Géorgie : révisionnisme historique et rhétorique anti-occidentale

Alors que les élections parlementaires approchent en Géorgie, le climat politique se tend. Le gouvernement, sous l'égide du Rêve géorgien, est accusé de dérive autoritaire à la suite de l’adoption de réformes controversées, de la prolifération d’un discours qui procède à une réinterprétation de la guerre de 2008 et d’une mise en cause du rôle de l'Occident. Ces dynamiques pourraient éloigner la Géorgie de l’intégration européenne et renforcer ses liens avec la Russie.


Manifestations contre la loi sur les agents étrangers sur la Place des héros, Tbilissi, mai 2024 (© Alexis de Varax).Les élections parlementaires en Géorgie, le 26 octobre prochain, interviennent dans un climat tendu, marqué par plusieurs mois de manifestations contre la loi sur la transparence et la souveraineté, ainsi que contre une législation anti-LGBT. De nombreux observateurs craignent une dérive autoritaire, avertissant que ces réformes législatives pourraient permettre au parti au pouvoir, le Rêve géorgien, de consolider son contrôle sur le pays en restreignant l'influence des partis d'opposition et des organisations de la société civile (OSC).

Il s’agit ici de se pencher sur le discours anti-occidental qui justifie ces réformes et qui repose, en grande partie, sur une relecture d’événements historiques clés, tels que la guerre de 2008 et la rhétorique russe autour des révolutions de couleur. En invoquant la nécessité de protéger la souveraineté géorgienne face à l’influence occidentale, le parti au pouvoir redéfinit la position du pays sur la scène internationale, soulevant des questions cruciales sur l’avenir de la Géorgie et son rapprochement potentiel avec la Russie.

Réécrire la guerre de 2008 pour blâmer l'Occident et l’opposition

Dans son discours d'avril 2024, l'oligarque et leader du parti au pouvoir, Bidzina Ivanishvili, ne mentionne la Russie qu'à deux reprises, et seulement en rapport avec la guerre de 2008, tout en rejetant la responsabilité de ce conflit sur l'Occident. Il affirme que, malgré les promesses faites lors du Sommet de Bucarest en 2008, ni la Géorgie ni l'Ukraine n'ont été admises dans l'OTAN. Selon lui, la cause de cet échec réside dans un « Parti de la guerre mondiale », entité qui, selon lui, contrôlerait l'OTAN et l'Union européenne, et qui considérerait la Géorgie et l'Ukraine comme de simples pions dans un jeu géopolitique. Au-delà de la dimension conspirationniste inquiétante de cette affirmation, B. Ivanishvili blâme avant tout les pays occidentaux, les accusant de trahison et d'abandon.

Mais peut-on vraiment attribuer la responsabilité de la guerre à l'Occident comme l'affirme la Russie et Ivanishvili ? Lors du Sommet de l’OTAN à Bucarest (avril 2008), les demandes d’adhésion de l’Ukraine et de la Géorgie, jugées « essentielles », ont en effet été reportées. La France et l'Allemagne, en particulier, se sont opposées à l’obtention de ce statut de candidats, l’objectif étant alors d'éviter de provoquer la Russie, qui considérait ces pays comme partie intégrante de son « étranger proche ». Paris et Berlin craignaient alors qu'une telle décision n'aggrave les tensions avec Moscou. De plus, la situation politiquement instable de la Géorgie et de l'Ukraine, ainsi qu’une dépendance croissante de l’Europe vis-à-vis du gaz russe, justifiaient une approche des plus prudentes. À une promesse d’adhésion rapide, les pays de l’OTAN ont préféré l’affirmation d’un soutien graduel. Ce principe de prudence n'empêcha pas la Russie de provoquer quelques mois plus tard la Géorgie, jusqu’à la guerre d’août 2008 qui mena à l’occupation de l’Ossétie du Sud et de l’Abkhazie.

Une révision historique

Bidzina Ivanishvili redéfinit désormais les responsabilités du conflit de 2008. Il accuse Mikheil Saakachvili, Président du pays de janvier 2008 à décembre 2013, qu’il désigne comme chef d’un « régime sanglant », d’avoir précipité la Géorgie dans une guerre perdue. Ce discours dépasse la simple critique de l’Occident et s'inscrit dans une volonté plus large de normaliser les relations avec la Russie, quitte à revenir sur les antagonismes historiques qui déchirent les deux pays.

En septembre 2024, lors d'un rassemblement de campagne à Gori, près de la ligne d'occupation russe, B. Ivanishvili a appelé les Géorgiens à présenter des excuses à leurs « frères et sœurs ossètes », tout en évitant de mentionner le rôle de la Russie dans l'invasion et l'occupation en cours. Il a également promis un « processus de Nuremberg géorgien » pour juger les responsables du Mouvement national uni (MNU)(1), les accusant d'avoir provoqué le conflit.

Selon ce récit, l'ennemi principal n'est pas la Russie, mais l'Occident, accusé d'avoir manipulé la guerre avec la complicité des élites géorgiennes corrompues. En adoptant ce point de vue, B. Ivanishvili reprend la rhétorique russe de la « forteresse assiégée », qui dépeint la Russie comme une nation constamment menacée et forcée de se défendre contre des agressions tant internes qu'externes. Ce discours a longtemps servi à justifier l'autoritarisme et les ambitions expansionnistes de la Russie. Depuis son arrivée au pouvoir en 1999, Vladimir Poutine a particulièrement exploité ce mythe, en présentant l'élargissement de l'OTAN à l'Est et les révolutions de couleur dans les anciennes républiques soviétiques comme des menaces à la sécurité russe. Ce récit a également été utilisé pour légitimer la guerre en Tchétchénie (1999), la guerre en Géorgie (2008), l'annexion de la Crimée (2014), ainsi que l'invasion à grande échelle de l'Ukraine (2022).

À l’été 2024, les commémorations du 16ème anniversaire de l'invasion russe ont révélé la fracture mémorielle en Géorgie. Tandis que le Rêve géorgien cherche à minimiser le rôle de la Russie, en pointant du doigt M. Saakachvili et le MNU comme responsables, l'opposition insiste sur le fait que la Russie reste l'agresseur incontestable. Cette guerre, profondément ancrée dans la mémoire collective, est perçue comme une humiliation nationale, avec 20 % du territoire toujours occupé. Pour beaucoup, réinterpréter ce conflit revient à nier une rupture historique essentielle avec la Russie. Dans ce climat de révisionnisme, les craintes d'une révolution de couleur alimentées par la Russie ajoutent une autre couche de complexité aux tensions internes, notamment à l’approche des élections.

Crainte d’une révolution de couleur

La Russie, par la voix de Sergueï Narychkine, chef du Renseignement extérieur, a exprimé ses craintes d’une révolution de couleur en Géorgie, proférant des accusations contre les États-Unis qui chercheraient à organiser un « Maïdan de Tbilissi » après les élections parlementaires d’octobre 2024. Ces déclarations visent à dissuader toute tentative de changement de régime à travers des manifestations populaires, niant l’agentivité des Géorgiens qui souhaitent un avenir meilleur. Or, les recherches en sciences sociales montrent aujourd'hui que l'autonomisation de la société civile géorgienne invalide l'idée selon laquelle l'ingérence occidentale serait la cause principale des soulèvements populaires(2).

Les révolutions de couleur désignent les mouvements populaires de protestation visant à renverser un régime autoritaire par des manifestations de masse et des appels à la démocratie, particulièrement en ex-URSS, comme la révolution des Roses en Géorgie (2003), la révolution Orange en Ukraine (2004) et la révolution des Tulipes au Kirghizistan (2005). Ces révolutions sont parfois perçues comme soutenues par l'Occident, en raison du rôle des ONG, de la société civile et du soutien diplomatique occidental.

Il est vrai qu'en Géorgie, de nombreuses organisations de la société civile sont financées par des sources occidentales, ce qui influence leurs agendas, souvent alignés sur les intérêts de leurs donateurs. Leur légitimité s’est particulièrement renforcée lors de la révolution des Roses, où elles ont joué un rôle clé dans la transition démocratique du pays sous le MNU. En ciblant ces organisations à travers la loi sur les agents étrangers et en adoptant une rhétorique anti-occidentale, le gouvernement attaque à la fois directement et indirectement les forces d’opposition et les critiques. À cet égard, B. Ivanishvili manifeste une crainte partagée avec la Russie, celle de l'expression d'une volonté populaire.

Polarisation et dérive autoritaire

Bien qu’omniprésente dans les discours officiels, cette réécriture de l’histoire ne semble pas convaincre la majorité des Géorgiens. Selon  un sondage réalisé par Edison Research en juillet 2024, seulement 32,4 % des électeurs géorgiens soutiennent le Rêve géorgien, tandis que 63 % jugent que le pays va dans la mauvaise direction. De plus, 71 % estiment qu'il est temps de donner une chance à un autre parti. Ces chiffres mettent en évidence l'impopularité relative du parti au pouvoir à l'approche des élections parlementaires. Ils soulignent en outre la polarisation politique croissante en Géorgie, parfaitement détaillée par le rapport de l'ISFED du 4 septembre 2024, qui montre comment elle est en outre exacerbée par des changements controversés des règles électorales et par des actions visant à intimider les voix critiques du gouvernement.

Les tensions internationales liées à la guerre en Ukraine et à la guerre d’influence que mène la Russie dans son « étranger proche » contribuent, elles aussi, à exacerber la situation. La stratégie de Bidzina Ivanishvili qui vise à repositionner la Géorgie en tant qu’alliée stratégique de la Russie pourrait, si elle aboutit, non seulement affaiblir les perspectives d’intégration européenne de la Géorgie, mais également la rendre plus vulnérable à l’influence russe, dans un contexte où Moscou cherche à consolider sa sphère d'influence dans le Caucase et à contrer les avancées occidentales. Ces tendances pèsent lourdement sur l’avenir de la Géorgie, soulevant des inquiétudes quant à sa souveraineté et sa trajectoire démocratique.

Note :

(1) Le Mouvement national uni (MNU), fondé par Mikheil Saakachvili en 2001, est un parti pro-européen qui a dirigé la Géorgie de 2004 à 2012. Acteur clé de la Révolution des Roses et lors de la guerre de 2008, il est aujourd'hui l'un des principaux partis d'opposition au Rêve géorgien.

(2) Silvia Serrano, « La Géorgie post-soviétique : lost in transition ? », Revue Tiers Monde, n° 193, 2008, pp. 67-90.

 

Vignette : Manifestations contre la loi sur les agents étrangers sur la Place des héros, Tbilissi, mai 2024 (© Alexis de Varax).

 

* Alexis de Varax est diplômé en géopolitique et philosophie, spécialisé dans l'analyse des dynamiques politiques des pays post-soviétiques, et plus particulièrement du Caucase et de la Géorgie.