Géorgie : la loi sur les agents de l’étranger ne signe pas la fin du rêve européen

Malgré les mises en garde de l’Union européenne et des États-Unis, et surtout en dépit d'une forte résistance populaire, la loi controversée sur les agents de l’étranger a été adoptée en troisième lecture par le Parlement géorgien, le 14 mai 2024. Que change ce coup de force pour la Géorgie, sa vie politique interne et ses relations avec l’UE ?


Graffiti pro-UE dans Tbilissi, 22 avril 2024 (copyright : Jelger Groeneveld/Wikimedias Commons).Depuis plusieurs semaines, les manifestations de grande ampleur se sont multipliées à Tbilissi, la capitale géorgienne, débordant largement les abords du Parlement pour s’étendre à l'ensemble de la ville. Certains rassemblements auraient fait converger entre 250  000 et 300 000 personnes dans les rues de la capitale, chiffres avancés par des médias indépendants s’appuyant sur l’analyse de données transmises par drones.

Ce qu’incarne la loi sur la « transparence de l’influence étrangère »

Une loi similaire a été adoptée en Russie en 2012, ce qui a valu au texte soutenu par le gouvernement géorgien le surnom de « loi russe ». Un texte similaire a été promulgué au Kirghizstan le 2 avril 2024, perçu comme attestant de la dérive autoritaire du Président Japarov.

En Géorgie, le parti au pouvoir, Rêve géorgien, dirigé par le milliardaire réputé pro-russe Bidzina Ivanishvili, montre enfin, avec la promotion de ce texte, son vrai visage et sa posture réelle vis-à-vis de l’Europe et de l’Occident en général. Longtemps, le gouvernement a en effet joué un double jeu, alternant déclarations pro-européennes et initiatives peu en phase avec ces propos. B. Ivanishvili et son équipe ont d’ailleurs emprunté nombre d’initiatives au président russe Vladimir Poutine, comme par exemple avec l’adoption en 2023 d’une loi anti-LGBT ou avec la création de centaines de faux profils sur internet pour décrédibiliser les arguments de l’opposition et des pays occidentaux. En 2023, le gouvernement géorgien avait déjà tenté de faire passer ce texte sur les agents de l’étranger, mais avait reculé face à l’ampleur de la mobilisation populaire.

Cette nouvelle loi va permettre aux autorités et aux administrations de surveiller les journaux, médias et associations dont plus de 20 % du financement provient de l’étranger.  Les entités visées devront s’enregistrer comme « poursuivant les intérêts de puissances étrangères ». Cette transparence des fonds peut, à première vue, paraître logique et légitime, mais elle ouvre en réalité la porte à une censure majeure de la presse et jette le discrédit sur la volonté des Géorgiens de choisir une voie européenne, laissant entendre que la population est manipulée de l’étranger. En Russie, par exemple, cette loi a permis de discréditer et d’écarter les médias d’opposition de sujets tels que les élections ou la guerre en Ukraine.

Le 14 mai, le Parlement géorgien a donc voté l’adoption de cette loi en troisième lecture, avec 84 voix pour et 30 contre. Des parlementaires en sont même venus aux mains au sein de l’hémicycle. Au même moment, environ 3 000 personnes, principalement des jeunes, manifestaient devant le Parlement. Treize personnes ont été arrêtées pour « désobéissance civile », selon le ministère de l’Intérieur.

L’Union européenne et les États-Unis ont rapidement réagi, annonçant l’imposition de sanctions financières et de restrictions de voyage à des membres du gouvernement et à leurs familles. Le paquet d’aide financière de 390 millions de dollars promis par Washington pourrait être mis en cause. Le 18 mai, la présidente Salomé Zourabichvili a posé son veto à la loi, sans illusion quant aux effets de ce barrage compte tenu des pouvoirs restreints du chef de l’État en Géorgie. Pour elle, l’adoption de ce texte compromet les perspectives européennes du pays, alors que la Géorgie s’est vu accorder le statut de pays candidat à l’adhésion à l’UE en décembre 2023. Le 19 mai, elle a appelé le Président de la République française Emmanuel Macron à se rendre en Géorgie afin d’adresser un signal clair au gouvernement géorgien et de contribuer à sortir le Caucase du Sud de l’influence russe. Le 15 mai, les ministres des Affaires étrangères d’Estonie, d’Islande, de Lettonie et de Lituanie s’étaient déplacés en Géorgie pour y rencontrer les autorités et se mêler aux manifestants. Ces derniers y ont vu un signe de soutien important, tandis que le gouvernement dénonçait une tentative d’ingérence.

La violence de la répression

Mais l’autre fait marquant au cours du processus d’adoption de cette loi a été la violence de la répression exercée par la police à l’encontre des manifestants. Les forces de l’ordre n’ont pas hésité à utiliser gaz lacrymogène, canons à eau ou encore balles en caoutchouc pour faire reculer une population dans sa très grande majorité pacifique. Des exactions ont été dénoncées par Amnesty International et son directeur adjoint pour l’Europe de l’Est et l’Asie centrale, Denis Krivosheev : le soir du 8 mai notamment, des attaques ont été perpétrées contre trois opposants politiques : Lasha Ghvinianidze, un des organisateurs de plusieurs marches contre le projet de loi, Gia Japaridze, professeur d’université lié à un parti d’opposition, et Dimitri Chikovani, responsable de la communication du Mouvement national uni (UMN) ont été violemment passés à tabac, nécessitant des hospitalisations, et ont fait l’objet d’intimidations (menaces téléphoniques). Selon The Georgian Young Lawyers Association, le gouvernement a utilisé des données privées pour localiser ces opposants.

Les autres exactions répertoriées incluent les menaces proférées par les services de police à l’encontre des manifestants qui ont prononcé des discours contenant des propos jugés « offensants ». Ces menaces ont pour but de dissuader les critiques et d'intimider ceux qui osent s'opposer ouvertement à la loi et au gouvernement en place. Celui-ci prévoit d’ailleurs de créer une base de données permettant de répertorier les individus ayant critiqué le gouvernement. Ces individus seraient dès lors considérés comme « ayant enfreint la loi en usant de violence », ce qui permettrait de les placer sur une liste noire. Cette initiative soulève de vives inquiétudes concernant la liberté d'expression et les droits humains, fournissant un prétexte facile pour persécuter les opposants politiques et les activistes.

Les actions répressives du gouvernement géorgien lors de l'adoption de cette loi controversée traduisent bien sa volonté d'étouffer la dissidence et de renforcer le contrôle sur la société civile. L'utilisation de la force contre les manifestants et la mise en place de mécanismes de surveillance et de répression témoignent d'une dérive autoritaire préoccupante.

La perspective de nouvelles échéances électorales

Pourtant, la majorité parlementaire pourrait changer dans moins de cinq mois, avec les élections législatives prévues en octobre 2024. Le parti actuellement au pouvoir, Rêve géorgien, n'est en effet pas assuré de conserver sa majorité au Parlement.

Le Mouvement national uni de l'ancien président Mikheil Saakashvili, formation libérale qui prône l'adhésion de la Géorgie à l'Union européenne et à l'OTAN, dominait le paysage politique jusqu'en 2012, année où il a perdu les élections face au Rêve géorgien. Le Parti européen de Géorgie a, lui, été créé en 2017 suite à une scission au sein du Mouvement national uni liée à des divergences politiques entre membres influents. Son leader David Bakradze, ancien président du Parlement, soutient lui aussi fermement les réformes démocratiques et l'intégration européenne. Enfin, la formation la plus récente a été créée en mars 2024 par Nika Melia, ancien président du Mouvement national uni, et Nika Gvaramia, fondateur de la chaîne de télévision d'opposition Mtavari Arkhi. Ce parti, baptisé Akhali (qui signifie « nouveau »), se fixe pour mission de promouvoir de manière innovante les réformes dans le pays et de sortir de la perpétuelle réévaluation du passé pour se projeter vers l'avenir.

Avec ces diverses forces d'opposition et dans un tel contexte, les élections législatives d’octobre 2024 promettent d'être cruciales pour l'avenir du pays. Le paysage politique géorgien pourrait connaître à cette occasion des changements significatifs, voire une réorientation au regard des projets d’intégration européenne et de réformes internes.

Sources principales :

Ghia Nodia, Alvaro Pinto Scholbach, The political landscape of Georgia, Ed. Eburon, Utrecht, 2006, 280 p.

Nino Narimanishvili , “What is the Georgia opposition’s plan to change the government”, JAM News, 10 avril 2023.

Tata Shoshiashvili, “Gvaramia and Melia present new opposition party”, OC Media, 11 mars 2024.

Arzu Geybullayeva , “In Georgia, a new political alliance looks to the future”, Global Voices, 14 mars 2024.

Ian Kelly et David J. Kramer, “How the Georgian Government, Once a US Ally, Became an Adversary, Against the Wishes of Its Protesting Citizens”, Just Security, 14 mai 2024.

Tavisupleba, Formula Georgia, RFE, Publika Georgia.

 

Vignette : Graffiti pro-UE dans Tbilissi, 22 avril 2024 (copyright : Jelger Groeneveld/Wikimedias Commons).

 

* Eliot Khubulov est étudiant en 2ème année à l’Institut libre des Relations internationales (Paris).

Lien vers la version anglaise de l’article.

Pour citer cet article : Eliot KHUBULOV (2024), « Géorgie : la loi sur les agents de l’étranger ne signe pas la fin du rêve européen », Regard sur l'Est, 20 mai.

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