Iouri Lioubimov, l’âme caustique de la Taganka

Débordant d’énergie à 80 ans passés, Iouri Lioubimov a marqué des générations de Soviétiques et de Russes. Portrait d’un metteur en scène subversif au pays des Soviets. A 84 ans, le vieil homme continue d’étonner le public russe et international.


Iouri LioubimovMarat-Sade1, la dernière mise en scène de Iouri Petrovitch Lioubimov, présentée au Festival d’Avignon en 2000, et jouée actuellement au théâtre de la Taganka à Moscou, entraîne le spectateur dans un tourbillon de bruits, d’éclats de voix et de gestes. Le marquis de Sade (Valeri Zolotoukhine) porte des lunettes roses, Marat (Alexandre Tsourkane) dans sa baignoire est affublé d’un plâtre, Charlotte Corday (Irina Lindt) entre deux acrobaties fait chavirer le cœur des hommes… le tout dans une atmosphère asilaire. Le peuple est symbolisé par les malades, les commissaires par les infirmiers. Dans ce monde à l’envers, le libertin et l’”ami du peuple” rivalisent de tirades sur la Révolution. Un parfum de dissidence flotte à nouveau dans les travées de la Taganka. Le metteur en scène n’en est pas à sa première provocation. Trente ans plus tôt, l’homme faisait déjà trembler le pouvoir soviétique.

Né en 1917 à Iaroslav, le jeune Lioubimov s’est lancé très tôt dans des études dramatiques. Elève à l’Institut du théâtre Vakhtangov de Moscou, il est appelé au front en 1939, pendant la guerre russo-finlandaise. Il ne revient dans la capitale qu’en 1947 pour y entamer une carrière d’acteur. Le jeune premier multiplie les rôles - Roméo et Juliette, La Mouette, Beaucoup de bruit pour rien - et tourne daîs plusieurs films. Il passe ensuite à la mise en scène. En 1963, il monte La bonne âme de Sé-Tchouan de Bertold Brecht et se voit confier la direction du théâtre de la Place Taganka. Il en fera un des hauts lieux du théâtre russe.

Les succès s’enchaînent: Écoutez Maïakovski! (1967), Vivant d’après B. Mojaev (1968), La mère de Gorki (1969), Crime et Châtiment d’après Dostoïevski, Mais les aubes ici sont douces d’après B. Vassiliev (1971), ou encore L’échange de Trifonov (1976). Iouri Lioubimov reçoit plusieurs prix mais doit lutter contre la censure. En pleine glaciation brejnévienne, la Taganka joue en effet un rôle politique de premier rang. Selon Antoine Vitez, cette scène contribue à l’apparition d’une véritable “conscience politique et morale”2. La salle, comble tous les soirs, est fréquentée par la fine crème de l’intelligentsia (écrivains, poètes, musiciens, scientifiques…). Usant et abusant de métaphores et d’allusions, le metteur en scène parvient à aborder toute une série de problèmes du quotidien soviétique. Les pirouettes du metteur en scène lient les acteurs au public, créant une atmosphère de résistance peu appréciée des autorités.

Le sacre et la disgrâce

Vers la fin des années 1960, l’homme de théâtre voit sa renommée croître à l’étranger: dans les pays-frères, mais également en Europe occidentale et aux États-Unis. Iouri Lioubimov reçoit en 1983 le Prix de la meilleure mise en scène de l’année décerné par le Standard de Londres, pour son adaptation de Crime et Châtiment. L’année du sacre sera aussi celle de la disgrâce. Quelques mois plus tard, il est démis de ses fonctions au théâtre de la Taganka. Sa carte du parti communiste et sa nationalité soviétique lui sont retirées dans la foulée. Expulsé d’URSS, il ne rentrera que cinq ans plus tard à Moscou pour présenter Boris Godounov de Pouchkine. Son passeport lui sera rendu l’année suivante.

Bien que résidant désormais en Israël, Iouri Lioubimov a repris ses marques à la Taganka. Tous les soirs, les Moscovites se pressent dans le hall du petit théâtre couleur brique, orné des photos des acteurs fétiches de Lioubimov, dont celle du chanteur Vladimir Vyssotski, autre grand maître des textes à double sens, décédé prématurément en 1980.

Le public afflue. Pourtant, Iouri Lioubimov est bien seul. Le vieil homme ne peut que déplorer l’état actuel du théâtre russe, obnubilé par les impératifs de rentabilité. Ses dernières pièces, évocatrices d’un monde chaotique et fou, en sont le reflet. Dans un contexte économique déprimé, les quelques six cents théâtres subventionnés peinent aujourd’hui à survivre. La fonction subversive du théâtre a bien du mal à s’exprimer: la guerre de Tchétchénie, la reprise en main de la chaîne de télévision NTV et les atteintes récurrentes à la liberté d’expression n’ont suscité aucune réaction chez les metteurs en scène russes.

Le ministère de la culture tentent de revitaliser le secteur… au moyen de commandes d’Etat. Des concours devraient être organisés autour du thème “Honneur, devoir et mérite”. La première livraison d’œuvres devra encenser “l’armée, la flotte et les organes de sécurité”. Iouri Lioubimov a fait connaître son désaccord. Mais la résistance n’ira sans doute pas plus loin.

 

 

Par Eléonore DERMY

Vignette : Iouri Lioubimov (kremlin.ru) CC BY 4.0

 

1 La persécution et l’assassinat de Jean-Paul Marat représentés par le groupe théâtral de l’hospice de Charenton sous la direction de Monsieur de Sade. Pièce de Peter Weiss.
2 Vitez, Antoine “Un art de la provocation”, in Lioubimov, La Taganka, les voies de la création théâtrale, vol. 20, sous la direction de Béatrice Picon-Vallin, CNRS Éditions, Paris, 1998.