Géorgie : vers un régime autoritaire ? – Entretien avec Régis Genté

La dérive autoritaire constatée en Géorgie ne laisse pas d’inquiéter. Alors qu’une loi sur les agents de l’étranger a été adoptée le 14 mai 2024 en dépit de l’opposition massive de la population, la perspective des élections législatives qui se dérouleront le 26 octobre prochain soulève de nombreuses questions. Le scrutin sera-t-il libre et équitable ? Quelle issue peut-on prévoir, notamment au regard du désir d’Europe exprimé par la population ?


Régis GentéJournaliste indépendant installé depuis plus de 20 ans dans la capitale géorgienne, Régis Genté couvre l’actualité de l’ensemble de l’espace ex-soviétique pour de nombreux médias tels que Radio France Internationale, Le Figaro et France 24. Il a également publié plusieurs livres, dont le plus récent, Volodymyr Zelensky – dans la tête d’un héros, est paru en 2022. Régis Genté a bien voulu répondre aux questions de Regard sur l’Est.

L'influence russe est-elle en train de croître en Géorgie ?

Régis Genté : Non, car perdure en Géorgie une situation post-coloniale marquée par une forte détestation de la Russie, reflétée dans de nombreux sondages. La population géorgienne aspire à se rapprocher de l'Europe, même si cela ne signifie pas qu’elle ne veut pas vivre en paix avec la Russie. Mais ce pays est perçu comme dangereux, il occupe 20 % du territoire géorgien et adopte une attitude coloniale méprisante envers le peuple géorgien.

La situation en Ukraine est très suivie en Géorgie, qui observe des similitudes avec ses propres relations avec la Russie. Il n'y a pas de mouvement pro-russe significatif en Géorgie, où peu de personnes soutiennent réellement Moscou, sinon des groupuscules créés et soutenus par le pouvoir géorgien actuel. Toutefois, une minorité croissante estime que la Russie devient trop dangereuse et qu'il est préférable de ne pas la provoquer ou de ne pas détériorer les relations avec elle. Il en découle une prudence notable, liée à la crainte.

Le gouvernement géorgien, lui, fait le choix d’une politique pro-russe, peut-être par adhésion mais peut-être aussi par crainte, dans l’objectif de protéger le pays. Il me semble toutefois qu’on est plus dans une situation de collaboration que de prudence. Cela se manifeste notamment par une propagande gouvernementale qui critique l’Occident sans louer directement la Russie. Tbilissi sait en effet que cela serait perçu comme un véritable affront par une immense majorité de la population qui souhaite que le pays adhère à l’Union européenne. C'est une sorte de soft power négatif : le gouvernement caractérise l'Occident comme décadent, ce que fait la Russie depuis au moins le XIXe siècle. L'opinion publique est fortement influencée par cette communication gouvernementale : on a donc une tranche de la population plus anti-occidentale que pro-russe, et donc prête à accepter la Russie.

Qu’en est-il du gouvernement Géorgien ?

Le régime géorgien est très particulier, dirigé par un oligarque qui détient réellement tout le pouvoir, tandis que le gouvernement n'a pratiquement aucune influence. Par exemple, de nombreux membres du gouvernement sont d'anciens employés de Bidzina Ivanishvili : le ministre de l'Intérieur est l'ancien chef de sa garde personnelle tandis que l'ancien Premier ministre, aujourd’hui président du parti Rêve Géorgien, Irakli Garibashvili, était son homme à tout faire. Ces personnes n'ont aucune existence politique autonome sans B. Ivanishvili, et même aucune qualité pour être des hommes politiques. La preuve en est que, depuis 12 ans que ce gouvernement est en place, se sont succédé des dizaines de ministres sans qu’aucun d'entre eux n'ait eu d’existence politique en dehors du gouvernement. Ils disparaissent systématiquement du paysage politique sitôt qu’ils quittent leurs fonctions officielles. Cela a été le cas, par exemple, des anciens Premiers ministres Mamouka Bakhtadze et Giorgi Kvirikashvili. Il n'y a donc pas vraiment de gouvernement, seulement un oligarque qui dirige le pays comme une sorte d'autocratie.

Cet oligarque qui a fait sa fortune en Russie n'a aucun pouvoir officiel, mais c'est lui qui prend toutes les décisions importantes. C'est lui qui a imposé la loi sur les agents de l’étranger pour la deuxième fois en février-mars dernier, malgré l'opposition de son propre gouvernement qui, selon mes sources, craignait de perdre le soutien de la population avant les élections d'octobre prochain. Parler de « gouvernement » est donc un abus de langage. En réalité, c'est Bidzina Ivanishvili qui décide de la politique du pays. Il ne possède pas seulement une grande fortune, il sait aussi comment faire fonctionner le pouvoir dans un pays post-soviétique. Il impose ainsi sans réelle opposition des lois historiques qui changent réellement la vie du pays et la trajectoire géopolitique de la Géorgie.

Pourtant, le niveau de vie et le pouvoir d’achat des Géorgiens augmentent ?

Effectivement, une partie de la population vit de mieux en mieux grâce à la croissance économique. Cependant, il y a aussi une tranche de la population, plus aisée, pour qui la liberté et la vision globale du pays sont tout aussi importantes. Ces personnes voient leur avenir et celui de leurs enfants avec l'Europe, et non avec la Russie.

Il y a tout de même des doutes sur la fiabilité des statistiques produites, qui pourraient être manipulées. En réalité, au cours des deux dernières années, 240 000 personnes auraient quitté le pays. Sur une population de 3,7 millions d'habitants, c'est une part importante. Le motif majeur de départ a été le facteur économique. Par exemple, il y a quelques années, l'Allemagne a accordé des quotas de travail saisonnier dans le secteur agricole pour 5 000 Géorgiens, avec un salaire de 9€ de l'heure. En Géorgie, c'est le salaire moyen d'une journée. Il y a eu plus de 100 000 candidatures. Le succès de la politique économique du gouvernement n'est donc pas certain. Il y a également une inégalité dans la redistribution des richesses au sein de la société géorgienne. En 2023 par exemple, 280 Porsche ont été vendues en Géorgie, un record pour le pays qui révèle le différentiel entre la partie de la population qui a du mal à survivre dans un pays où l’inflation est effective et celle qui n’a jamais été aussi riche.

Les élections législatives d’octobre suscitent-elles l’espoir ?

Il est peu probable qu’on assiste à un changement de cap à l’issue des élections car le gouvernement contrôle totalement l'organisation du scrutin. Il vient par exemple de changer certaines règles de l'administration électorale. Ce gouvernement est prêt à tout pour rester au pouvoir et imposer son régime autoritaire. La loi sur les agents de l’étranger entrera en vigueur cet été, avant les élections donc, et il est fort probable qu'elle sera utilisée contre des ONG dont le travail est d'observer les scrutins électoraux, ce qui risque de réduire considérablement le niveau d'observation. Dans ces conditions, il n'est pas certain que la population puisse faire entendre sa voix.

Depuis le début des manifestations, le gouvernement utilise de plus en plus la violence et la brutalité contre ses citoyens pour imposer la peur. Par exemple, 11 juin 2023, un jeune homme a été tabassé ; or, lorsque les citoyens battus portent plainte, la police ne prend même pas leurs dépositions. Ce jeune homme avait été menacé le matin même par le président du Parlement, Shalva Papuashvili, et a été molesté quelques heures plus tard. Une partie de la population est totalement exposée à la violence de l'État. Pourtant, pendant les rassemblements, aucun incident n'a été déploré du côté des manifestants, aucune vitre ni aucune voiture n'a été cassée ou endommagée. Certains membres du gouvernement et des sphères du pouvoir ont pourtant encouragé l'usage de la violence contre les manifestants. On parle de grande violence, y compris contre le chef du principal parti politique d’opposition. Il n'y a donc pas de raison de s'attendre à des élections équitables même si, pour une grande partie de la population, ce scrutin sera perçu comme celui de la dernière chance de s'opposer à un gouvernement pro-russe et de s'affirmer comme un pays européen.

Les manifestations récentes témoignent de l’humeur du pays, avec une forte mobilisation un peu partout dans le pays, mais sera-ce encore le cas en octobre ? Est-ce que ces gens ne se seront pas démobilisés d'ici là ? Est-ce que le climat de violence et de peur ne va pas faire disparaître cette humeur de résistance ? Si, le 29 avril lors de la manifestation pro-gouvernementale, l’oligarque B. Ivanishvili a promis de réprimer toute opposition, on n'est encore sûr de rien : est-ce que cette loi sur les agents de l’étranger sera pleinement mise en œuvre cet été ? Sera-t-elle utilisée pour réprimer fortement les médias indépendants, comme en Russie, ou son application sera-t-elle plus souple ? Pour ma part, je crains une mise en œuvre radicale de ce texte en raison de son illégitimité. Le seul moyen de la faire passer est la force, dans le but de faire changer l'opinion. C'est déjà le cas avec de plus en plus de personnes qui considèrent qu'il ne faut pas s'opposer à la Russie ou qui critiquent de plus en plus l'Occident. Ces gens sont soumis aux médias pro-pouvoir qui voient dans l’Occident un monde décadent et souhaitant détruire l'identité géorgienne, implanter la propagande LGBT, voire ouvrir en Géorgie un second front de la guerre contre la Russie. Le prétendu besoin de transparence avancé par le pouvoir pour justifier la loi sur les agents de l’étranger n’est qu’un prétexte, alors qu’il y a déjà 15 lois qui encadrent l’activité des ONG.

Un rattachement des régions séparatistes est-il à l’ordre du jour ?

La question de la réintégration des régions « séparatistes », l’Abkhazie et l’Ossétie du Sud, revient progressivement sur la table. Pourtant, la situation reste floue.

Il n'y a pas eu de démarche officielle à ce sujet, mais on a l’impression que certaines personnalités au sein des structures de pouvoir russes et géorgiennes testent cette possibilité. C’est un sujet très délicat car la Russie a annexé 20 % du territoire géorgien. C’est une forme de « carotte », une stratégie déjà utilisée par la Russie en Ukraine avec le Donbass et en Moldavie avec la Transnistrie.

La Russie souhaite que ces États deviennent des fédérations où elle pourrait interférer avec les décisions politiques par l'intermédiaire des régions séparatistes, avec des régimes fantoches. Actuellement, nous en sommes seulement au stade du test, mais il n’est pas impossible que cette situation devienne réelle. Un des scénarios possibles serait l’inscription dans la Constitution géorgienne du refus d’intégrer l’OTAN ou l’UE en échange de la récupération de ces régions séparatistes. Mais nous en sommes encore loin.

La victoire de l’Ukraine serait-elle la solution ?

Le sort de l’Ukraine est très important pour la région. Si la Russie perd, elle en sera affaiblie partout dans l’ancien espace soviétique, à commencer par le Caucase du Sud. En revanche, si elle gagne, elle pourra réaffirmer sa domination sur la région. Tous ces pays dépendent donc du sort de l’Ukraine. Cela pousse même certains Géorgiens à aller combattre en Ukraine, où une légion géorgienne est présente et déplore une soixantaine de morts.

Vignette : Régis Genté.

 

* Eliot Khubulov est étudiant en 2ème année à l’Institut libre des Relations internationales (Paris).