La future Bibliothèque nationale de Lettonie: Château de lumière pour une société de la connaissance

Le 15 mai 2008 a été signé à Riga le contrat de travaux pour la construction de la future Bibliothèque nationale de Lettonie. Régulièrement envisagé depuis le début du 20e siècle, ce projet qui va peut-être enfin devenir réalité soulève néanmoins des débats.


Alors que certains craignent le coût élevé d’une telle entreprise à l’heure où le budget de l’Etat en inquiète plus d’un, d’autres arguent de la signification de la future bibliothèque: bien plus qu’un simple bâtiment, il s’agit avant tout d’en faire l’expression de l’identité lettone. Enjeu qui ne souffre plus de délai.

Une histoire mouvementée

Depuis sa création en 1919, la Bibliothèque nationale de Lettonie aura été une institution insaisissable. Disséminées par acquisition progressive de nouveaux bâtiments dans toute la ville de Riga voire en dehors, ses collections sont dépouillées par les nazis en 1944, ou encore brûlées par le régime soviétique en 1946. Reconstituée avec des fonds largement renouvelés, la Bibliothèque emménage finalement en 1956 dans les locaux qu’on lui connaît aujourd’hui.

Le fonds, qui comporte 4,5 millions de pièces, est très varié, allant du patrimoine littéraire letton (ancien et récent) aux ouvrages soviétiques en passant par les collections de l’entre-deux-guerres restituées par l’Allemagne en 1992. Les autorités qui se sont succédé à la tête de l’Etat ont toutes manifesté leur intérêt pour un nouveau bâtiment unique et adapté qui abriterait ces collections. Ce fut le cas en 1928 puis 1974, sans qu’aucun projet n’aboutisse. C’est dans le prolongement d’une dernière initiative lancée en 1988 qu’une nouvelle Bibliothèque semble toutefois devoir bientôt être érigée.

Un programme plus qu’ambitieux

Les objectifs assignés à cette nouvelle bibliothèque sont résolument et de plus en plus ambitieux. Il ne s’agit pas seulement de reloger une institution éparpillée sur plusieurs sites poussiéreux, insalubres et qui ne fournissent aux lecteurs qu’un accès restreint à ses collections, mais avant tout de construire une véritable «Bibliothèque nationale de Lettonie» (BNL), concept exposé dans la plupart des déclarations politiques: un grand centre multifonctionnel de culture et d’information aux standards européens, c’est-à-dire équipé en nouvelles technologies et ouvert sur le monde. La BNL devrait être insérée dans le projet de l’Unesco de Bibliothèque Numérique Européenne et sera à la tête du «Réseau de lumière» (Gaismas tikls), système unifié d’information commun à 2.000 médiathèques publiques de Lettonie, dont la mise en place constitue également un défi.

Le site retenu pour le nouveau projet est emblématique: sur la rive gauche de la Daugava large de 700 mètres, face au vieux centre auquel il est relié par le Pont de Pierre, axe principal de la ville. Le quartier, ancienne zone militaire libérée en 1904, n’a jamais été réellement aménagé. Cette Place de la Victoire devait abriter un grand centre sportif à la fin des années 1930, dans l’esprit des aménagements de Berlin pour les Jeux olympiques de 1936 (était prévue une tour signal dans l’axe de l’avenue de la Liberté)[1] ou encore un premier projet de bibliothèque à la fin des années 1970. Aujourd’hui, malgré le passage de la voie automobile sur berge, c’est un emplacement remarquable, situé à l’intérieur de la zone tampon du périmètre d’inscription sur la liste du Patrimoine mondial de l’Unesco (1997).

Projet phare du ministère de la Culture

La mise en valeur des berges de la Daugava est un des enjeux majeurs de l’aménagement contemporain de Riga. Elle mobilise une grande part des investissements consacrés à la construction dans la capitale lettone: on l’a vu avec le nouveau pont et la tour Hansabanka et on devrait le voir avec le centre administratif de la ville, la Salle de concert et le musée d’Art contemporain.

En avril 2005, le ministère de la Culture a réuni ses trois grands projets (BNL, musée d’Art contemporain et Salle de concert) sous la tutelle d’une seule agence de maîtrise d’ouvrage, Jaunie «Tris brali» (J3B, les nouveaux «Trois frères», par référence aux Trois frères, ensemble de trois maisons anciennes situées au cœur de la vieille ville et qui abritent le musée national d’Architecture). Située à proximité de la BNL, la Salle de concert devrait former avec celle-ci un grand ensemble monumental.

Lauréat du concours organisé en 1989, l’architecte Gunars Birkerts, d’origine lettone, a fait ses études en Allemagne et vit aujourd’hui aux Etats-Unis. Il a déjà conçu une quinzaine de bibliothèques dans le monde. Selon ses dires, son projet évoque à la fois la flore de Lettonie, les rivières lentes, le paysage plat, les émotions humaines exprimées par les chants folkloriques et les légendes; notamment celles évoquant un château scintillant sortant des eaux sombres, des cavaliers courageux venant à bout d’une montagne enneigée pour délivrer la princesse, tout ce qui nécessite à la fois volonté farouche et persistance. Pour ce qui concerne la forme du bâtiment, il évoque l’architecture rurale ainsi que celle de Riga. Montagne de verre de 14 étages, allongée et parallèle à la berge, plaçant les réserves en sous-sol et dotée d’espaces ouverts au public offrant un panorama sur la vieille ville, le projet architectural n’a jamais été remis en cause et a reçu en 2000 le prix du musée d’Architecture de Chicago. Cette longue maturation se prétend fructueuse: elle aura permis une bonne concertation avec les employés de la BNL et profité de l’expérience de l’agence de Modris Gelzis, qui avait travaillé sur le projet de Bibliothèque des années 1970. J3B espère ainsi échapper aux écueils rencontrés dans d’autres pays comme la France dont il est question de tirer des enseignements.

Effet d’annonce

Cet optimisme ne saurait masquer la difficile progression du projet. Depuis 1991, chaque gouvernement a confirmé son intention de réaliser la Bibliothèque, annonçant avec empressement une nouvelle date d’ouverture, sans pour autant trouver les fonds nécessaires. Alors que les années de présidence de Vaira Vike-Freiberga (1999-2007) ont largement relancé le projet, l’élection de Valdis Zatlers à la présidence en 2007 l’a brusquement freiné.

Une loi promulguée le 22 mai 2003 pour la «Réalisation du projet de Bibliothèque nationale de Lettonie» annonçait une ouverture au public le 18 novembre 2008, pour le 90e anniversaire de la République de Lettonie. Date aujourd’hui retenue comme celle, ultime, de démarrage des travaux, l’inauguration étant repoussée au 18 novembre 2012.

Après une négociation très critiquée au printemps 2008[2], le marché de travaux de construction a donc été signé avec un groupement de trois entreprises (RBSSKALS, Skonto Buve et Re&Re) baptisé Union nationale des constructeurs de Lettonie, pour un montant de 114 millions de lats hors taxes (environ 160 millions d’euros). Les risques de dérapage financier ou calendaire ne semblent toutefois pas encore écartés: l’inflation est menaçante même si J3B estime qu’elle ne devrait pas porter les révisions globales à plus de 14%; Marija Abeltina, du département de Développement de la Ville de Riga, rappelle par ailleurs que le permis de construire n’est pas encore accepté et que son examen par la Ville pourrait prendre un certain temps. Conscient des difficultés à venir, le groupement d’entreprises choisi reconnaît que le bâtiment sera un des projets de bâtiment les plus complexes de l’histoire de la Lettonie indépendante.

Une décision irresponsable?

Les détracteurs de la Bibliothèque ne contestent ni son architecture ni son emplacement mais concentrent leurs critiques sur un seul et unique point: est-il opportun, à l’heure où l’inflation fait rage et où le niveau de vie moyen est loin d’être satisfaisant, de mettre en danger l’équilibre du budget par un investissement colossal et de long terme? «Tout projet de construction doit être abordé avec une grande responsabilité dans la prise de décision», a ainsi déclaré le Président, V.Zatlers, avant de proposer… la suspension du projet.

En période d’érosion d’un pouvoir d’achat déjà peu élevé, un tel argument fait mouche: personne ne sait si, au final, les contribuables ne seront pas appelés à pallier les déficiences du budget de l’Etat. Un sondage réalisé en avril 2008 par le Centre d’études de l’opinion publique SKDS a montré que seulement 34% (contre 40% un an auparavant) des personnes interrogées jugeaient le projet opportun, alors que 57% s’y opposaient. Les causes de cette désaffection seraient à chercher pour partie du côté des doutes qui parcourent toutes les sociétés modernes quant à la nécessité de se doter d’un tel objet à l’heure des technologies nouvelles de l’information. Mais, plus encore, les citoyens s’interrogent sur la transparence du financement et ont été désorientés par les hésitations des pouvoirs publics à propos du budget mobilisé. Les responsables de la future bibliothèque, eux, bottent en touche, expliquant notamment les réticences d’une population pour le moment plus focalisée sur le coût du projet que sur ses atouts à venir… par le fait que la presse russophone présenterait un point de vue explicitement négatif! Ils n’hésitent pas à renvoyer aux critiques, dans les années 1930, concernant l’érection du Monument à la Liberté, devenu depuis véritable emblème national.

Contre toute attente, le gouverneur de la Banque centrale de Lettonie, Ilmars Rimsevics, se révèle ardent défenseur de la Bibliothèque. Puisqu’il faut parler d’argent, lui voit dans ce projet un symbole de l’Etat payant enfin sa dette à la société. Cette Bibliothèque doit attester de la richesse spirituelle de l’Etat et de la nation alors que le gouverneur regrette de voir le niveau de développement de la Lettonie usuellement mesuré à l’aune du nombre de connections à Internet, de réfrigérateurs et de voitures par milliers d’habitants. Certes, ce projet affectera le budget de l’Etat mais la Banque de Lettonie y est favorable parce qu’il s’agit d’un investissement de long terme qui contribuera à la création d’une société développée de la connaissance. I.Rimsevics va même plus loin: il convient de ne plus tarder, pas tant parce que l’inflation affectera le coût final de l’opération mais parce que ce projet, s’il est encore ajourné, deviendra le symbole de l’indécision et de l’inconsistance.

Montagne de cristal et Château de lumière

Le concept architectural fait largement appel aux symboles. Dans le folklore letton, la Montagne de cristal symbolise l’aboutissement d’une quête. La littérature et le folklore évoquent également le Château de lumière, métaphore de la raison perdue qui émergera des profondeurs de la Daugava après que le peuple letton sera sorti de l’obscurité intellectuelle imposée par les guerres, les invasions et les occupations. Le Château de lumière est un «standard» du chant choral letton, composé par Jazeps Vitols et Mikelis Auseklis en 1873, c’est-à-dire au moment de l’Atmoda, premier éveil national. Ce chant a été largement repris à la fin des années 1980, lors du troisième éveil ou Révolution chantante. La ministre de la Culture voit d’ailleurs une conjonction favorable dans le fait que le contrat de travaux a été signé sous le gouvernement de Ivars Godmanis, qui fut l’un des leaders du Front populaire il y a vingt ans et se pose aujourd’hui en ardent défenseur de la Bibliothèque en tant qu’instrument de création d’une véritable communauté lettone.

Alors que défenseurs et détracteurs débattent de l’opportunité du projet, arguments financiers contre appels aux symboles, certains s’interrogent: ne finirait-on pas par oublier pourquoi la Lettonie a besoin d’une nouvelle bibliothèque? Ainsi, un journaliste de Diena, Gustavs Strenga s’insurge: «La bibliothèque n’est pas nécessaire en tant qu’objet de design dans le paysage urbain, ni en tant que symbole incompréhensible. Il nous faut une nouvelle bibliothèque car en réalité, nous N’AVONS PAS de bibliothèque!»

Gaismas Pils – Château de lumière
Les fils du peuple ont retrouvé
Une chanson oubliée depuis longtemps:
Ils ont appelé la lumière, la lumière est apparue,
Le château de lumière est sorti de terre.

(1873)

Pour l’écouter: http://fr.youtube.com/watch?v=WDhbvfvMd34

 

Par Céline BAYOU et Eric LE BOURHIS

[1] Andreas Fülberth, «Tallinn – Riga – Kaunas, Ihr Ausbau zu modernen Hauptstädten 1920-1940 », Böhlau, Köln, 2005.
[2] La compagnie estonienne Merko Ehitus a été écartée alors que son offre était la plus basse financièrement. Ses dirigeants, soupçonnant une affaire de corruption, ont alors menacé de déposer un recours.

Sources principales:
Diena
www.lnb.lv
www.gaismaspils.lv
www.biznews.lv
www.delfi.lv
www.telegraf.lv

Photo: www.gaismaspils.lv