Facebook en Roumanie, l’illusion d’une communauté

Au début du mois de février 2016, le Président roumain prend publiquement la défense d’un trust médiatique en délicatesse avec l’administration fiscale et menacé d’être expulsé de ses locaux. En quelques heures, il perd des milliers d’amis sur Facebook.


C’est lors d’une brève interview télévisée que Klaus Iohannis se prononce pour un assouplissement des mesures prises par l’Agence nationale de l’administration fiscale à l’encontre du groupe Intact Media. Une déclaration qui surprend les partisans du chef de l’État. Intact Média est la propriété du sulfureux Dan Voiculescu, hommes d’affaires et politicien qui purge aujourd’hui une peine de dix ans de prison pour blanchiment d’argent. Intact possède les chaînes de télévision Antena 1 et 3, spécialistes de l’information spectaculaire et notoirement favorables à l’opposition socialiste, les « antennes » sont très décriées par l’électorat de K. Iohannis.

Pour mesurer l’impact de cette prise de position, nul besoin de se plonger dans les sondages d’opinion, un coup d’œil à la page Facebook du Président y suffit alors. De nombreux journaux titrèrent : « Le président Klaus Iohannis a perdu en quelques heures des milliers d’amis sur Facebook »[1] Dans d’autres pays, une telle annonce aurait pu paraître anecdotique ou légèrement surréaliste. En Roumanie, elle a été est reçue et analysée avec le plus grand sérieux.

Internet en Roumanie : quelques tendances

L’usage qui est fait d’Internet dans le pays offre un tableau paradoxal. Le débit y est le plus rapide d’Europe mais le taux d’accès à Internet y est un des plus bas, avec seulement 52 % de la population connectée. La Roumanie connaît toutefois depuis quelques années une croissance accélérée du nombre d’utilisateurs d’Internet, et cette progression bénéficie largement au réseau social Facebook. 8 millions de comptes sont enregistrés, sur une population d’un peu moins de 20 millions d’habitants. Les utilisateurs les plus nombreux se trouvent parmi les jeunes de 18 à 35 ans, les diplômés de l’enseignement supérieur et les urbains[2].

Échanges de messages, de photographies ou de vidéos, commentaires de statuts, jeux, créations de groupes, partages d’informations, créations d’événements ou échanges commerciaux ponctuels, l’utilisation du réseau social américain ne diffère pas, à première vue, de ce qu’elle peut être partout ailleurs. On peut néanmoins noter un impact particulier sur le débat public. Plus que dans d’autres pays, Facebook dépasse le seul cadre privé.

Un forum social et politique

L’influence des réseaux sociaux a été déterminante dans le développement des mouvements citoyens qui ont secoué la Roumanie ces dernières années. L’opposition au projet d’exploitation minière à Roșia Montană a débuté dès 1997, avant l’usage massif d’Internet, mais elle a atteint son acmé en 2013[3]. Certes, ce sont les gigantesques manifestations de rue qui ont obligé les décideurs à renoncer à ce projet pharaonique mais l’organisation de ces rassemblements et leur ampleur doivent beaucoup au développement des réseaux sociaux, qui ont permis de sensibiliser un public beaucoup plus large que le noyau initial de militants par la large diffusion d’informations non formatées par les grands médias.

Pendant la campagne présidentielle de 2014, les manifestations en faveur du respect du droit de vote des Roumains établis à l’étranger qui se sont transformées in fine en manifestations contre la candidature du Premier ministre Victor Ponta doivent également beaucoup aux réseaux sociaux qui ont permis aux Roumains expatriés de faire connaître en temps réel les obstacles auxquels ils étaient confrontés pour exprimer leur droit de citoyen.

En novembre 2015, l’indignation provoquée par le laxisme et les insuffisances des autorités lors du dramatique incendie du club Colectiv a été relayée ad nauseam sur ces mêmes réseaux. Ce bouillonnement en ligne a, là encore, débouché sur des manifestations massives qui ont entraîné la chute du gouvernement[4].

Au-delà de ces événements spectaculaires, il est intéressant de noter à quel point Internet –et Facebook en particulier– sont aujourd’hui devenus les principaux lieux de débats citoyens. Dans un pays où les partis politiques sont bloqués et discrédités, où la méfiance à l’égard des médias traditionnels est forte et où le monde associatif est encore passablement désorganisé, les confrontations d’idées se font en ligne. Pour le meilleur mais aussi pour le pire. Forums, sites ou discussions sur Facebook laissent entrevoir une vraie renaissance d’une conscience citoyenne longtemps assoupie mais ils permettent aussi, sans guère de contrôle, la propagation massive d’un mélange dangereux d’idées extrémistes, de théories du complot et d’interprétations douteuses des faits.

Une réponse à la défiance vis-à-vis des médias traditionnels

Internet et Facebook occupent une place toute particulière dans le débat public roumain car ils tendent à occuper la place laissée vacante par les médias traditionnels.

La presse écrite se marginalise, la télévision publique est au bord de la faillite et les télévisions privées sont soupçonnées, souvent à juste titre, d’être aux ordres de partis ou de groupes d’intérêts. Les médias sont donc de plus en plus largement boudés, notamment par les jeunes urbains. Dans une course désespérée à l’audience, les journalistes tombent souvent dans un traitement spectaculaire, démagogique et finalement insignifiant de l’information. A contrario, les réseaux sociaux donnent l’impression de pouvoir créer et partager une information libre et d’en être partie prenante.

Remplacer des structures défaillantes

Au-delà d’un lieu de prise de parole, Facebook est souvent utilisé en Roumanie pour s’organiser en dehors d’un système officiel considéré comme défaillant, inutile voire hostile. Il est ainsi fréquent de voir des groupes d’«amis» élargis organiser des collectes de fonds pour un de leurs membres confrontés à un problème médical grave que le système de santé n’est pas à même de prendre correctement en charge. Les défaillances et les erreurs, réelles ou supposées, des hôpitaux et des médecins sont par ailleurs souvent dénoncées sur le réseau social.

Dans de nombreux autres domaines, Facebook permet aux citoyens d’exprimer leur indignation face aux dysfonctionnements du « système ». On ne compte plus les lettres critiques, les appels et les dénonciations adressées à l’école ou aux administrations. De très nombreux groupes sont créés pour dénoncer, pêle-mêle et entre autres choses, les atteintes à l’environnement, le non-respect du code de la route, l’état des infrastructures, le délabrement des monuments historiques ou même les goûts musicaux de leurs compatriotes… Les contributeurs y voient, à tort ou à raison, une possibilité de révéler les manquements ou la complicité de l’État et des autorités. Pour les structures politiques traditionnelles, ce que l’on appelle le « parti Facebook » est devenu un concurrent redouté et imprévisible.

Facebook et les politiques

Les hommes politiques sont aujourd’hui débordés par cette utilisation citoyenne des réseaux sociaux. Directement mis en cause sur ces nouveaux médias, ils sont nombreux à en critiquer amèrement les utilisateurs. Il est symptomatique de voir les élus locaux, ministres ou parlementaires chercher à savoir qui organise les attaques dont ils se disent victimes. Pour une grande partie de la classe politique, l’idée qu’un citoyen puisse prendre position ou avoir une initiative par lui-même et sans contrepartie est encore loin d’être évidente.

Pour reprendre contact avec la partie la plus connectée de la population, en premier lieu avec les jeunes urbains devenus imperméables aux moyens de communications traditionnels, certains leaders politiques se sont lancés à leur tour sur les réseaux sociaux. Des personnalités majeures tiennent des blogs depuis quelques années, comme l’ancien Président Ion Iliescu ou l’ancien Premier ministre Adrian Năstase, mais c’est aujourd’hui sur Facebook que les politiques roumains veulent trouver leur place.

Lors de l’élection présidentielle de 2014, les campagnes menées sur le réseau social ont eu l’effet escompté sur le public urbain. Une des candidates, Monica Macovei[5], a obtenu un résultat honorable à la tête d’un parti nouvellement créé[6] et dépourvu de moyens financiers, en faisant l’essentiel de sa campagne en ligne. Le résultat le plus spectaculaire reste sans doute celui du vainqueur de ce scrutin, Klaus Iohannis. Peu loquace et peu à l’aise sur les tribunes ou dans les débats télévisés contrairement à son rival Victor Ponta, le candidat Iohannis et ses conseillers ont su faire de son compte Facebook un véritable instrument de sa victoire.

Conscients de la portée de cet outil, les plus hauts responsables politiques annoncent aujourd’hui fréquemment des décisions ou des prises de position importantes sur leur compte Facebook, parfois avant même que la presse en soit informée. Les journalistes sont alors réduits à commenter la page des élus.

On comprend alors pourquoi la perte de milliers d’« amis » sur le réseau social constitue le signe tangible d’une perte de popularité. Facebook est par ailleurs un terrain d’affrontements entre adversaires politiques qui peuvent se déchirer par « statuts » et « commentaires » interposés. Il est également un lieu de manipulations pour certains qui n’hésitent pas à acheter les services de zélateurs récompensés au nombre de commentaires laudateurs rédigés sur la page de telle ou telle personnalité[7]. À l’instar des citoyens, les hommes politiques les plus en vue semblent utiliser Internet pour remédier aux défaillances de leur propre système de communication officiel ou à celles des médias et toucher directement le public le plus socialement actif.

Une illusion ?

On peut se réjouir de voir des outils de communication efficaces accompagner le réveil civique de toute une société qui tourne aujourd’hui le dos à l’anomie politique des années de transition. L’utilisation massive de Facebook dans le champ politique pose néanmoins un certain nombre de questions.

Les prises de position des citoyens relèvent le plus souvent de l’indignation ou de la dénonciation. La solution des problèmes soulevés est le plus souvent laissée au bon vouloir et à la capacité de l’état et des autorités, en bref du «système» dénoncé par ailleurs. Les confrontations d’idées qui ont lieu sur les réseaux sociaux ne déteignent que rarement sur les pratiques réelles du politique, elles ne permettent le plus souvent que de détecter des tendances plus ou moins durables. L’élément le plus contestable est sans doute l’illusion créée par Facebook de construire une communauté de destin distincte et choisie qui mène le plus souvent à un entre-soi numérique. Au-delà de l’enthousiasme convenu pour l’invention d’une démocratie 2.0, la limite entre moyen d’agir sur le réel, dictature de l’immédiateté et fantasme de l’action est aujourd’hui difficile à fixer.

Notes :
[1] Expres Magazin, 18 février 2016.
[2] Enquête « Les Roumains et Facebook », Institut roumain pour l’évaluation et la stratégie, Bucarest, septembre 2015.
[3] Horia-Victor Lefter, «Roșia Montană: Le cyanure de la Roumanie», Regad sur l’Est, 15 octobre 2013.
[4] Vincent Henry, « Roumanie. Une société civile sous tension »Regad sur l’Est, 15 février 2016.
[5] Ancienne ministre de la Justice de 2004 à 2007, députée européenne, elle est une des figures de la lutte contre la corruption.
[6] Le M10 a obtenu environ 5 % des suffrages.
[7] Cette pratique a notamment été dénoncée au cours de l’été 2015 pour le parti UNPR et son leader, l’ancien ministre de l’Intérieur Gabriel Oprea.

Vignette : Capture de la page Facebook de Klaus Iohannis au lendemain de son élection : « Vous avez écrit l’histoire ! Pour la première fois le ‘online’ a fait la différence ».

* Vincent HENRY est doctorant à l’université Paris-Est.

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