La bibliothèque des traditions: les archives du folklore letton au sommet du Gaismas pils

En 1924, lors de la création des Archives du folklore letton, l’État letton n’était établi que depuis quelques années et le projet de construction de l’actuelle nouvelle bibliothèque nationale n’était pas encore esquissé. En 2014, les Archives du folklore letton célèbrent leur 90ème anniversaire en s’installant au sein de cette toute nouvelle Bibliothèque nationale de Lettonie.


Gaismas Pils« Le folklore et l’architecture lettons sont les seuls véritables témoins de notre histoire. La nouvelle bibliothèque doit devenir le principal gardien de ces témoignages. »
Jānis Dripe[1], 1992.

Pour lancer l’événement Riga, capitale culturelle de l’Europe, les festivités commenceront le 18 janvier 2014 par l’organisation d’une Chaîne des amoureux des livres qui reliera le bâtiment principal de la Bibliothèque nationale de Lettonie, sise au commencement de la rue Krišjānis Barons, jusqu’au nouvel édifice de la bibliothèque, bâti lui sur la rive gauche du fleuve Daugava. Cette chaine humaine[2] réunira des bénévoles qui se transmettront les volumes de main en main tout au long du chemin entre les deux édifices, symbolisant ainsi la continuité, la transmission des savoirs et la tradition.

Le lien entre la nouvelle bibliothèque et Krišjānis Barons (1835-1923), un des initiateurs de la collecte des chansons traditionnelles lettones et concepteur du meuble pour les rassembler, le Dainu skapis (Cabinet des chants folkloriques), est particulièrement fort. Certains évoquent l’importance primordiale de la contribution de K. Barons pour le développement de la conscience nationale lettone, l’établissement de l’État en 1918 et, par conséquent, la possibilité de fonder une Bibliothèque nationale. Plus récemment, l'évidence de la nécessité de la présence du folklore au sein la Bibliothèque semble avoir présidé en partie à la conception même du nouvel édifice, proposé par l’architecte Gunārs Birkerts dès 1989. Jānis Dripe, ardent promoteur du projet de création d'une nouvelle Bibliothèque nationale, écrivait en 1992 :
« La collection de livres de la nouvelle bibliothèque, tant par sa signification que dans son organisation spatiale, est un immense Dainu skapis. Ses « tiroirs des livres » seront placés au-dessus des salles de lecture, comme jadis les Lettons plaçaient les objets de plus grande valeur au premier étage de leur grange. Il est possible qu’au sommet de la bibliothèque nationale, dans les premiers jours de la célébration de ce centenaire, nous placions même le Dainu skapis. Comme symbole d’un nouveau commencement. »[3]

Portée symbolique du Dainu skapis

Le Dainu skapis est le nom donné à la collection de chansons traditionnelles lettones réunie à la fin du 19ème siècle par Krišjānis Barons, aidé dans sa démarche d’unification par un réseau de collaborateurs au service du mouvement de mise en valeur des traditions dans la société lettone. K. Barons collecta ces chansons dans toutes les régions de l’actuel territoire letton. Il s’agit, au total, de 268 815 chansons –de quatre à huit lignes–, rassemblées sur autant de petites feuilles de papier, toutes documentées à la main et toutes soigneusement rangées dans les 70 petits tiroirs d’un meuble de bois spécialement construit en 1880, conformément à la demande et aux esquisses de K. Barons. Le meuble original se trouve actuellement dans les locaux de l’Institut de littérature, de folklore et d’art de l’Université de Lettonie. On a donné à cette collection le nom de Dainu skapis ou « Cabinet des dainas », le nom dainas désignant ces chansons traditionnelles qui incarnent les mœurs et les valeurs du peuple letton.


Illustration : Le Dainu skapis (Laura Āboliņa, illustration publiée grâce à la collaboration de la Commission nationale lettone pour l’UNESCO).

Les dainas recueillies par K. Barons furent étudiées et publiées en six volumes et huit livres entre 1894 et 1915 sous le titre Latwju dainas (Dainas lettones). Cette publication reste à ce jour l’ouvrage de référence concernant les chansons traditionnelles lettones. Le travail de collecte, poursuivi par d’autres chercheurs enthousiastes, conduisit à la création, en 1924 par le ministère de l’Éducation et à l’initiative de la philologue Anna Bērzkalne qui en fut la directrice jusqu’en 1929, des Archives du folklore letton.

Pour commémorer le rôle historique de Krišjānis Barons, depuis 1918 les Archives organisent des conférences scientifiques tous les ans en octobre, mois anniversaire de la naissance de ce père fondateur. À l’automne 2014, du 20 au 24 octobre, la conférence internationale qui sera organisée à l’occasion du 90ème anniversaire des Archives, sera consacrée à l’histoire des études scientifiques du folklore. Elle sera l’occasion d’évaluer l’histoire de la discipline, sa continuité et son actualité[4].

Gaismas pils au bord de la Daugava

Ik rītiņa Saule lēca
Sarkanāi kociņā,
Jauni kungi veci tapa,
To kociņu meklēdami.

B33786

Chaque matin Saule se levait
Dans un arbre rouge;
Les jeunes hommes devenaient vieux
À chercher cet arbre.
[5]

En ouverture aux activités de Riga 2014, le vernissage de « L’étagère des livres du peuple » (Tautas grāmatu plaukts) a eu lieu le 20 août 2013. Tout un chacun a été invité à offrir à la nouvelle bibliothèque des livres ayant une histoire particulière ou agrémentés d’un vœu inscrit à l’intérieur, afin de créer dans le nouveau bâtiment une immense étagère de livres profondément personnels. À cette occasion, l’écrivaine lettone Inese Zandere a déclaré : « Nous avons non seulement grandi avec le projet de cette Bibliothèque nationale, mais nous avons également vieilliavec lui ». En effet, du temps s’est écoulé depuis la naissance de l’idée d’une nouvelle bibliothèque...


Illustration : La nouvelle Bibliothèque nationale de Lettonie (Laura Āboliņa, illustration publiée grâce à la collaboration de la Commission nationale lettone pour l’UNESCO).

Le choix du nom du bâtiment, Gaismas pils (Château de lumière)[6], souligne la charge symbolique de la bibliothèque. Il est important de considérer également le lieu choisi pour son installation : son corps architectural se trouve en effet au bord de la Daugava. Ce fleuve est tout à la fois vital et symbolique pour le peuple letton, aussi bien historiquement –en tant que chemin de circulation des personnes et des biens, voie de développement industriel et objet de discussions et contradictions politiques– que culturellement –en tant que source de créativité littéraire, musicale ou autre. Il est également présent dans les chansons traditionnelles lettones.

Saule auda audekliņu
Daugaviņas maliņā;
Zelta šķiets, vara nītes,
Sudrabiņa šaudeklīte.

B33907

Saule tissait l’étoffe
Au bord de la Daugava;
Un peigne à carder en or, des agrafes de cuivre,
Une navette d’argent.

La reconnaissance internationale

Un autre lien encore unit Krišjānis Barons, les Archives du folklore letton et la nouvelle bibliothèque. C’est la reconnaissance par la société internationale, et l’UNESCO en particulier, de la valeur culturelle du Dainu skapis et de l’importance éducative de la nouvelle bibliothèque. À l’automne 1999, la Conférence générale de l’UNESCO a voté la résolution 30 C/38 « Assistance à la Bibliothèque nationale de Lettonie ». Par ce texte, l’UNESCO reconnaissait « l'importance que revêt ce projet pour la coopération et le développement culturels en Lettonie et dans la région de la Baltique, et engage les États membres et la communauté internationale à soutenir par tous les moyens possibles la mise en œuvre de ce projet. » À la suite de cette résolution, le projet de bibliothèque a été soutenu par le travail d’un groupe d’experts internationaux donnant leurs opinions et offrant leurs conseils pour la poursuite du projet.

Le Dainu skapis, quant à lui, a été inscrit en 2001 sur la liste internationale du patrimoine documentaire « Mémoire du monde » de l’UNESCO, qui réunit des documents du monde entier ayant une importance globale pour l’histoire de l’humanité. Le Cabinet des chansons du folklore letton a ainsi été reconnu en tant que symbole culturel, « source de fierté collective et d'inspiration pour les Lettons, révélant la richesse d'un patrimoine culturel qui n'avait encore jamais été recensé mais s'était transmis oralement à travers les siècles ».

La proposition d’accueillir au sein de la nouvelle bibliothèque la collection des chansons traditionnelles lettones sauvegardée dans les tiroirs du Dainu skapis ainsi que toute la collection des Archives du folklore letton enrichie au cours des années se concrétise donc en 2014. Ce sera, avec l’inauguration du nouvel édifice de la Bibliothèque nationale de Lettonie et avec le 90ème anniversaire des Archives du folklore letton, l’année d’une nouvelle affirmation de ce lien tissé pendant des décennies.

Notes :
[1] Jānis Dripe, architecte, ministre de la Culture de 1993 à 1995 et président de l’Union des architectes de Lettonie de 1993 à 1996 (en 1992, il en était vice-président).
[2] Immanquablement, cette chaine humaine fait penser à celle de la Voie baltique qui, le 23 août 1989 à l’occasion du cinquantième anniversaire de la signature, le 23 août 1939, du Pacte germano-soviétique entre Ribbentrop et Molotov, a réuni main dans la main les peuples des trois républiques baltes, de Vilnius à Tallinn en passant par Riga, sur plus de 600 kilomètres.
[3] Jānis Dripe, Latvijas Nacionālā bibliotēka,Preses nams, Rīga, 1992.
[4] Les informations sur la conférence seront publiées prochainement sur le site de l’Institut de littérature, de folklore et d’art, Université de Lettonie, www.lfmi.lu.lv
[5] Saule désigne le soleil. Les chansons mythologiques lettonnes, ouvrage publié avec une traduction française par Michel Jonval, ancien élève de l’École normale supérieure, agrégé de l’Université, docent à l’Université de Riga, avec l’appui du Fonds de la culture de Lettonie (Librairie Picard, Paris, 1929). Le numéro de la chanson indiqué correspond à celui donné par Krišjānis Barons et qui est noté dans le Dainu skapis. La totalité du contenu du Cabinet est numérisée et publiée sur le site www.dainuskapis.lv.
[6] Sur la sémantique du titre Gaismas pils voir l’article de Céline Bayou et Eric Le Bourhis, « La future Bibliothèque nationale de Lettonie : Château de lumière pour une société de la connaissance »Regard sur l’Est, 15 juin 2008.

* Anita VAIVADE est chercheuse, Académie de la culture de Lettonie.

L’auteur tient à remercier Jean-Jacques Ringuenoir, traducteur de littérature lettone, pour la touche rédactionnelle française apportée à cet article.

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