Alors que le mouvement social géorgien pro-européen s’essouffle peu à peu, le parti au pouvoir, Rêve géorgien, poursuit une stratégie de reprise en main du secteur médiatique. Recours politique et répressif au droit, asphyxie financière, mise au pas des médias : les formes de répression sont multiples et s’entremêlent, entre dispositifs juridiques et pratiques plus diffuses.
Bien que la Géorgie ait connu au cours des dernières décennies des avancées notables en matière de liberté de la presse, la situation s’est fortement détériorée en quelques années. Entre 2021 et 2025, le pays est passé de la 60e à la 114e place de l’indice de Reporters sans frontières, reflet d’un environnement médiatique fragilisé.
Depuis 2024, plus de 285 faits de violences sur les journalistes ou d’interférences sur leur travail ont été recensés par Transparency International Georgia. L’affaire la plus marquante reste celle de Mzia Amaghlobeli, directrice du média indépendant Batumelebi, incarcérée en janvier 2025 pour avoir giflé un policier. Sa condamnation à 2 ans de détention, jugée disproportionnée au regard des nombreuses violences contre la presse restées impunies, illustre le déséquilibre croissant entre l’inaction du pouvoir face aux agressions de journalistes et l’usage sélectif du droit comme outil de répression.
Le droit au service de la répression politique
Le gouvernement géorgien a fait du levier législatif son principal instrument de contrôle sur les médias et la société civile. En l’espace de deux ans, plusieurs textes controversés ont été adoptés, suscitant de vives protestations internes et de nombreuses mises en garde internationales. La loi dite « FARA » (Foreign Agents Registration Act), entrée en vigueur le 31 mai 2025, s’inscrit pleinement dans cette stratégie. Officiellement présentée comme une simple transposition de la législation américaine du même nom, une référence censée lui conférer une forme de légitimité démocratique, elle reprend en réalité les logiques de contrôle inspirées du modèle russe. Ce texte réactualise la très contestée Loi sur la transparence de l’influence étrangère adoptée en mai 2024, dont l’application avait déjà provoqué un vaste mouvement de contestation national, lequel aura duré près de deux mois
Cette première version avait permis de stigmatiser de nombreuses ONG et médias, en les associant à l’étiquette d'« agent de l’étranger » — un terme au fort pouvoir disqualifiant dans le contexte géorgien. Mais dans les faits, les organisations, unies, avaient massivement refusé de s’enregistrer, et aucune sanction notable n’a été appliquée. La loi FARA entend corriger cet échec en élargissant son champ d’application et en renforçant son caractère coercitif : outre des amendes pouvant atteindre 10 000 GEL (3 220 €), le non-enregistrement peut désormais entraîner jusqu’à cinq ans de détention pour les directeurs d’organisations.
Reste à savoir si, avec ce nouveau durcissement, la société civile parviendra à maintenir l’unité dont elle a fait preuve jusque-là. « Ils avaient promis d’appliquer la loi russe, mais ils ne l’ont jamais fait. Personne ne s’était enregistré, et ils ne pouvaient pas fermer toutes les organisations en même temps. Ils ne peuvent pas incarcérer deux mille personnes », souligne Nino Bakhardze, directrice du média online d’investigation I-Fact.
Étouffer les médias par la contrainte financière
Au-delà de ces lois phares, les autorités emploient le droit pour asphyxier financièrement les médias critiques. En avril 2025, des amendements à la Loi sur les subventions ont été adoptés malgré les vives critiques des diplomates occidentaux : désormais, tout financement étranger d’un média ou d’une ONG doit recevoir l’aval préalable du gouvernement – leur permettant ainsi d’en contrôler l’octroi de façon totalement arbitraire. Dans la foulée, des modifications de la loi sur la radiodiffusion entendent interdire tout financement du secteur audiovisuel géorgien par des fonds provenant de l’étranger. Ce double verrou législatif vise clairement à tarir les ressources des médias indépendants, dans un contexte où leur autonomie repose sur un marché publicitaire trop étroit et inégalement réparti en faveur des médias alignés sur le pouvoir, pour assurer leur viabilité économique(1).
Ce contrôle étatique sur les circuits de financement inquiète fortement un secteur des médias indépendants déjà fragilisé par la suspension par l’administration Trump des programmes de soutien financés par l’USAID en février 2025. « Nous sommes dans une situation extrêmement délicate », alerte Ararat Tatayan, directeur de Radio Nor à Ninosminda (Djavakhétie). « Nos financements en provenance des États-Unis ont cessé, nos revenus publicitaires sont insuffisants et, si ces nouvelles lois sont appliquées, nous perdrons également les subventions que nous recevons de l’Union européenne. Notre indépendance éditoriale est directement menacée. Travailler avec des fonds publics signifierait renoncer à toute critique du gouvernement. »
En outre, un second amendement à la loi sur la radiodiffusion impose au secteur audiovisuel de nouvelles obligations éditoriales en matière de vérification des faits, de respect de la vie privée et d’impartialité. Ces critères, auparavant du ressort de mécanismes d’autorégulation, relèvent désormais de la commission des Communications, une instance jugée loyale envers le gouvernement, qui pourra infliger des amendes allant jusqu’à 3 % du chiffre d’affaires des médias concernés. Présentés comme des mesures visant à améliorer la qualité de l’information, ces textes suscitent de vives critiques au sein des rédactions. En cause : le flou juridique qui les entoure. « Le problème, c’est que ces lois sont très abstraites. Ils peuvent les interpréter comme ils le souhaitent dans le but de stopper toute alternative de notre part. Nos avocats sont pour le moment très confus. Eux non plus ne savent pas comment les lire », confie Kamilla Mamedova, directrice de Radio Marneuli.
En parallèle de ces textes de loi, l’arsenal judiciaire a été mobilisé de manière ciblée contre des journalistes par les proches du gouvernement. Un phénomène inquiétant observé depuis 2021 est la multiplication de poursuites-bâillons, soit le recours systématique aux tribunaux pour poursuivre les journalistes en diffamation. Ces procédures visent moins à obtenir réparation qu’à affaiblir les rédactions en les forçant à mobiliser leurs ressources sur le long terme(2). L’objectif est clair : accroître la pression financière sur des médias déjà précarisés, tout en renforçant l’autocensure par la menace constante de procès. Cette judiciarisation à outrance, conjuguée aux nouvelles lois liberticides, crée un climat de peur juridique permanent pour la presse indépendante géorgienne.
Censure feutrée et pressions informelles : les coulisses d’une mainmise
En parallèle des offensives légales, le pouvoir use de stratégies informelles pour affaiblir et contrôler les médias qui lui échappent. La capture progressive de la chaîne publique compte parmi les exemples les plus visibles. Initialement chargée de garantir un traitement neutre et pluraliste de l’information, sa direction a été investie par des proches du pouvoir, entraînant un net glissement éditorial en faveur du gouvernement. La fermeture de la chaîne d’opposition Mtavari Arkhi, intervenue le 1er mai 2025, s’inscrit, elle aussi, dans cette dynamique. Elle s’est déroulée dans un contexte trouble, marqué par des accusations de sabotage interne visant son principal actionnaire, Zaza Okruashvili, soupçonné d’avoir discrètement rallié le parti Rêve géorgien. Avant elle, Roustavi 2, autrefois fer de lance de l’opposition télévisuelle, avait déjà été vidée de sa substance à la suite d’une reprise en main judiciaire controversée en 2019.
Ces formes de répression informelle s’expriment également par des pressions ciblées exercées sur les journalistes et leurs proches, dans le but d’instaurer un climat propice à l’autocensure. Kamilla Mamedova de Radio Marneuli en témoigne en évoquant des situations vécues par deux journalistes de sa propre équipe, Tiko et Vladimir : « Les membres du gouvernement local ont fait preuve d’une grande agressivité à notre encontre pendant la période de l’adoption de la loi russe. Après la publication par Tiko d’un article particulièrement sensible, sa mère, qui travaille dans une école, a reçu des menaces de licenciement. Quant au père de Vladimir, il a perdu son emploi dans l’administration locale. On lui a laissé le choix : soit il quittait son poste, soit son fils cessait son activité à la radio. Il a répondu qu’il préférait perdre son travail. »
Opacité, désinformation et défiance : un paysage médiatique en danger.
La conjonction des mesures répressives, qu’elles soient juridiques ou informelles, a profondément bouleversé l’écosystème médiatique géorgien en l’espace de moins de deux ans. À l’approche des élections locales du 4 octobre 2025, le pluralisme s’est nettement affaibli, tandis que l’accès à l’information se fait de plus en plus difficile, y compris pour les médias pro-gouvernementaux(3).
Les dynamiques de polarisation de la société, combinées aux relations symbiotiques que de nombreuses chaînes de télévision entretiennent avec les partis politiques, ont contribué à ériger une partie des médias en instruments de confrontation politique, affaiblissant leur rôle d’intermédiaires crédibles aux yeux d’une partie de la population. Entre 2019 et 2024, la part des citoyens déclarant ne pas faire confiance aux médias est ainsi passée de 22 % à 36 %(4). Cette défiance généralisée offre un terrain fertile à la désinformation et aux récits révisionnistes à tonalité anti-occidentale, largement relayés par les responsables politiques au pouvoir. Face à ce climat, plusieurs rédactions géorgiennes envisagent, à l’instar de médias russes tels que Meduza ou Dozhd TV, de poursuivre leurs activités depuis l’étranger, condition désormais jugée nécessaire pour garantir leur survie.
Notes :
(1) Nino Gelashvili, Mariam Pataridze, “Financial Transparency of Media 2023”, Media Meter, septembre 2024.
(2) Mariam Gersamia, Lika Sajaia, “Instrumentalization of the Law for Media Capture (case of Georgia)”, Journalists under attack, 2024.
(3) Mariam Gersamia, Ekaterine Gigauri, Gvantsa Gurgenidze, “Media Environment 2024: The Fight for Trust and Freedom in Georgia”, Media Voice, 2025.
(4) "Trust Towards Media - e.g. Caucasus Barometer", The Caucasus Research Resource Centers, mai 2025.
Vignette : affiche brandie lors d’une manifestation en janvier 2025 - « Liberté pour les prisonniers du régime ». En arrière-plan, la tour de diffusion de la télévision de Tbilissi (Copyright Matthieu Jacquemin).
* Matthieu Jacquemin est diplômé en sciences humaines et sociales ainsi qu’en gestion culturelle à l’Université libre de Bruxelles. Il réside actuellement à Tbilissi, où il a effectué un stage au sein du département de coopération de l’Institut français de Géorgie.
Pour citer cet article : Matthieu JACQUEMIN (2025), « Géorgie : l’arme du droit contre la liberté de la presse », Regard sur l'Est, 15 septembre.