Kaliningrad, où les malades du sida meurent en silence

Après des années d’inertie, la Russie va multiplier par 20 le budget alloué à la lutte contre le VIH/sida. A Kaliningrad, région russe où l’épidémie est tout d’abord apparue, la répression à l’égard des toxicomanes n’a jamais été aussi forte.


Kaliningrad busKaliningrad, 24 novembre, 20 heures. L’autobus s’enfonce dans la nuit. La fatigue, le froid et la lumière glauque figent les traits des passagers. Les barres d’immeubles en béton se succèdent pendant une demi-heure. Puis, surgit un carrefour très éclairé, très animé, un point de ralliement pour toxicomanes. Taïa, Slavia et Alexeï descendent du bus, négocient avec un «drug taxi» et cherchent à partager la course avec d’autres consommateurs d’héroïne. La destination, c’est Tabor, quartier tsigane où se vend l’essentiel de la drogue qui transite par Kaliningrad. A quelques minutes de voiture si tout va bien. Mais cette fois, rien ne va plus. L’information circule : la vente est suspendue, la police des stupéfiants rode dans les parages. Il faut attendre un autre bus dans le froid qui transperce les couches de vêtements. «Fucking drugs !», enrage Slavia, 35 ans dont 7 passés en prison pour détention de stupéfiants. Libéré en janvier dernier, il lutte contre la tuberculose qu’il a contractée en prison et le VIH/SIDA qui coule dans ses veines depuis une dizaine d’années. Dans ce combat inégal, il pense que l’héroïne est seule à même de le soutenir.

La mort à petites doses

21h30. Retour à la case départ. Slavia n’est plus en état de repartir. Dans l’appartement, Taïa prépare en hâte quelques pâtes pour son fils Sergueï, adorable enfant dont les huit années d’existence constituent un miracle en soi. «Il est soigné pour la tuberculose et, depuis trois ans, il bénéficie de la multithérapie», confie Taïa. Le père de Sergueï n’a pas eu ce privilège : il est mort du sida, il y a quelques mois. Dix heures, Taïa et son nouveau compagnon, Alexeï, décident de repartir. Une heure plus tard, l’objectif est enfin en vue. Alexeï se précipite en dehors du taxi. Il n’a nulle envie de s’attarder. Son visage tuméfié témoigne de la violence des coups assénés deux jours plus tôt par des policiers. Il règne une atmosphère de fin de match du côté des perdants. Quarante-cinq minutes plus tard, à travers les vitres embuées d’un minibus, on devine les lumières du centre-ville et la flèche de l’ancienne cathédrale, là où est enterré Emmanuel Kant. S’il revenait parmi les vivants, le philosophe ne reconnaîtrait plus rien de sa ville qui fut, en son temps, un lieu de rayonnement des arts et de la pensée européenne.

Annexée en 1945 par l’URSS, dé-germanisée et repeuplée par des centaines de milliers de colons russes, la région a été un bastion militaire pendant la guerre froide. En 1991, la désintégration de l’URSS a conduit à l’enclavement de la région, géographiquement séparée du reste de la Fédération de Russie, une fracture encore renforcée en mai 2004 avec l’adhésion des deux voisins, la Lituanie et la Pologne, à l’Union européenne. Érigée par les autorités russes en «zone économique spéciale», Kaliningrad est souvent décrite comme une plaque tournante pour tous les trafics : la contrebande de cigarettes, de vodka et de carburant qui sert de viatique à des dizaines de milliers d’habitants de l’oblast, mais aussi le commerce des drogues régi par des organisations criminelles internationales. Par ailleurs, la zone a attiré des milliers de Russes, migrants de l’intérieur, qui y voient une sorte de Far West où tous les espoirs sont possibles.

Les moyens dérisoires de la société civile

Comme Olga Kirilova. Femme d’affaires avisée, elle a réussi, dans la première moitié des années 1990, à monter une chaîne de magasins. Puis, en 1997, le cauchemar survient. Elle découvre que sa fille âgée de 13 ans prend de l’héroïne. Très vite, Olga apprend que Tatiana est également séropositive. «Son père est parti. Je me suis retrouvée seule avec mes deux filles et ce sentiment de culpabilité qui ne me quittera plus jamais. Je ne m’étais pas assez occupée d’elle», explique-t-elle. Pour soigner sa fille, Olga décide de tout vendre. Elle donne la moitié de son argent au centre médical qui traite les assuétudes. Elle veut tout savoir sur le VIH et sur les traitements.

Le fléau y est apparu plus tardivement qu’en Afrique, en Europe occidentale ou dans les Amériques, mais les autorités fédérales n’ont pas mis à profit ce sursis pour se préparer au choc. A Kaliningrad, il est terrible et a anticipé avec quelques années l’épidémie qui sévit aujourd’hui dans toute la Russie. L’héroïne se vend à Tabor, mais aussi près des écoles. Elle est de bonne qualité. Une dose ne coûte que 200 roubles (6 euros environ). Dans les groupes de jeunes, l’échange des seringues contaminées et les relations sexuelles non protégées permettent au virus de se répandre comme une traînée de poudre. Les traitements et les médicaments disponibles sont rares, chers et pas toujours efficaces. Olga ne désarme pas. Elle crée avec sa fille le Fonds social, «…la seule association aujourd’hui qui vient en aide aux usagers de drogues par voie intraveineuse, alors que huit contaminations sur dix concernent ce groupe à risques», déplore-t-elle. La municipalité lui a octroyé un local minuscule pour ses activités de prévention et de soutien matériel et psychologique, mais elle attend depuis plusieurs semaines l’argent promis pour faire fonctionner le chauffage, «… quelques milliers de roubles qui nous permettront aussi d’acheter des cadeaux de Noël pour les enfants des personnes qui fréquentent notre centre.» Elle doit aménager des commodités dans le local, mais les voisins s’y opposent, «ils pensent que les toilettes peuvent favoriser la propagation du VIH/SIDA», ajoute-t-elle en esquissant un sourire affligé. L’aide principale vient de l’étranger. Pour les parents qui en ont les moyens, Olga peut s’occuper d’envoyer leurs enfants dans une clinique polonaise qui dispose de moyens thérapeutiques modernes et performants. Une manière aussi de les mettre à l’abri des discriminations dont les personnes séropositives et/ou toxicomanes sont les victimes.

La prévention du VIH à la mode policière

Pas le journaliste Oleg Altovksi, connu dans toute la région pour la liberté de ton de ses émissions de télévision. Jamais en reste pour dénoncer les violations des droits de l’homme et la corruption du système, il a ridiculisé à plusieurs reprises la police des stupéfiants dans des reportages où il montrait les filières utilisées par les trafiquants. Menacé, battu, il a vu son émission déprogrammée. Il a créé son propre hebdomadaire, Izvestias, «… avec pour démarrer, l’aide de quelques chefs d’entreprises pères d’enfants toxicomanes et séropositifs.» Désormais, la nouvelle police des stupéfiants, dont les effectifs ont été décuplés par le Président V. Poutine, s’occupe de tout. «Nous menons la répression et les campagnes prophylactiques auprès des jeunes», explique fièrement le directeur de la police en exhibant dans le désordre des photos d’opérations «coup de poing» et celles d’écoliers initiés aux arts martiaux grâce à l’aide de policiers transformés en animateurs. Concernant les résultats sur le terrain, c’est une autre histoire. «Les saisies sont dérisoires. Ou bien ils sont incompétents, ou bien ils sont corrompus», commente le reporter, convaincu que la police des stupéfiants cherche à se débarrasser de tous les gêneurs. Comme l’éminent toxicologue Alexandre Dreizine, obligé d’abandonner son programme de réduction des risques, jugé trop «incitatif». Cet arrêt brutal, en 2003, a eu un impact désastreux : 17 décès par overdose en 2002, 307 en 2004. «Ils sont obsédés par les échanges de seringues, ils ne comprennent pas que ce n’est qu’un élément du programme, à côté d’activités thérapeutiques et d’assistances diverses», explique le thérapeute qui, par dépit, vient de décider d’accepter un poste à Moscou.

 

 

* Photo : Jacky Delorme

Article : Jacky Delorme