V. Zelensky : le moment, extraordinaire, qui fait l’homme

Entretien avec Régis Genté et Stéphane Siohan

Quelques semaines après l’invasion de l’Ukraine par la Russie en février 2022, les journalistes Régis Genté et Stéphane Siohan, spécialistes reconnus de l’Ukraine et de l’espace centre et est-européen, ont publié le premier portrait complet en français du président ukrainien, Volodymyr Zelensky, dans la tête d’un héros (Robert Laffont, mai 2022).


Couvertures de l'ouvrage traduit dans diverses languesDans cet ouvrage, depuis traduit en 13 langues et publié en format poche en mai 2023, les auteurs analysent la façon dont l’ancien acteur comique devenu chef de l’État presque par effraction s’est, en une nuit, mué en chef de guerre incontesté, tant à l’intérieur du pays qu’auprès des puissances étrangères. Près de dix-huit mois après, quel regard porter sur cette personnalité étonnante qui a déjoué les pronostics et est entré dans l’histoire ?

Régis Genté et Stéphane Siohan ont bien voulu répondre aux questions de Regard sur l’Est.

Vous relatez dans votre ouvrage cette fameuse nuit du 24 février lorsque, quelques heures avant le lancement par Vladimir Poutine de son « opération spéciale », V. Zelensky sest adressé dans leur langue aux Russes (« Nous n’avons pas besoin de la guerre. Nous n’attaquerons pas, mais nous nous défendrons. Et vous verrez nos visages. Pas nos dos, mais nos visages »). Comment expliquez-vous cette détermination de la part dun Président qui avait fait de la paix sa principale promesse de campagne et que vous décrivez comme peu porté sur la chose militaire ?

S. S. : Si V. Zelensky peut être considéré comme un héros, il ne l’est pas à la manière d’une star hollywoodienne ou d’une étoile médiatique. De manière plus profonde, difficilement perceptible en Europe de l’Ouest, par sa geste du 24 février, il reprend le flambeau de plusieurs personnalités qui ont incarné un idéal d’émancipation nationale, que ce soit des Polonais ou des Russes, au cours de l’histoire ukrainienne. Ivan Mazepa au XVIIIe siècle, Taras Chevtchenko au XIXe, ou Simon Petlioura à la fin de la Première Guerre mondiale.

Régis Genté

R. G. : Il y a certainement le moment, extraordinaire, qui fait l’homme. Mais plus que cela à mon avis, et c’est la colonne vertébrale du livre, il y a un homme qui, dans l’humeur démocratique et relativement ouverte du pays qui est en pleine mutation, ne peut qu’accompagner le mouvement du peuple auquel il appartient. En ce sens, notre livre prend avec beaucoup de pincettes la notion de « héros » : il est bien un « serviteur du peuple », référence au titre de la série télévisée dans laquelle il a incarné, à compter de 2015, un homme ordinaire devenu président de son pays par accident et qui lutte contre les puissants qui ont confisqué le pouvoir, à savoir les oligarques. Il ne s’agit pas d’être naïf, la relation de V. Zelensky avec les oligarques étant autrement plus complexe que ce qu’il en dit en tant qu’acteur. Mais, tout de même, en Ukraine, et on le sait depuis la chute de Yanoukovitvh début 2014, un président ukrainien ne peut plus décider de l’essentiel contre son peuple.

Pouvez-vous définir ce que vous qualifiez de « zelenskisme » et la façon dont il se révèle à laune de ces événements dramatiques ? Comment V. Zelensky a-t-il troqué son image de « Capitaine évidence » pour passer à celle de professionnel de la communication en tant de guerre ?

R. G. : Le Zelensky d’aujourd’hui n’est plus celui d’avant le 24 février 2022. Avant l’invasion à grande échelle de l’Ukraine, c’était un mélange de sens politique et de bons sentiments pas forcément traduits dans la réalité, de communication en guise de politique, de populisme qui avait pour vertu de plaire au peuple et de le suivre. La communication était au centre de ce projet politique. Elle le reste certainement, et l’on voit combien cet aspect reste important, même s’il y a aussi des ratés. Mais, avec la guerre, on voit aussi combien cette communication est appuyée sur un vrai combat, une constance dans la détermination des priorités du pays.

Stéphane Siohan

S. S. : Aujourd’hui, la dimension communicationnelle du « Zelenskisme », si ce courant existe, reste présente. Mais elle s’établit beaucoup plus dans une incarnation personnelle du pouvoir. V. Zelensky a prouvé qu’il était l’homme de la situation ; il y a une dimension « républicaine » de l’homme providentiel au sens de la tradition politique historique de ces terres situées entre Ukraine, Pologne et Lituanie : un pouvoir incarné, mais fortement décentralisé, basé sur des logiques horizontales et anti-autoritaires. V. Zelensky, et c’était totalement inattendu, incarne la figure de l’hetman, le chef de guerre cosaque, à la fois puissant et respecté, mais révocable par ses troupes et son peuple s’il ne répondait pas aux attentes de la base.

On sait que V. Zelensky doit beaucoup aux oligarques dans son ascension politique. Quel rôle jouent-ils actuellement et pensez-vous quils puissent être utiles à une Ukraine post-guerre ?

S. S. : L’Ukraine de 2023 n’est plus celle de 2021. La guerre a frappé de plein fouet les bassins industriels de l’est et du sud de l’Ukraine : Marioupol, Zaporijia, Dnipro, Odessa… Les oligarques ont vu leurs actifs détruits ou confisqués. Leur richesse a fondu. Un Akhmetov n’a plus la même aura, et un Kolomoïsky est pour le moment absent du paysage. Les Ukrainiens redeviennent maîtres de leur destin, de façon dramatique. V. Zelensky le sait pertinemment, désormais c’est lui qui a la main haute sur les oligarques, quelle que sera l’issue de la guerre.

R. G. : V. Zelensky doit surtout beaucoup à un oligarque, Ihor Kolomoïsky. Et la séquence qui s’ouvre avec l’élection de Zelensky en mai 2019 à la veille de la guerre indique combien il y avait une dépendance en effet à son égard. Le Président a toutefois dû peu à peu couper les liens, d’abord parce qu’il y a été forcé par les bailleurs de fond internationaux. Avec les autres oligarques, on a l’impression qu’il y a eu des tractations après l’arrivée de V. Zelensky à Bankova. Puis, en 2021, V. Zelensky a fait adopter une loi anti-oligarques des plus douteuses du fait du vague de la définition de ce qu’est un oligarque. Elle a permis de réduire leur pouvoir, par exemple en privant un Rinat Akhmetov de son groupe médiatique.

On voit assez peu les oligarques dans cette guerre, ils communiquent peu même s’ils semblent contribuer à l’effort de guerre. Seule vraie oligarchie de l’ancien espace soviétique avant 2022, caractérisée par l’importance des Firtach, Akhmetov, Kolomoïsky et autres Pintchouk, qui avaient leur groupe de députés, des médias, des affidés dans la haute administration et qui cultivaient presque tous des relations avec la Russie, constituant le principal levier d’influence de Moscou dans le pays, l’Ukraine ne sera plus jamais la même à cet égard. Après Boutcha, Marioupol, Izyoum… cette influence sera difficilement envisageable.

Le livre traduit en grec

Vous affirmez que V. Zelensky et son équipe ont eu très tôt lintuition que le ministère de la Défense devait être confié à des civils dotés dun profil de bons gestionnaires plutôt qu’à des hauts gradés formés du temps de l’époque soviétique. Quel est limpact de cette initiative sur les opérations militaires ?

S. S. : Les grands chefs de l’armée ukrainienne, le général Valéry Zaloujny, commandant en chef des Forces armées ukrainiennes, ou le colonel général Oleksandr Sirsky, qui dirige les opérations à l’est du pays, ont été formés à la période soviétique. Ils connaissent parfaitement la mentalité de leur ennemi. Mais l’armée de 2023 n’a plus rien à voir avec celle de 2014, au début de la guerre du Donbass. La différence se joue au niveau des officiers et des sous-officiers. Ces derniers ont synthétisé trois cultures : l’expérience du feu lors de la guerre du Donbass, l’intégration de l’esprit décentralisé des bataillons volontaires, et la formation, au cours des dix dernières années, des officiers auprès des armées américaine, canadienne, britannique ou baltes. Des milliers de soldats et d’officiers sont passés par ces formations qui ont contribué à développer l’autonomie décisionnelle des échelons intermédiaires – les sous-officiers – dans un esprit de responsabilité individuelle. Ce changement copernicien de culture militaire est sans doute plus puissant encore que la nomination de tel ou tel comme ministre de la Défense.

Faisons lhypothèse dune victoire de lUkraine : comment voyez-vous lavenir de V. Zelensky dans cette Ukraine post-guerre qui devra se reconstruire, maintenir lunion nationale et accélérer les réformes ?

R. G. : Personnellement je suis loin d’être certain que l’Ukraine sortira vainqueur de cette guerre. Ce que l’on sent, c’est la détermination du côté ukrainien. Cela veut dire que l’heure n’est pas aux polémiques. Est-ce qu’une fois la victoire remportée, si l’on fait cette hypothèse, V. Zelensky ne sera pas critiqué par des officiers par exemple ? On l’a dit. Est-ce qu’on ne lui fera pas payer ses erreurs, à commencer par celle de ne pas avoir voulu vouloir croire jusqu’au 23 février 2022 à la décision de V. Poutine ? J’ai le sentiment qu’il tiendra le coup et pourrait tout à fait être celui qui gardera la présidence après la victoire. Mais avec quel pouvoir ? Celui qu’il avait avant février 2022 était assez faible, à savoir celui du chef d’un État où l’humeur démocratique est telle qu’il ne peut pas seul décider de l’essentiel.

S. S. : Tant que l’Ukraine sera en guerre, il n’y aura pas d’élection et V. Zelensky restera donc Président. À moins d’un effondrement du pays, que l’on ne peut absolument pas percevoir en ce moment. Mais, s’il gagne la guerre, sa popularité sera telle qu’il pourra rester président sans aucun doute, s’il en a l’envie. À l’heure actuelle, aucune force politique ne paraît en mesure de proposer une alternative, même si des personnalités émergent, à la lisière entre la société civile et l’effort militaire.

Le livre traduit en japonaisEn cas dhypothèse inverse, pensez-vous que V. Zelensky soit enclin à sengager sur des concessions territoriales pour mettre fin à lagression russe ? Lhypothèse dun conflit « gelé » vous semble-t-elle plausible ?

R. G. : Dans une interview avec des journalistes russes d’opposition fin mars 2022, on lui a posé cette question : il a répondu que ce ne serait pas à lui de trancher, que la décision serait collective, celle d’un peuple. Concernant la Crimée, il évoquait alors l’idée d’un referendum pour prendre la décision de la concéder ou pas à la Russie. Et là l’humoriste pointait le bout de son nez : organisons cette consultation après un certain temps, disons en 2036… année où V. Poutine ne pourra plus briguer un nouveau mandat, en théorie. Je crois profondément qu’il peut prendre une telle décision, faire des concessions territoriales, mais pas sans s’assurer préalablement d’une forme de consensus national.

S. S. : Il existe une loi d’airain politique, formée depuis la fin du printemps 2022 : l’Ukraine doit retrouver sa souveraineté dans le cadre de ses frontières de 1991, incluant le Donbass et la Crimée. Personne en Ukraine n’oserait s’opposer à cet axiome. Néanmoins, en coulisses, et au sein même du courant politique Serviteur du Peuple, certaines voix estiment que si l’Ukraine arrive à reprendre le contrôle sur les territoires qu’elle contrôlait avant le 24 février 2022, c’est à dire sans les républiques dites populaires de Donetsk et de Louhansk ainsi que la Crimée, ce serait déjà une victoire et une négociation pourrait s’engager avec une Russie affaiblie. Mais plus la guerre dure, plus l’opinion ukrainienne – et non les dirigeants – devient maximaliste.

Vous écrivez que, si lUkraine survit à cette guerre, lopération de « dénazification » lancée par V. Poutine sera le tombeau des ambitions futures du Kremlin sur ce territoire. Est-ce à dire, comme le pensent nombre dUkrainiens, que cette guerre ne pourra sachever quavec leffondrement de la Russie ?

S. S. : Les Ukrainiens, et là je ne parle pas de V. Zelensky, sont dans une optique absolument différente. Pour beaucoup, la victoire ukrainienne ne passera que par un effondrement de la Fédération de Russie sous sa forme actuelle.

R. G. : On a l’impression que, si ce n’est pas le cas, du moins pour ce qui est de l’effondrement de la Russie impérialiste, cette guerre reprendra tôt ou tard. Comme elle a repris, si l’on peut dire, en 2022 après avoir marqué une forme de pause après les accords de Minsk II (2015). Sans parler de l’effondrement de la Russie, que l’on pourrait définir de mille manières, je dirais que cette guerre ne peut se terminer que si la Russie perd de façon évidente. Cela passe probablement par la restauration de l’intégrité territoriale de l’Ukraine, Crimée incluse. La Crimée, pour moi, est le point clé, sa restitution à l’Ukraine signifierait bien plus que le Donbass la mort du projet ukrainien de Poutine. Mais c’est certainement une ligne rouge pour lui, justifiant éventuellement qu’il dégaine l’arme tactique nucléaire par exemple. Si la Crimée était reprise par Kyiv, V. Poutine pourrait tomber. Mais il pourrait tomber sans que la Russie s’effondre, celle-ci étant dirigée alors par des caciques du régime qui nous expliqueraient qu’ils étaient contre la guerre mais ne pouvaient s’y opposer.

Photos : Régis Genté.

Lien vers la version anglaise de l’article.

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