Côté géorgien, des observateurs internationaux, mandatés par l’Union européenne, font des tours de garde le long du tracé contesté mais demeurent impuissants. Leur rôle se cantonne à encadrer des tables rondes organisées entre représentants des deux parties, rencontres qui se soldent souvent par des déclarations désabusées.
Des enfants en jeu
Le 4 novembre 2009, quatre adolescents géorgiens vivant dans un village proche de la frontière s’aventurent au-delà de la limite et sont immédiatement interpellés par les gardes-frontières russes. Cette arrestation ne constitue pas une première, d’autres ont fait les frais de leur imprudence, mais ont été rendus aux autorités géorgiennes peu après. Il s’agissait de Géorgiens qui, soit tentaient de voir les leurs restés en Ossétie du Sud, soit ramassaient (ou volaient, selon le point de vue sud-ossète) du bois pour l’hiver. Les quatre jeunes, âgés de 14 à 17 ans, sont, eux, accusés de port d’explosifs et rapidement transférés aux autorités sud-ossètes dans la capitale, Tskhinvali. Placés derrière les barreaux, ils attendent d’être jugés.
Les Géorgiens se sont émus de cette « prise d’otages » : quatre mineurs enlevés par les Russes et les Sud-Ossètes, sous les yeux de la communauté internationale ! Cela suffit à « prouver » la nature criminelle de ce pseudo Etat… Mais pour les Sud-Ossètes, le cas est grave et doit au contraire permettre de prouver au monde que l’Ossétie du Sud est une démocratie en devenir, où la Justice s’applique de manière juste et aveugle. Deux visions, deux discours, et des enfants en jeu.
L’arrestation des jeunes géorgiens fait l’objet d’un traitement spécial par les médias géorgiens : leurs photos, leurs biographies, le témoignage de leurs parents éplorés et la santé fragile de l’un d’eux contribuent à dramatiser une affaire qui, par ricochet, éclabousse les alliés européens de la Géorgie. Les représentants du Conseil de l’Europe expriment leur colère impuissante contre l’Ossétie du Sud, montrant la limite de leur pouvoir : il se réduit à observer et commenter. Leurs appels à une libération rapide des jeunes prisonniers n’a aucune retombée, si ce n’est les sarcasmes des Ossètes et des Géorgiens, partageant, pour une fois, leur mépris pour cette institution – la dernière présente en Géorgie, du fait des mandats non renouvelés des observateurs de l’ONU et de l’OSCE suite au veto russe. Le président du Parlement géorgien, Davit Bakradze, croit même bon de préciser que ce cas constitue un test pour le Conseil de l’Europe, son Commissaire aux droits de l’homme étant présenté comme responsable de l’issue de cette « prise d’otages ».
La « diplomatie silencieuse » du Conseil de l’Europe
Thomas Hammarberg, Commissaire aux droits de l’homme du Conseil de l'Europe, est ainsi visé: ce diplomate expérimenté connaît la région, il est en charge du contrôle de l’évolution de la situation dans le domaine des droits de l’homme, des réfugiés et de l’aide humanitaire depuis le conflit d’août 2008 entre la Russie et la Géorgie. Rendu à Tbilissi le 27 novembre, le Commissaire se défend: son silence sur la question est voulu, car stratégique. Cette « diplomatie silencieuse » lui permet d’agir sans être la cible des critiques des Ossètes et des Géorgiens. Le 29 novembre, T. Hammarberg se rend enfin en Ossétie du Sud mais est refoulé : les autorités sud-ossètes conditionnent sa présence au dossier des « otages » sud-ossètes illégalement retenus en Géorgie. Après consultation avec les autorités géorgiennes, le Commissaire est enfin autorisé à rencontrer le président sud-ossète Edouard Kokoyty, le 30 novembre. La teneure des négociations est simple: les jeunes seront jugés par un tribunal sud-ossète, et les otages sud-ossètes devront être libérés. Peu près, les autorités géorgiennes admettent qu’elles retiennent cinq Sud-Ossètes au secret à Gori, « pour leur éviter de réitérer leur crime » (à savoir une transgression de la frontière avec armes) et aussi pour les « protéger » des soupçons de collaboration que les autorités sud-ossètes ne manqueraient pas de leur opposer….
Pour le commissaire, le bras de fer commence. Le 1er décembre, T. Hammarberg rencontre de nouveau E. Kokoyty. Le lendemain, celui-ci lui remet les cinq détenus sud-ossètes. Ces derniers avaient failli être libérés une première fois en août 2009 en échange de prisonniers géorgiens mais, l’échange ayant échoué, ils avaient été réincarcérés à Gori. Depuis, la Géorgie s’était abstenue de révéler des informations sur leur sort. Les autorités sud-ossètes affirment au Commissaire qu’une quarantaine de Sud-Ossètes seraient encore détenus arbitrairement par la police géorgienne, dont certains déclarés « disparus » : leur cas devra aussi faire partie des négociations.
Le jeudi 3 décembre s’ouvre le procès des adolescents géorgiens: deux d’entre eux sont immédiatement libérés, les deux autres sont passibles d’un an d’emprisonnement en Ossétie du Sud. Ces deux inculpés n’ont reconnu que la transgression de la frontière, pas le port d’explosifs dont on les accuse. Cet échange partiel « d’otages » n’est que le premier pas vers une sorte de dialogue forcé où, selon toute vraisemblance, le rôle du Commissaire a été primordial.
T. Hammarberg affirme alors que, sous dix jours, les deux autres jeunes seront à leur tour libérés. La date du 13 décembre est avancée par les autorités sud-ossètes pour permettre au Tribunal de grande instance de réviser le jugement émis à l’encontre des deux enfants toujours incarcérés. Entretemps, T. Hammarberg se fait menaçant envers les Géorgiens : les disparitions d’Ossètes qui ont eu lieu en Géorgie doivent être éclaircies.
Le 9 décembre, le gouvernement sud-ossète annonce qu’il est prêt à un échange de prisonniers : 16 Géorgiens détenus seront rendus contre tous les Sud-Ossètes retenus en Géorgie. Le 15 décembre, la porte-parole du président M. Saakachvili fait savoir que l’Etat géorgien se refuse à toute transaction avec « le régime d’occupation » qu’il ne reconnaît pas.
Une libération « politique » ?
Rebondissement : les médias géorgiens apprennent alors qu’un troisième adolescent géorgien est prisonnier en Ossétie du Sud depuis juillet 2009, pour franchissement illégal de frontière. Dans le même temps, l’opposant et ancien Premier ministre géorgien Zourab Noghaïdéli, leader du parti Pour une Géorgie juste, se rend pour la troisième fois à Moscou, rencontrer des représentants hauts placés au Kremlin dans le cadre d’une politique de rapprochement entre Russes et Géorgiens qu’il appelle « diplomatie populaire » par contraste avec l’absence de diplomatie conventionnelle. Lors de cette troisième visite, Z. Noghaïdéli aborde la question des adolescents géorgiens encore sous les verrous à Tskhinvali avec des représentants du parti au pouvoir Russie unie. Le 16 décembre, c’est au tour de T. Hammarberg de rencontrer le vice-ministre russe des Affaires étrangères Grigori Karassine à Moscou.
Cette sorte de diplomatie alternative s’active aussi à Tskhinvali, où se rendent un autre opposant, Paata Zakaréichvili (du Parti républicain) ainsi qu’un journaliste et la présidente d’une ONG, pour rendre compte de la situation des jeunes prisonniers. Leur entrevue avec le président E. Kokoyty est l’occasion pour ce dernier d’exprimer son refus de céder aux pressions géorgiennes qui cherchent à le forcer à gracier les adolescents. De retour à Tbilissi, P. Zakareichvili est vertement critiqué pour son « aventureuse et vaine initiative ». Le ministre géorgien à la Réintégration de l’Abkhazie et de l’Ossétie du Sud va jusqu’à les accuser de chercher à nouer des liens avec le régime criminel sud-ossète.
Pendant que l’opposition et le gouvernement s’accusent mutuellement d’incompétence et d’actions contre-productives, le Commissaire du Conseil de l'Europe et Z. Noghaïdéli poursuivent dans les coulisses du Kremlin leurs négociations secrètes. Ils ont l’un après l’autre pu rencontrer le président E. Kokoyty, qui promet le 18 décembre de libérer un adolescent, « en signe de bonne volonté ». Peu après, sur le conseil (l’ordre ?) du Représentant des droits de l’homme en Russie Vladimir Loukine, lui aussi présent à Tskhinvali, E. Kokoyty gracie finalement les derniers prisonniers mineurs, rendus à T. Hammarberg et à Z. Noghaïdéli, en échange de prisonniers sud-ossètes. E. Kokoyty tient à préciser qu’il s’agit là d’un acte de bonne volonté, et que « le rétablissement des relations de bon voisinage entre la Géorgie et l’Ossétie du Sud est irréversible, comme l’est l’acte de reconnaissance de l’Ossétie du Sud par les pays du monde entier ».
Rencontre entre l'opposant géorgien Zourab Noghaïdéli (à droite) et le président sud-ossète Edouard Kokoyty (à gauche), décembre 2009. Source : Parti Pour une Géorgie juste.
Les députés de la majorité se félicitent du succès de la politique intransigeante des autorités géorgiennes qui, à les croire, a permis la libération des adolescents sans compromission avec le « gouvernement de marionnettes » sud-ossète. Selon leur vision des choses, l’entremise du Commissaire du Conseil de l'Europe a été utile mais celle des opposants ne relève que de la pure manipulation, Moscou tirant les fils de ces prétendus diplomates populaires. Pour certains, Z. Noghaïdéli ne serait que l’homme politique géorgien adoubé par Moscou pour sa « loyauté acquise ». Ses allers-retours à Moscou, sa politique de « diplomatie populaire » dévouée à un rapprochement entre les peuples géorgien et russe, son « coup de poker gagnant » à Tskhinvali, véritable affront aux efforts ridiculisés du Conseil de l'Europe, font dire à certains qu’il n’est qu’une marionnette de plus entre les mains du Kremlin, un cheval de Troie pro-russe lancé dans la course contre le président géorgien.
Rencontre entre l'opposant géorgien Zourab Noghaïdéli (à droite) et le président sud-ossète Edouard Kokoyty (à gauche), décembre 2009. Source : Parti Pour une Géorgie juste.
Z. Noghaïdéli est-il l’étoile montante de l’opposition ou un bluffeur talentueux ? Difficile de parier sur les retombées positives de cette libération tant attendue pour le parti Pour une Géorgie juste, jusque-là insignifiant. Et ce, malgré les déclarations victorieuses de Z. Noghaïdéli, opposant discret pour ne pas dire inexistant, qui s’attribue le succès de cette « mission humanitaire ». Sûr de lui, il doit maintenant s’atteler à une mission de type « impossible » : il a en effet promis aux autorités sud-ossètes de faire libérer les prisonniers sud-ossètes restant en Géorgie avant le Nouvel An. Difficile aussi d’affirmer que le rôle de médiation du Conseil de l’Europe, en la personne du Commissaire Hammarberg, a été crucial, tant l’ombre du Kremlin plane derrière les décisions du président E. Kokoyty et la victoire (trop ?) aisément acquise de Z. Noghaïdéli.
Sources principales :
Civil Georgia, Rustavi 2, Georgia Times, Cominf.org, Osinform.ru, Novaya Gazeta, Ekho Moskvy