«Youri Vladimirovitch Kachine habite depuis 66 ans l’une des pièces d’un appartement communautaire de Saint-Pétersbourg. Aveugle, il a tendu des fils entre les murs pour s’orienter dans ses 30m_. Et pour se protéger des fuites d’eau au plafond, une toile en plastique est accrochée. Depuis deux ans, Youri Vladimirovitch a des voisins peu recommandables. Les bagarres, les saouleries, le bruit sont permanents. Son argent a commencé à disparaître. Puis ses peintures, ses livres, ses vêtements. Le temps qu’il aille aux toilettes… Et même en sa présence, ses voleurs de voisins ne se gênent plus. Il a bien sûr porté plainte à la police : «38 affaires sont en cours – votre tour viendra», lui a-t-on répondu…»(1)
«Nous habitons avec mon mari l’une des trois pièces d’un appartement communautaire. Notre voisine vit seule. La troisième pièce est vide. Je ne vais pas vous raconter comment s’est passée cette première année de cohabitation … Maintenant, le conflit nécessite une solution urgente, car nous n’avons pas les moyens de déménager. Notre voisine ferme la porte d’entrée avec le verrou intérieur pour nous empêcher de pénétrer dans l’appartement ; elle jette régulièrement ses détritus dans notre partie du couloir ; elle cache le papier hygiénique et le liquide vaisselle, nous accusant de vol. Il est très difficile de vivre avec un tel stress… Mon mari vient de rentrer de l’hôpital après une opération difficile, et il a dû s’interposer pour me protéger de ses coups de poing hier soir...»(2)
Un mal temporaire
L’enfer de la vie en appartement communautaire (kommunalka) perdure depuis bientôt 90 ans en Russie. Il concerne des milliers de Russes, contraints de vivre ensemble sans qu’aucun lien familial ou social ne les lie.
Les kommunalki sont apparues en 1917, alors que la crise du logement, liée à l’explosion démographique urbaine, nécessitait une solution urgente. En effet, l’idéal bolchevique d’une organisation sociale dans les Maisons communes (inspirées du concept de Phalanstère) s’avéra vite irréalisable, en raison notamment de son coût. Le pouvoir soviétique décida donc, dès mars 1918, de réquisitionner tous les hôtels particuliers et les appartements de «bourgeois». On eut tôt fait de les réaménager et d’y installer, provisoirement, des familles ouvrières, logées aux côtés des propriétaires. Ces derniers furent définitivement privés de leurs droits en 1929. Dès lors, c’est l’Etat seul qui géra le patrimoine immobilier national.
Dans les années 1930, les couches supérieures de la société soviétique commencèrent à s’embourgeoiser et à aspirer à un mode de vie plus confortable. Si, dix ans auparavant, toute manifestation de la vie «privée» était contre-révolutionnaire, celle-ci fut alors encouragée. C’est à cette époque qu’on lança des programmes de construction d’immeubles de «style stalinien». La kommunalka restait encore l’habitat de la majorité de la population, avec son mode de vie, ses conflits, sa saleté, ses parties communes dégradées… Ce qui n’était pas un projet idéologique mais un mal temporaire s’ancra donc dans le temps et dans la société soviétique.
La course aux logements
Après la Grande Guerre Patriotique, une politique nationale de logements fut mise en œuvre. «A chaque famille – son appartement !» devint le slogan officiel. On construisit alors des immeubles sobres et fonctionnels, aux plafonds bas et aux pièces plus petites. Ainsi, dans les années 1960, plus de la moitié des appartements des grandes villes étaient habités par une seule famille. Leningrad était alors surnommée la «ville des kommunalki» («gorod kommunalok») : elle comprenait (c’est d’ailleurs toujours le cas aujourd’hui) le plus grand nombre d’appartements communautaires de toute l’URSS. Ensuite venait Moscou. Les villes de province, elles, restaient relativement épargnées par ce phénomène.
Malgré ces efforts, le manque de logements contribua au maintien des kommunalki. Pour désengorger les listes d’attente d’accession aux appartements particuliers, certains individus en étaient d’emblée exclus : célibataires, retraités et jeunes mariés. A partir des années 1970, les couches sociales idéologiquement favorisées se virent attribuer plus rapidement un appartement. On assista ainsi à une homogénéisation de la composition sociale des kommunalki : une étude réalisée en 1988-1989 à Leningrad montre que ce sont alors, en majorité, des personnes âgées ou pauvres qui y vivent.
Un problème insoluble ?
A partir de 1991, les appartements ont pu être privatisés ; dans les kommunalki, il fallait que tous les voisins soient d’accord. A partir de 1996, la privatisation d’une seule pièce à la fois a été autorisée. Des agences immobilières s’occupaient de reloger les anciens occupants, avant de vendre l’appartement à un particulier. Le nombre d’appartements communautaires a ainsi diminué de moitié en moins de dix ans. Restent aujourd’hui les immeubles les plus délabrés et les moins bien placés, peu propices à attirer de potentiels acquéreurs.
En 2002, on compte à Moscou 100.000 kommunalki, dans lesquelles vivent 452.000 personnes (5,3 % de la population de la ville). A Saint-Pétersbourg, en 2005, 70 % des appartements du centre ville sont communautaires et abritent 536.000 personnes (11,4 % de la population).
La nouvelle législation de 2005 fixe un terme à la privatisation des logements appartenant à l’Etat. Cette réforme devrait, théoriquement, faire disparaître les kommunalki. Défi d’autant plus urgent à relever que la question n’est pas seulement celle de la salubrité mais constitue également, et peut-être surtout, un problème d’ordre social : les occupants des appartements communautaires sont aujourd’hui en majorité des personnes âgées, des invalides, des alcooliques... Depuis quelques mois, un universitaire de Iaroslavl organise des excursions de deux jours sur le thème «Notre pays, cet inconnu» : des octogénaires des kommunalki de la ville accueillent les touristes russes et étrangers, auxquels ils racontent leur histoire, leur vie ; ils les invitent à faire la queue pour aller aux toilettes ou se laver les mains, et à prendre part aux querelles de cuisine... Un moyen original de faire prendre conscience de la permanence d’un phénomène aujourd’hui quelque peu oublié…
(1) Extrait d’un reportage du magazine Neva, n° 8, 2005. (2) Extrait du forum juridique de Mtre Strudenetsky, 6 juin 2005, http://forum.advocat-ac.ru/viewtopic/t/13900/
* Photo Géraldine Pavlov