Le 24 septembre 2009, les députés géorgiens ont amendé la Constitution pour permettre la délocalisation partielle du Parlement à Koutaïssi, seconde ville du pays, en pleine léthargie économique. Le but recherché est de redynamiser une région autrefois fortement industrialisée. Koutaïssi, seconde capitale de la Géorgie ?
Le maire de Koutaïssi (seconde ville géorgienne avec ses près de 200 000 habitants), vertement critiqué par le Président Mikhéil Saakachvili pour avoir délaissé ses administrés les plus démunis, a dû remettre sa démission début décembre 2009. Guiorgui Tevdoradze, qui lui succède le 23 décembre, promet de rapidement remédier à cette situation socio-économique déplorable et de tout faire pour que la «seconde capitale géorgienne» soit digne de son statut (goudronnage et mise en place d’un éclairage des rues, amélioration de l’accessibilité de l’eau potable et de l’aide aux personnes démunies). La ville endormie promet alors également de construire le bâtiment du futur second Parlement qui accueillera toutes les sessions plénières, avant les prochaines législatives de 2012. Le projet, fortement critiqué par une opposition radicalisée contre le président Saakachvili et le Parlement qui lui est acquis, suscite l’enthousiasme des uns et l’incompréhension des autres.
Le 14 décembre 2009, les médias géorgiens se tournent massivement vers Koutaïssi : le démontage d’un mémorial imposant est entamé au marteau-piqueur. Ce mémorial, dédié à la gloire des Géorgiens tombés au front luttant contre le fascisme durant la Grande Guerre patriotique, se présente sous la forme d’une arche haute de 46 mètres, dont un côté est orné de reliefs sculptés en piteux état surplombant la statue équestre d’un jeune homme brandissant un sabre, symbole de la lutte contre le fascisme. Ce démontage fait suite à la décision du gouverneur régional d’Imérétie et du maire de la ville de céder l’immense parc entourant le monument au futur Parlement. Or, les journalistes dépêchés sur les lieux apprennent, de la bouche des ouvriers s’activant sur le monument (entreprise missionnée par l’administration locale), qu’en fait de « démontage », l’arche doit être dynamitée pour le 21 décembre, anniversaire du Président. Seule la statue équestre doit être préservée et placée ailleurs dans la ville.
Un mémorial trop connoté
Les médias géorgiens relatent dès lors l’histoire de cette gigantesque construction soviétique : érigée en 1985, elle est l’œuvre du sculpteur géorgien Mérab Berdzénichvili, qui avoue sa fierté d’avoir pu y insérer des motifs nationaux géorgiens, après une longue lutte idéologique avec l’administration soviétique, réticente à toute démonstration nationaliste. Le sculpteur, aujourd’hui âgé de 82 ans, dénonce le cynisme d’un Président méprisant sa population et l’histoire de son pays, au point de s’en prendre non seulement à un monument national, mais aussi à la mémoire des centaines de milliers de Géorgiens et des millions de soldats du monde ayant donné leur vie dans la lutte contre le fascisme. Ce discours sera repris en boucle par les opposants à la destruction du mémorial.
Pour le Président, le sculpteur est un homme du passé, un de ces représentants de l’ordre et de la mentalité soviétiques qu’il combat depuis son élection en 2004. En effet, la destruction du mémorial peut se comprendre comme la suite logique d’une certaine politique de M. Saakachvili. Il s’agit pour lui d’éradiquer toute attache reliant la Géorgie, qui se déclare libérale et se rêve atlantiste, à son passé soviétique honni. Le licenciement –la purge, selon certains– de milliers de fonctionnaires de l’éducation, de la police, etc., en fonction de leur âge, stigmate de leur supposée mentalité conservatrice soviétique, est un aspect de cette politique, l’autre étant la chasse aux vieilles pierres soviétiques. Une autre oeuvre du même sculpteur a aussi été brusquement déménagée en novembre 2005 : la statue équestre du roi David le Bâtisseur s’est retrouvée déplacée du centre-ville vers la périphérie de Tbilissi, au grand dam de bien des Géorgiens.
Le démontage de monuments est largement pratiqué en Géorgie, surtout depuis que Mikhéil Saakachvili est au pouvoir. Son rejet du passé soviétique s’est notamment exprimé dans une politique de débarras des « vieilles pierres ». Statues et monuments connotés « made in USSR » ont été écartés, d’une manière ou d’une autre. Ainsi, les arches de béton symbolisant les sources d’eaux chaudes de la capitale, surnommées les « oreilles d’Andropov », qui trônaient en face de ce qui devait devenir le prestigieux hôtel Radisson à Tbilissi, ont-elles été réduites en poussière en avril 2005. Des statues de Lénine et de personnalités politiques soviétiques, et même géorgiennes, toutes érigées du temps de l’URSS, ont subi l’opprobre du Président. A leur place, des fontaines ou d’autres statues furent érigées. Cette politique se poursuit toujours. Si certains adhèrent à cette volonté politique d’en finir définitivement avec l’ère soviétique, d’autres critiquent ces décisions jugées autoritaires, un caprice présidentiel exécuté sans aucune concertation.
La nouvelle du dynamitage, et non démontage comme initialement annoncé, de l’arche fait réagir les partis politiques de l’opposition. Immédiatement, ils exigent l’arrêt des travaux. Le cas prend dès lors un tour politique. Les opposants anti-Saakachvili trouvent l’occasion de s’exprimer, prenant pour prétexte le caractère sacré se ce monument national à la gloire des morts au front.
Quelques partis appellent alors à protéger le mémorial en formant une chaîne vivante devant l’encercler le 21 décembre, jour annoncé de sa destruction. Ils seront pris de court: le 19 décembre, l’arche est dynamitée à la hâte, tuant deux personnes et en blessant trois autres. Une enquête établira que les conditions de sécurité n’étaient pas remplies, la population n’ayant pas été repoussée assez loin.
Hasard du calendrier, le jour même, la Russie voit avec satisfaction une de ses résolutions adoptée par l’ONU. Il s’agit de la condamnation de tout dommage effectué sur des mémoriaux dédiés à la Seconde Guerre mondiale. Cette proposition est, sans surprise, dénoncée par les Etats-Unis, farouches défenseurs de la liberté d’expression.
La Russie outrée
Le président Saakachvili, en déplacement à Copenhague au moment des faits, avance son retour dès qu’il apprend le drame humain. Sa décision première est de mettre à pied le gouverneur de la région, et de diligenter une enquête pour trouver les responsables. La société chargée de démonter le monument est aussitôt visée, son directeur arrêté. Difficile de comprendre dans cette précipitation à quels ordres cette société a obéi pour avancer la date de l’explosion meurtrière.
La plupart des opposants accusent le gouvernement et le Président d’être les seuls responsables et appellent à la reconstruction du mémorial sur les ruines du précédent. D’après eux, le mémorial de Koutaïssi a été réduit à un monument soviétique, sans égard aux soldats géorgiens qui ont péri au front. Leurs critiques rejoignent, une fois n’est pas coutume, celles émises par les autorités russes –il est vrai qu’une même « haine » du président géorgien les rassemblent formellement, mais pour des raisons différentes. A l’annonce de l’explosion du mémorial géorgien, les députés russes ont eux aussi promptement réagi : l’acte est à plusieurs reprises qualifié de pur vandalisme. Le 21 décembre 2009, le Premier ministre russe Vladimir Poutine affirme, en défenseur attitré de la mémoire de l’URSS, qu’un monument sera érigé à l’identique à Moscou, en l’honneur des Géorgiens qui ont lutté pour « notre patrie commune » lors de la Seconde Guerre mondiale. Ce discours reprend ainsi l’idée, maintes fois répétée depuis le conflit russo-géorgien d’août 2008, d’une Russie alliée du peuple géorgien contre son « président dictateur ».
Le 23 décembre, le maire de la capitale russe Iouri Loujkov surenchérit et annonce avoir trouvé l’emplacement idéal pour le futur mémorial, près du musée dédié à la grande Guerre patriotique, sur la colline Poklonnaïa. Selon lui, le gouvernement géorgien cherche « de manière compulsive à vider la mémoire de son propre peuple. » A leur tour, les députés russes soulignent que par cet acte cynique, la Géorgie tourne le dos aux valeurs européennes auxquelles elle prétend appartenir. Des échanges de politesses entre députés russes et géorgiens, par médias interposés, ont ensuite permis à chacun de poursuivre le dialogue sur le ton habituel de la provocation.
L’Europe muette
Cette destruction pose une question pour le moins troublante : celle de l’impact du symbole dont le monument était porteur pour l’Europe. La destruction d’un mémorial dédié aux soldats de la Seconde Guerre mondiale ne concernerait-elle que l’espace post-soviétique, et en premier lieu les deux pays en guerre « froide », la Russie héritière déclarée de l’URSS et la Géorgie reniant ce passé qui ne passe plus ? On peut s’interroger sur le silence de l’Europe, alors que ses représentants et ses institutions, mais aussi ses intellectuels, dénoncent pourtant rapidement et sans hésiter toute atteinte aux lieux de mémoire saccagés ou détruits, telles des vigies et des gardiens de la mémoire de la Seconde Guerre mondiale (on pense au vol de l’inscription « Arbeit Macht Frei » qui eut lieu le 18 décembre, pratiquement en même temps). Indifférence, mépris ou gêne vis-à-vis de la Géorgie et/ou de la Russie, avec lesquelles l’Europe entretient des relations plus ou moins réservées ? Cette frilosité étonne et déçoit.
Le mémorial détruit laissera finalement la place au parlement bis, dont le design futuriste tranche radicalement avec le style de l’ex-monument. L’opposition géorgienne exige du gouvernement qu’il érige une chapelle à la mémoire des deux personnes tuées sur les lieux du drame. Enfin, une copie de l’arche sera érigée à la périphérie de Moscou, le sculpteur qui en aura la charge devra refaire les dessins en l’absence d’archives, et devra faire en sorte que le nouveau monument ne dépasse pas le tiers de sa taille initiale. Il y a fort à parier que cette construction à venir provoquera de nouveau son lot de réactions…
Sources : Civil Georgia, Georgia Times, RFE/RL, apsny.ge, vzglyad.ru, Ilori, polit.ru.
Source photo : kutaisi.com.ge