Depuis la création de l’État grec moderne, et surtout après la chute du régime des colonels en 1974, Athènes a toujours veillé à maintenir des relations stables avec Moscou, prenant appui sur des liens historiques, culturels et spirituels séculaires favorables à un sentiment russophile mais aussi sur la situation géostratégique névralgique de la Grèce.
Mais les événements en Ukraine depuis 2014, et surtout après l’invasion russe en février 2022, ont entraîné une dégradation notable des rapports entre Athènes et Moscou.
Une relation historique fluctuante et déterminante
C’est sous le règne de Catherine II, marqué par les guerres russo-turques de 1768-1774 et 1787-1791, que naîtra l’idée d’encourager un mouvement révolutionnaire grec en vue de consolider la position de la Russie en mer Noire, en mer Égée et en Méditerranée orientale. En 1770, l’arrivée en Morée des frères Orloff, officiers de la marine impériale russe, conduira à une révolte contre les Ottomans, menée avec des notables locaux. Malgré l’échec de cette tentative, les Russes vont prévaloir en 1774 et imposer le traité de Koutchouk-Kaïnardji par lequel la Russie s’érige en puissance protectrice des populations chrétiennes de l’Empire ottoman et point de référence de leurs aspirations d’émancipation nationale.
À la veille du soulèvement grec à Odessa, foyer d’une communauté grecque florissante, sera fondée la Société amicale (Filiki Etairia), organisation secrète poussant pour l’indépendance. La tentative avortée de coopter le corfiote Ioannis Kapodistrias, ministre des Affaires étrangères sous le tsar Alexandre Ier, et enfin l’élection du prince Alexandre Ypsilanti, issu d’une famille phanariote, à la tête de la Société amicale, renforcera les espoirs de voir la Russie orthodoxe soutenir les efforts révolutionnaires grecs. Par le protocole de Saint-Pétersbourg visant à établir trois principautés grecques autonomes soumises à la suzeraineté du Sultan, et en vertu de son rôle accru dans les affaires grecques après 1825, la Russie se positionnera comme une des puissances garantes de l’État grec nouvellement établi.
Pour autant, le cours des relations gréco-russes s’est avéré fluctuant, marqué par des périodes souvent conflictuelles après 1870, avec l’émergence de la question macédonienne. En effet, la diplomatie russe, mise à l’écart par la Grande-Bretagne dans les affaires grecques, apparaît alors comme puissance protectrice des peuples slaves des Balkans, tentant de garantir leur accès à la mer Égée. En 1878, la signature du traité de San Stefano, portant création de la « Grande Bulgarie » à laquelle est cédée la majeure partie de la Macédoine, sera perçue comme un cadeau de Pétersbourg à la principauté de Bulgarie nouvellement établie.
La divergence des intérêts grecs et russes s’est poursuivie au début du XXe siècle, la révolution russe de 1917 inaugurant une nouvelle ère de suspicion mutuelle. Le rôle de la Grèce dans la guerre civile russe, à travers sa participation à la campagne d’Ukraine en 1919, ainsi que le rapprochement de la Russie communiste avec le mouvement kémaliste porteront préjudice aux intérêts grecs en Asie Mineure. Cependant, c’est au cours des années 1940 que la confrontation gréco-soviétique atteindra son apogée : malgré la mobilisation conjointe des deux pays contre les puissances de l’Axe, la guerre civile grecque accentue les antagonismes et creuse les divisions.
Le gouvernement grec rejoint alors le « camp occidental », tandis que le Parti communiste grec s’aligne sur l’URSS. Au cours de la guerre froide, les relations entre les deux pays restent dictées par leurs intérêts géostratégiques et géopolitiques divergents, sans mener pour autant à la confrontation. Au contraire, plusieurs tentatives de normalisation des rapports ont été enregistrées. De fait, la dissolution de l’URSS agira comme un catalyseur important, démultipliant les opportunités de rapprochement entre les deux pays ; cette période est marquée notamment par une opposition commune à l’opération Force alliée en Yougoslavie en 1999, jusqu’à l’annexion russe de la Crimée en 2014.
2014-2019 : la reconfiguration des relations gréco-russes
L’annexion russe de la Crimée en 2014 constitua incontestablement le début d’un revirement graduel dans les relations entre les deux pays, inédit depuis la fin de la guerre froide. Préoccupé par les implications géopolitiques de la crise de la dette souveraine et par le sort de la communauté grecque d’Ukraine – forte de 150 000 habitants(1) et dont l’allégeance à Kyiv est incertaine – Athènes adopte alors une posture modérée vis-à-vis de Moscou. Lors des élections législatives grecques de janvier 2015, la victoire de Syriza, favorable à une politique étrangère multidimensionnelle et d’équidistances, confirme cette position. Peu après, le PDG de Gazprom Alexeï Miller rencontre le nouveau premier ministre Alexis Tsípras pour discuter des relations énergétiques entre les deux pays(2). Cette rencontre est suivie par la réunion de novembre 2015 sur la coopération gréco-russe dans les domaines de l’énergie, des transports, des infrastructures et de l’agroalimentaire. La deuxième visite officielle de Vladimir Poutine en Grèce, en mai 2016, constituera le moment culminant de cette normalisation temporaire.
Toutefois, en juillet 2018, les relations sont ébranlées avec l’expulsion de deux diplomates russes accusés d’ingérence pour avoir soudoyé des fonctionnaires, des membres du clergé et des membres d’organisations d’extrême-droite pour garantir leur opposition à l’accord de Prespa, conclu entre Athènes et Skopje sous les auspices de l’ONU en juin 2018 et mettant fin à un différend vieux de 25 ans sur le nom de la Macédoine du Nord (connu sous le nom provisoire « d‘Ancienne République yougoslave de Macédoine » de 1993 à 2018)(3). À cette occasion, le porte-parole du gouvernement Dimitris Tzanakopoulos déclare que « la Grèce a démontré dans le cadre d’une politique multidimensionnelle qu’elle veut de bonnes relations avec tous les États, mais tous les États doivent respecter le droit international. Le gouvernement insiste sur le fait qu’il n’est pas possible d’accepter des comportements qui ne respectent pas l’État grec »(4). Le ministère russe des Affaires étrangères, qui voit dans cette décision la main de Washington, expulse en retour deux diplomates grecs en poste en Russie.
Parallèlement, en 2019, les conflits ecclésiastiques entre l’Ukraine et la Russie contribuent eux aussi au revirement grec(5). Les événements de Maïdan de l’hiver 2014-2015 ont lancé le processus de création de l’Église orthodoxe d’Ukraine, « qui résulte de la fusion de deux groupes autocéphalistes ukrainiens qui n’étaient reconnus par aucune autre Église orthodoxe, mais ont finalement obtenu en janvier 2019 une reconnaissance canonique (« Tomos ») à la suite de l’octroi d’autocéphalie par le patriarche œcuménique Bartholomée »(6). De fait, cette décision met fin à la tutelle du Patriarcat de Moscou sur Kyiv, entraînant une rupture entre le Patriarcat de Constantinople, marqué par des liens étroits avec Athènes, et celui de Moscou, fidèle allié du Kremlin. Si les Slaves, et surtout les Russes, constituent « la substance démographique du monde orthodoxe », les leviers spirituels et institutionnels demeurent « principalement en des mains grecques »(7). À cet égard, on observe, à l’aune des réveils nationaux issus des recompositions et transformations sociopolitiques dans l’espace postsoviétique, une « reconfiguration de la géopolitique de l’Orthodoxie dans laquelle le patriarcat œcuménique, intimement lié à la Grèce, joue un rôle pivot »(8).
2022 : la rupture consommée
L’invasion russe de l’Ukraine en février 2022 va accélérer et confirmer la détérioration des relations entre les deux pays. L’invasion trouve la Grèce à un moment de réalignement politique interne, marqué par l’orientation résolument euro-atlantiste du gouvernement de Kyriakos Mitsotakis, entré en fonction en 2019 et réélu en 2023. Cette orientation est désormais admise par une part significative de la population grecque, convaincue de l’existence d’affinités néo-révisionnistes entre les pouvoirs russe et turc. De fait, la Grèce sera parmi les premiers pays à fournir de l’armement à l’Ukraine. En dépit de son opposition aux mesures anti-contournement de l’UE qui pourraient porter atteinte aux intérêts de ses armateurs, la Grèce a fourni à ce jour près de 190 millions d’euros d’aide militaire(9), tout en durcissant de manière inédite son langage vis-à-vis de Moscou. Dès février 2022,K. Mitsotakis précise que « la Grèce ne reconnaîtra jamais l’annexion illégale des territoires ukrainiens », ajoutant que « la Russie sape l’ordre international fondé sur des règles et viole les droits fondamentaux de l’Ukraine à l’indépendance et à la souveraineté ». En effet, pour Athènes, les similitudes entre l’invasion de l’Ukraine et l’invasion et occupation de Chypre par la Turquie en juillet-août 1974 sont manifestes.
Vu de Moscou, le positionnement grec devient encore plus problématique à la lumière du rapprochement militaire et diplomatique avec les États-Unis et, dans une moindre mesure, avec la France. Le rapprochement gréco-américain en particulier s’est concrétisé par l’accord de coopération militaire du 14 octobre 2021, qui prolonge l’accord de coopération en matière de défense du 8 juillet 1990 et prévoit l’accès à des bases militaires grecques dans le nord de la Grèce (Alexandroúpoli, Litóchoro, Vólos) – marquant une rupture avec la politique neutraliste et souverainiste de suppression des bases américaines initiée à partir de 1981 sous le gouvernement socialiste d’Andréas Papandréou. Ce rapprochement gréco-américain se confirmera par le discours de Kyriakos Mitsotakis devant le Congrès américain le 17 mai 2022.
Le port d’Alexandroúpoli est emblématique de ce rapprochement. Alors qu’il avait été longtemps perçu par Moscou comme un lien potentiel entre la Méditerranée et la zone Balkans/mer Noire, le gouvernement Mitsotakis en a voulu autrement : avec le soutien actif de l’ambassadeur américain à Athènes (2016-2022) Geoffrey R. Pyatt, auparavant ambassadeur en Ukraine lors des événements de Maïdan de février 2014, le gouvernement grec est en train de transformer ce port en pôle énergétique, militaire et logistique occidental, au grand dam de Moscou et d’Ankara. Devenu point de transbordement pour les livraisons d’armes occidentales aux pays de la mer Noire – en l’occurrence, la Bulgarie, la Roumanie et, désormais, l'Ukraine –, le port renforce la présence militaire américaine en Europe de l’Est et incarne la façon dont la guerre en Ukraine reconfigure les équilibres économiques et diplomatiques de l’Europe.
Notes :
(1) « Τι θα συμβεί στους 150.000 Ελληνες που ζουν σήμερα στην Ουκρανία » (« Qu'adviendra-t-il des 150 000 Grecs vivant en Ukraine aujourd'hui »), iefimerida, 27 février 2014.
(2) Catherine Chatignoux, « La Grèce se dit optimiste sur un accord énergétique avec Gazprom », Les Echos, 22 avril 2015.
(3) Vasilis Nedos, « Απέλαση Ρώσων διπλωματών από την Αθήνα » (« Expulsion de diplomates russes d'Athènes »), Η Καθημερινή, 11 avril 2018.
(4) « Τζανακόπουλος για ρώσους διπλωμάτες: Οχι σε συμπεριφορές που παραβιάζουν το διεθνές δίκαιο » (« Tzanakopoulos sur les diplomates russes : Non aux comportements qui violent le droit international »), Το Βήμα, 11 juillet 2018.
(5) Jean-Arnault Dérens, Laurent Geslin. « Tempête sur les églises orthodoxes. Comment le conflit ukrainien déchire les mondes orthodoxes », Revue du Crieur, vol. 21, n° 2, 2022, pp. 50-67. Kathy Rousselet, « La crise entre le patriarcat de Constantinople et le patriarcat de Moscou », Annuaire français de relations internationales, Académie des sciences morales et politiques, 2021, pp. 791-804.
(6) « Ukraine : la guerre place les Églises orthodoxes et gréco-catholique devant de nouvelles perspectives », Religioscope, 22 septembre 2022.
(7) Aris Marghelis, « Guerre en Ukraine : quels enjeux pour la Grèce ? », Diploweb, 18 septembre 2022.
(9) Ukraine Support Tracker, Kiel Institute for the World Economy, (consulté le 18 juillet 2023):
Vignette : Rencontre entre le président russe Vladimir Poutine et le Premier ministre grec Kyriakos Mitsotakis, Moscou, 8 décembre 2021.
* Panagiotis Fatouros est étudiant en Master 2 Relations internationales à l’INALCO.