vert pour que le Kosovo se détache de la Serbie ». Beqë Cufaj, intellectuel kosovar souvent sollicité par les médias germanophones pendant la guerre au Kosovo, ne manque pas de lyrisme pour célébrer la « république du Kosovo devenue réalité »[1].
Un an d’existence : bilan formel, bilan réel
A l’occasion des festivités du premier anniversaire - concert philharmonique pour les élites politiques et économiques et feux d’artifice pour tout le monde -, le Premier ministre Hashim Thaci s’est félicité d’un « succès historique », tandis que le président Fatmir Sejdiu résumait ainsi aux médias étrangers les avancées décisives du nouvel Etat : « Nous avons érigé le cadre juridique de notre État indépendant et nous sommes donné une nouvelle Constitution. Nous avons clos le processus de formation des principales institutions étatiques et développé nos nouvelles forces de sécurité. Le pays a atteint une stabilité globale. Et, en dépit des difficultés, notre économie refleurit ». Exhortant Belgrade à « cesser de vouloir jouer un rôle hégémonique dans la région », il ponctuait ainsi son bilan : « Nous sommes devenus un État réel qui appartient désormais à ses citoyens »[2].
Dans la foulée, les représentants de la communauté internationale sont aussi venus défendre le nouvel État. A la tête du Bureau civil international (ICO) et émissaire spécial de l’UE, Pieter Feith a salué un pays « fermement engagé sur la voie de l’Union européenne » ; le Groupe international de supervision (ISG) a attesté des « progrès substantiels » dans la mise en œuvre du plan Ahtisaari et même le gouvernement allemand – semblant avoir oublié ses déboires dans l’« affaire du BND »[3] – a jugé l’évolution du pays « largement positive ».
Ni blocus économique par la Serbie, ni sécession du nord du Kosovo, ni exode massif des minorités serbes, ni déstabilisation de toute la région des Balkans - le bilan est positif. Et pourtant, les titres de la presse germanophone – rien à fêter, départ difficile, terrain miné, quadrature du cercle, etc. - ne le reflètent guère[4].
Un chaos juridique et institutionnel
Au 17 février 2009, le Kosovo n’est reconnu que par 54 pays, soit moitié moins que ce qu’espérait le Premier ministre Thaci. La Russie et la Chine s’y refusent obstinément et l’UE elle-même est divisée. Last but not least, la Serbie continue de rejeter catégoriquement la sécession de sa province et a remporté en octobre une victoire diplomatique en portant l’affaire devant la Cour de justice internationale.
Deuxième facteur qui n’incite pas au satisfecit, le chaos institutionnel: les organisations internationales « se marchent sur les pieds dans la plus extrême confusion de leurs missions », résume Die Presse. Car le plan Ahtisaari (soutenu par les États-Unis, l’UE et l’Otan), qui sous-tend la Constitution kosovare, cohabite avec le « plan en six points » négocié entre Belgrade (avec l’appui de Moscou) et l’Onu. De ce fait, la Minuk n’a pas été relevée par la mission Eulex dans les territoires à majorité serbe - où Belgrade exerce toujours son influence - et Eulex, officiellement placée sous la tutelle de l’Onu, se proclame neutre par rapport au statut du Kosovo tout en étant chargée d’accompagner la souveraineté du nouvel État. Un imbroglio violemment contesté par les autorités kosovares, qui y voient une dissolution de leur souveraineté et un risque de partition du pays, et qui donne du fil à retordre aux experts les plus aguerris des Balkans et du droit international.
Déficits démocratiques et grande criminalité
Dans la réalité, ce sont donc des structures parallèles qui continuent d’exister. « Nulle part, il n’existe de cohabitation multiethnique », atteste la NZZ[5]. A Mitrovica, Der Standard décrit ainsi la situation: seul le marché de la contrebande (essence et cigarettes notamment) présente un caractère interethnique - et c’est la mafia.
Quant au reste du pays où domine la majorité albanaise, le quotidien viennois n’est guère plus tendre dans son analyse de la situation politique: concentration des pouvoirs aux mains du Premier ministre Thaci et de son parti le PDK, opposition inexistante, Parlement faible, médias sous contrôle, droits de l’homme non respectés. A tous ces maux, la presse économique, se fondant sur les rapports des services secrets et les études des experts des Balkans, ajoute une accusation majeure: le Kosovo est tenu par la grande criminalité.
Réalités économiques : de la parole aux chiffres (et inversement)
On serait tenté de s’en remettre aux chiffres pour dresser le bilan des réalités économiques au Kosovo. Mais, même sur ce terrain, la prudence s’impose[6]. Néanmoins, quelques données générales peuvent être esquissées.
En un an, les investissements étrangers ont nettement reculé. Une évolution qui ne s’explique pas tant par la crise internationale que par les déficits de l’État de droit, la corruption et la grande criminalité. Seulement 20 % des activités s’inscriraient dans « la vie économique normale »[7]. La croissance pourrait avoisiner 4, voire 5,5 % mais le PIB/habitant ne dépasse pas 1 400 euros. Quant aux créations d’emplois, elles oscillent, selon les sources, entre zéro et 6 500 par an tandis que 28 à 30 000 jeunes arrivent chaque année sur le marché du travail. Avec un taux de chômage officiel à 43,6 %, le Kosovo reste le parent le plus pauvre de l’Europe. Hormis la construction de routes et d’écoles, l’indépendance n’a apporté aucun progrès économique pour la majorité de la population. Et ce constat se reflète dans le paysage, arpenté par les correspondants de presse.
« Ce qui frappe », rapporte la FAZ, « c’est que presque partout, aux horaires de travail, on rencontre sur la place du village ou au café, des hommes dépourvus d’activité, notamment dans les enclaves serbes ». Et d’avancer quelques chiffres « sûrs » : près de 50 % de la population vit avec 1,50 euro par jour et la retraite mensuelle varie entre 40 et 75 euros. En dépit de toutes les aides internationales - un milliard d’euros, dont 400 millions de l’UE depuis 1999 -, il est légendaire que les difficultés matérielles de la population sont encore aggravées du fait des coupures récurrentes d’électricité. « Ce sont les ménages dans les campagnes qui en pâtissent le plus. Ils n’ont parfois qu’une heure d’électricité par jour et sont frustrés et abattus »[8].
A qui la faute si le pays ne décolle pas et si un sentiment de frustration s’abat sur la population ? Dans l’analyse des responsabilités, aucune des parties concernées n’est épargnée.
A qui la faute ?
Serbie, Kosovo, Communauté internationale - tous sont pointés du doigt par les experts pour leur entrave au relèvement du Kosovo. Mais ces derniers laissent entrevoir quelques issues.
Sans doute la Serbie paie-t-elle très cher le maintien de sa tutelle sur une partie du territoire kosovar - avec le coût des salaires des fonctionnaires et les pertes de rentrées fiscales occasionnées par la suppression de la frontière –, mais elle délaisse les enclaves du Sud et contribue aussi à détériorer la situation économique du Kosovo en faisant obstacle au bon fonctionnement de la CEFTA[9].
Pourtant, comme le souligne l’économiste Shpend Ahmeti, de l’institut IAS (Institute for Advanced Studies) de Prishtina : « Beaucoup de problèmes sont faits maison ». Il avance la politique fiscale et l’instabilité politique comme freins aux investissements. D’autres, tel Avni Zogiani, qui dirige une organisation de lutte contre la corruption, formulent le même point de vue de façon lapidaire : « Le gouvernement n’a strictement aucune stratégie de développement économique »[10].
L’incompétence des fonctionnaires internationaux n’est pas le moindre des problèmes. Pour la FAZ, ces derniers – souvent motivés par des salaires attrayants et des ambitions de carrière - s’inscrivent dans la longue histoire des émissaires des anciens empires: trop éloignés des réalités quotidiennes, ils ne sont pas à la hauteur des enjeux. Torpillage, corruption, criminalité organisée, médiocrité - les fautes sont partagées entre les acteurs kosovars, serbes et internationaux et le bilan est sévère. A défaut de remèdes à court terme, des chercheurs esquissent des perspectives à moyen ou long terme.
Des perspectives à moyen et long termes
C’est notamment par le biais des publications spécialisées dont elle rend compte que la presse trace des pistes pour l’avenir du Kosovo. Dans sa Brève histoire du Kosovo, l’historien viennois spécialiste des Balkans Oliver Jens Schmitt[11] explique par l’histoire et les territoires deux problèmes fondamentaux à surmonter : une relation très distante à l’État d’une part ; une absence d’élite kosovare d’autre part.
Si le rapport des citoyens à l’État ne se change pas par décret, les autorités peuvent en revanche décider, comme cela est suggéré, d’investir massivement dans la formation. Pour l’université de Prishtina – qui forme en grand nombre politologues, sociologues, historiens, anglicistes –, il s’agirait de s’atteler davantage à la formation d’ingénieurs et de forces qualifiées pour couvrir les besoins locaux en personnels d’encadrement.
Par ailleurs, en attendant que la communauté internationale affiche sa cohérence et sa compétence, c’est à l’UE et à sa politique de visa et de libre circulation des personnes qu’on s’en prend. Les médias s’accordent à déplorer l’isolement des populations du reste du monde, soulignant que même les étudiants et les artistes ont du mal à obtenir un visa Schengen pour séjourner dans cette Europe qu’on leur fait par ailleurs miroiter comme ultime étape de leur développement.
Le bilan de l’an I du Kosovo est donc pour le moins ambivalent: pays souverain sous protectorat international, citoyens maîtres de leur destin et inactifs, aides massives et « affaires » florissantes, gabegie et grande pauvreté, avenir incertain… et, néanmoins, ce premier constat : « Le gouvernement n’est pas menacé. Il continue de jouir du soutien des pays occidentaux les plus influents ». Un autre constat positif : il règne une paix relative dans le pays depuis un an : « Dans Prishtina, les visiteurs de Belgrade ou les Serbes du Kosovo ne risquent plus leur vie s’ils parlent serbe ». Peut-être même qu’un jour prochain, de l’étranger, le Kosovo sera perçu comme « un pays où vivent des gens tout à fait normaux »[12] !
[1] Beqë Cufaj, “Happy Birthday, Kosovo !”, Der Standard, 17 février 2009.
[2] « Serbien kann die Zeit nicht zurückdrehen », Die Presse, 15 février 2009.
[3] Danièle Renon, « Allemagne-Kosovo : petits dérangements entre amis », Regard sur l’Est, 1er janvier 2009.
[4] Nous nous appuyons ici sur les articles et commentaires parus entre les 11 et 18 février 2009 dans huit grands quotidiens germanophones : Frankfurter Allgemeine Zeitung (FAZ), Süddeutsche Zeitung (SZ), Frankfurter Rundschau (FR), Handelsblatt (H) pour l’Allemagne, Die Presse, Der Standard pour l’Autriche, Neue Zürcher Zeitung (NZZ), Tages-Anzeiger(TA) pour la Suisse.
[5] « Les enclaves serbes, tout particulièrement au nord du pays, mènent leur propre vie. Elles paient en monnaie serbe, leurs voitures portent l’immatriculation de Belgrade, elles ont leurs propres écoles et leurs propres hôpitaux et se font financer sur les fonds de l’État serbe leur désobéissance envers Pristina par de généreuses subventions et des salaires relativement élevés », NZZ, 17 février 2009.
[6] Comme le met en évidence la presse allemande, les statistiques ne sont pas fiables. Ne serait-ce que pour l’évaluation de la population de Prishtina, la FAZ suggère que le chiffre généralement avancé de 500 000 habitants pourrait être largement surestimé. Selon la seule étude effectuée de manière scientifique, le chiffre avoisinerait plutôt 200 000. Voir Michael Martens, « Im Schatten der Statistik », FAZ, 17 février 2009.
[7] « Il est vrai que le Kosovo n’est pas aussi durement touché que d’autres pays par la crise financière et économique. Mais c’est une triste vérité. Car la majeure partie de l’économie provient du crime organisé – dont pour moitié du commerce de la drogue -, à hauteur de 30 % des transferts d’argent des travailleurs émigrés vers leur patrie d’origine, le Kosovo, et tout juste 20 % de la vie économique normale », avance le ministre serbe des Affaires étrangères Vuk Jeremic, dans un entretien avec le quotidien économique Handelsblatt.
[8] Voir Lavdim Hamidi, « Der Kosovo – bei Google Earth ein schwarzes Loch », SZ, 30 décembre 2008.
[9] Thomas Roser, « Der holprige Start des Kosovo », Die Presse, 16 février 2009. T. Roser décrit, par exemple, les chicanes des autorités serbes entravant la libre-circulation des biens produits au Kosovo au sein de la CEFTA, espace de libre échange qui regroupe les républiques ex-yougoslaves, l’Albanie et la Moldavie. Le Kosovo y a adhéré en 2007.
[10] La décision d’investir entre 3 et 6 millions d’euros, selon les sources, pour redorer l’image de son pays en confiant une campagne au cabinet de relations publiques Saatchi & Saatchi au lieu d’asseoir l’économie sur des bases plus saines vaut au Premier ministre Thaci de nombreuses critiques. Le coût des festivités du premier anniversaire – 150 000 euros - aussi.
[11] Oliver Jens Schmitt, Kosovo – Kurze Geschichte einer zentralbalkanischen Landschaft, Böhlau Verlag, Vienne, 2008.
[12] Comme le suggère la Frankfurter Rundschau, dans sa critique du livre de Saskia Drude, Hundert Wochen Kosovo.Alltag in einem unfertigen Land, Karin Fischer Verlag, Aachen 2008.
* Journaliste.
Source photo : http://kryeministri-ks.net/page/2/