Etat de droit et réformes pénales en Ouzbékistan

L’Ouzbékistan est en train de réformer sa législation pénale. Deux changements révolutionnaires marquent le passage de l’ancien système soviétique vers un système plus moderne : l'abolition de la peine de mort et le transfert aux juges du pouvoir d’ordonner la détention provisoire.


Un séminaire concernant l’Asie centrale, intitulé « Procédure pénale et respect des droits de la défense » a été organisé à Tachkent du 28 au 30 septembre 2009, par la France, le Centre de Recherches de la Cour Suprême d'Ouzbékistan, avec le soutien de l'Allemagne.

Réformes judiciaires en Ouzbékistan

En août 2005, c’est-à-dire trois mois après les massacres d’Andijan, le Président ouzbek Islam Karimov signait deux décrets prescrivant l’adaptation de la législation ouzbèke à ces deux changements majeurs ainsi que la formation des agents concernés.
Ce travail a été achevé en décembre 2007, avec les amendements apportés aux lois relatives aux tribunaux et au Parquet, ainsi qu’au Code pénal, au Code de la procédure pénale et à celui de l’exécution des sanctions pénales. Et, conformément aux décrets susmentionnés, ces amendements sont entrés en vigueur le 1er janvier 2008.

L’abolition de la peine capitale n’a pas causé de problèmes d’organisation: elle a été remplacée par la détention à perpétuité dans une prison construite spécialement à Jaslyk (nord de l'Ouzbékistan) où se trouvait par ailleurs la prison la plus dure en termes de conditions d'incarcération en Ouzbékistan.

En revanche, le transfert aux juges du pouvoir d’ordonner la détention provisoire soulève encore des questions, après presque un an et demi de mise en pratique et trois années de formation des policiers, des juges, des avocats et des procureurs, impliqués dans le processus pénal.

Jusqu’au 1er janvier 2008, seul le Parquet était habilité à délivrer des mandats d’arrêt et à mener une enquête pénale. Le SNB ou service de la Sécurité nationale (ex- KGB) et le ministère de l’Intérieur pouvaient par ailleurs procéder à des arrestations donnant lieu à des mises en détention de plusieurs mois. Dorénavant, l’enquête pénale est menée par des agents de l’un des trois services: ministère de l’Intérieur (police), Parquet et SNB.

Conformément aux nouvelles dispositions de la loi, l’enquêteur (à ne pas confondre avec le juge d’instruction en France) peut placer en garde-à-vue tout individu arrêté pendant 72 heures. Au-delà de ce délai, l’enquêteur doit notifier, devant le juge, les accusations au gardé à vue et solliciter sa détention provisoire pendant une durée de trois mois. Le juge examine cette demande, en présence des quatre parties au procès (le suspect, son avocat, l'enquêteur et le procureur) et décide de satisfaire ou non cette demande.

Néanmoins, la nouvelle pratique montre que les procureurs obtiennent dans la majorité des cas la mise en détention provisoire : « les juges ont satisfait 16 338 demandes émanant de procureurs concernant la détention provisoire, sur un total de 16 610, et en ont refusé 248 », a déclaré Mme Dilbar Souïounova, juge de la Cour Suprême, à l’hebdomadaire Postda. « Sans mettre en cause l’objectivité des procureurs, notons qu’ils ont intérêt à isoler le suspect afin qu’il n’exerce pas de pression sur l’enquêteur », explique le Procureur Général Rachit Kadyrov au quotidien Narodnoe Slovo.

Selon Oural Moukhamadiev, directeur des enquêtes du ministère de l’Intérieur, le nombre de détentions provisoires a été réduit de 8,6 % depuis le 1er janvier 2008, mais « le plus difficile dans la nouvelle méthode est de respecter la durée maximale de 72 heures d'une garde à vue », confie-t-il au Postda.

Contribution de l’Union Européenne à la promotion de l'État de droit en Asie centrale

En novembre 2008, à l’occasion de la Conférence des ministres de la Justice de l’Union européenne et d’Asie centrale, organisée sous présidence française à Bruxelles, l’Union européenne a lancé une Initiative pour l'État de droit qui est l’un des éléments-clefs de la stratégie européenne pour un nouveau partenariat avec l’Asie centrale.

C’est pour mettre en place cette Initiative européenne que la France et le Centre de Recherches de la Cour suprême d’Ouzbékistan, avec le soutien de l’Allemagne, ont organisé un séminaire régional, intitulé « Procédure pénale et respect des droits de la défense » à Tachkent du 28 au 30 septembre 2009.

« Ce premier séminaire avait pour objectif de contribuer, dans une approche comparative, à la réflexion sur les réformes entreprises dans l’Union européenne et dans les pays d’Asie centrale et à l’établissement d’une liste de recommandations concrètes pour la poursuite des travaux », note un communiqué de presse de l’Ambassade de France à Tachkent du 1er octobre 2009.

Des experts du Kazakhstan, du Kirghizistan, d’Ouzbékistan, du Tadjikistan et de l’Union européenne représentant les différentes professions juridiques (avocats, juges, procureurs) ont participé aux travaux du séminaire. Le cinquième pays de la région, le Turkménistan, coutumier du fait, n’y a pas envoyé ses experts.

Pour illustrer les principes de la Cour européenne des Droits de l’Homme (CEDH), Klaudiucz Ryngielewicz, chef de division et greffe de cette juridiction, a cité deux cas concernant des émigrés ouzbeks en Russie.

Le premier cas, « Ismaïlov contre la Russie » concerne treize émigrés ouzbeks qui avaient été arrêtés à Ivanovo (Russie) en juin 2005, à la demande du SNB qui les avait accusés d’assistance financière à la rébellion d’Andijan du 13 mai 2005. En août 2006, la CEDH avait décidé de suspendre l’extradition, ordonnée par le Parquet général russe. Contre toute attente, ces personnes n’ont ni été extradées, ni libérées mais sont restées emprisonnées jusqu’en mars 2007 sur le sol russe. En octobre 2008, la CEDH a décidé d'interdire à la Russie l’extradition de ces treize personnes compte tenu du risque qu’elles soient torturées en Ouzbékistan et a condamné le gouvernement russe à leur payer à chacune 15 000 € de dommages et intérêts pour le préjudice subi.

Quant au deuxième cas, « Mouminov contre la Russie », l’affaire a mal tourné pour l’intéressé. Roustam Mouminov, demandeur d’asile politique, a été extradé de Moscou vers l’Ouzbékistan, le 24 octobre, à 17h20, soit trois minutes après la publication de la décision de la CEDH interdisant cette extradition. En Ouzbékistan, R. Mouminov a été condamné à 5 ans et demi de prison pour « extrémisme religieux » et « depuis nous n’avons aucune nouvelle de lui », a dit K. Ryngielewicz. La CEDH n’est pas compétente pour suivre l’affaire Mouminov en Ouzbékistan car le procès en cours ne mettait en cause que la Russie, aujourd’hui condamnée pour avoir violé plusieurs dispositions de la Convention européenne des droits de l’homme.

Selon K. Ryngielewicz, dans les deux cas, la Russie n’a pas respecté la présomption d’innocence en fondant ses décisions sur les arguments d’une seule partie, représentée par les services secrets ouzbeks.

Asie centrale : des décalages entre les textes et la pratique

Les discussions menées lors de ce séminaire ont montré qu’il existe un certain décalage entre les textes de lois et leur pratique en Asie centrale dans son ensemble. Les débats ont porté sur le rôle de l’avocat au procès, sur la place du procureur dans les sociétés centrasiatiques, et sur l’indépendance des juges.

Les participants ont noté le déséquilibre entre les rôles de l’avocat et celui du procureur lors d’un procès. « Bien que les textes notent que l’avocat doit assister au procès dès le début de l’enquête, il se contente souvent de demander d’alléger la peine de son client », regrette le juge kazakh Raïssa Iourtchenko.

L’avocat est encore une figure peu désirable, voire inutile, dans les pays de la région, car « un bon procès peut se dérouler sans avocat et les droits à la défense pourront être assurés par les autres parties au procès », a déclaré le professeur de droit ouzbek, M. Poulatov. La place du procureur dans les sociétés centrasiatiques reste, quant à elle, indéfinie : « Selon nos Constitutions, le Parquet n’est pas associé au pouvoir judiciaire, ni au pouvoir exécutif. C’est un organisme à part, à côté ou au-dessus des autres », note un juriste kazakh. Les Constitutions des pays de la région font en effet du Parquet un organe de contrôle.

Selon l’avocat tadjik Bouzrougmehr Erov, « les juges ont peur de laisser les prévenus en liberté provisoire et décident de les placer en détention provisoire même si les peines encourues ne sont pas importantes ». « Il m'est arrivé de constater que le juge a ordonné la détention provisoire d'un de mes clients qui, après cinq mois d’enquête, n’a été condamné qu’à 6 mois d’incarcération », nous a-t-il raconté[1]. Selon M. Erov, c’est le système actuel de nomination de juges qui entrave leur indépendance. « Au Tadjikistan, nous espérons qu’un référendum qui est prévu pour 2012 changera la situation, et que les juges ne soient non pas nommés, mais élus par le peuple », dit M. Erov.

La liste de 23 recommandations pour l’amélioration de la procédure pénale en Asie centrale reflète les luttes d’intérêt entre les différentes parties. Élaborée par l’ensemble des participants de ce séminaire, elle sera examinée par les ministres de la Justice européens et centrasiatiques lors de leur prochaine réunion prévue pour 2010.

Dans ces recommandations, les avocats demandent à pouvoir assurer réellement leurs droits inscrits dans les textes : participer au procès dès les premières heures de la garde à vue, assister à tous les moments de l’enquête, pouvoir exiger des expertises et interroger les témoins.

Les enquêteurs souhaiteraient que soit examinée au procès (et pas préalablement avec le Procureur) la question de la détention et que soit transféré au juge le droit d’ordonner les perquisitions et les écoutes téléphoniques, ce qui relève encore des compétences du Parquet.

Et les procureurs recommandent, comme d’habitude, de « renforcer le contrôle » et « d’utiliser le potentiel du Parquet comme mécanisme de surveillance de l’Etat ».

Néanmoins, les participants espèrent que de tels séminaires concourent à la promotion d'États de droit en Asie centrale. « L’expérience européenne est importante pour nous, surtout en ce qui concerne les mécanismes d’application de textes », a conclu Mirlan Karatchalov, directeur adjoint des enquêtes du Ministère kirghiz de l’Intérieur.

« L’Union Européenne réforme sa législation depuis 30 ans et celle-ci est encore loin d’être parfaite. Vos pays sont au début de cette voie », a noté K. Ryngielewicz à la clôture du séminaire.

[1] Entretien réalisé par l'auteur lors du « Procédure pénale et respect des droits de la défense » à Tachkent du 28 au 30 septembre 2009.

 

Par Farida CHARIFOULLINA

Source photo : www.press-service.uz

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