Le prince du Monténégro, Nikola Petrovic Njegos, a organisé, en 1991, la Ière Biennale de Cetinje. Depuis, ce projet novateur et audacieux est devenu une manifestation culturelle majeure au Monténégro, réunissant divers spécialistes d’art contemporain autour de thèmes de réflexion portant sur l’évolution des pays du Sud-Est européen. Cette année, la Biennale IV s’orientera exclusivement sur les problèmes de reconstructions dans la région des Balkans.
Naissance de la Ière Biennale d’art contemporain à Cetinje
En octobre 1989, le corps du roi Nikola, le premier et le dernier roi du Monténégro mort en exil en 1921, a été rapatrié dans sa terre natale. Le prince Nikola Petrovic Njegos, architecte à Paris, se rend aux funérailles de son arrière grand-père. Cet événement historique lui permet de redécouvrir son pays d’origine. De retour en France, le prince s’interroge: comment revenir dans ce pays fortement diminué par une situation politique et économique instable? Quel rôle y jouer? Nikola Petrovic rappelle qu’: «après la chute du mur de Berlin, l’Europe de l’Ouest et de l’Est allaient se réunir pour former un espace physique tout en devenant un nouveau lieu de rencontres». Partant de ce constat, le prince décide d’agir en créant la Biennale d’art contemporain de Cetinje.
La première Biennale réunit des artistes des six républiques de l’ex-Yougoslavie pour réfléchir sur la place de l’art contemporain dans la région et sur les échanges artistiques Est-Ouest. Cet événement unique en son genre ne fait pas l’unanimité. En effet, de nombreuses personnalités, notamment ecclésiastiques, protestent contre certaines œuvres. Une toile représentant le Christ avec une tête de Mickey a, notamment, suscité de vives controverses. Le prince souligne que ces réactions sont tout à fait légitimes et compréhensibles, mais rappelle qu’il ne faut pas oublier «qu’une image est une image, et que le sacré reste, de toute manière, “irreprésentable”. Il ajoute en souriant : “Les provocations de ce type ne sont pas à prendre au premier degré.”
Pour lui, les artistes d’art contemporain ont véritablement brisé tous les moules, devenus trop rigides et inutilement contraignants. L’art contemporain se place, à ses yeux, au-dessus de toutes les normes, au point qu’il ne cherche même pas à se définir, il échappe totalement à l’univers des écoles et des galeries. Exemples à l’appui, Nikola Pétrovic poursuit la demonstration. «Il existe une artiste grecque qui sert du café dans la rue : cela est considéré comme une performance artistique. Elle se fiche qu’on se moque d’elle. Elle estime que c’est de l’art, et ça lui suffit. La mutation est totale, car il n’est même pas question de changer des valeurs. L’art contemporain va au-delà. Cetinje est, de ce point de vue là, un formidable lieu d’expérimentation, un laboratoire de création, et non une vitrine d’exposition».
«Moze, moze…»
A la suite de la Ière Biennale, une table ronde «Artistes sans frontière» a été mise en place en mars 1994 à l’initiative du prince du Monténégro et de ses collaborateurs réunissant une cinquantaine d’acteurs culturels venus de l’Europe de l’Est comme de l’Ouest. Il s’agissait de trouver des moyens concrets pour faire face à «l’embargo culturel» contre la Serbie et le Monténégro. L’opération a été couronnée de succès: la pression auprès du Conseil de sécurité a été telle qu’une dérogation a été obtenue par la Biennale pour organiser une nouvelle manifestation culturelle au Monténégro. C’est la première fois que les Nations Unies accordaient une dérogation humanitaire pour une manifestation culturelle. D’août à octobre 1994 s’est ainsi tenue la Biennale II, sous le titre évocateur «Voir dans le noir». Nikola Petrovic se souvient: «L’organisation de cette Biennale a été menée comme une double action : d’une part, c’était un tour de force contre l’emprise de l’Occident sur la région et de l’autre, un mouvement d’opposition au régime autoritaire de Milosevic».
La Biennale III, «Aller-Retour», s’est faite en deux parties, en septembre-octobre 1996 et 1997, présentant des expositions de peinture et de photographies, divers ateliers, une festival de poésie et des performances. Le prince du Monténégro a toujours essayé d’éviter que ces manifestations culturelles deviennent de simples rencontres mondaines. «Nous étions chaque jour confrontés à la dure réalité de la vie, et de ce fait, nous ne pouvions pas nous situer hors de cette réalité. Plus encore, elle était motivante, génératrice». Le caractère enrichissant d’une société en plein chaos et en profonde mutation se voit aujourd’hui dépasser par une autre nécessité : celle de la reconstruction.
Nikola Petrovic a remarqué, en effet, que le désarroi et la lassitude s’effaçaient pour laisser place à l’espoir et au courage. Cet état d’esprit se résume parfaitement par l’expression «Moze», choisie par le prince comme slogan pour la Biennale. «Moze» signifie selon les cas «cela peut arriver, c’est possible, ça va». Cette volonté d’agir positivement se concrétise tout d’abord par une action auprès de la jeunesse. A côté de la Biennale, de nombreuses activités se sont développées, comme la création d’ateliers d’été et de séminaires. «Il me paraît important de donner la possibilité à la jeune génération d’apprendre, et surtout de créer librement», explique le prince.
Parallèlement, «Moze» témoigne à la fois de la formidable résistance d’un peuple meurtri et de la volonté de se reconstruire aussi bien physiquement que psychologiquement. Nikola Petrovic estime qu’il est important pour les Monténégrins (comme pour les autres habitants de la région) de recréer des liens forts au sein de cette société éclatée. «Le respect mutuel doit être retrouvé, tout autant que la confiance. Mais pour cela, il faudrait que le Monténégro et la Serbie reprennent confiance, retrouvent leurs identités (nationales, culturelles, religieuses…) aux niveaux international, national et local. Les menaces de disparition doivent cesser pour que les gens retrouvent leur place dans un environnement sain…».
Les débuts de la reconstruction
Les Biennales organisées par Nikola Petrovic visent des buts multiples dont l’un se démarque: ces rencontres cherchent véritablement à rapprocher les acteurs culturels de quelque origine qu’ils soient. Pour les animateurs, acteurs de la Biennale, l’idée d’échange semble être dominante, car elle demeure fondamentalement productive. A ce propos, le prince du Monténégro critique l’attitude souvent négative de l’Europe à l’égard des Balkans. «Les habitants de cette région sont fréquemment considérés comme des Européens de «seconde catégorie». Cette vision fragmentaire me paraît totalement néfaste pour l’Europe. La reconstruction de la région est, au contraire, dans notre intérêt à tous, car ces pays seront, un jour ou l’autre, membres de l’Union».
Dans la logique des choses, la Biennale IV d’art contemporain de Cetinje, qui se déroulera du 22 juin au 28 septembre 2002, est intitulée «Reconstructions». Faisant suite à l’Université d’été mise en place par le réseau Apollonia en juillet 2001 à Strasbourg, un séminaire international a été organisé au mois de mars 2002 à Cetinje afin d’impliquer plus encore la jeunesse artistique dans le processus de création et de réflexion en vue d’une reconstruction effective de la région des Balkans. Les travaux réalisés lors de ce séminaire seront inclus dans les programmes des facultés et les projets des étudiants seront exposés pendant la Biennale à la faculté des Beaux-Arts de Cetinje.
La manifestation culturelle présidée par le prince du Monténégro sera ponctuée de nombreuses expositions et interventions, et sera accompagnée d’une Université d’été portant sur le thème principal de la reconstruction, avec trois lignes directrices majeures: l’environnement, l’art contemporain et la société civile. Les efforts intellectuels réels et sincères ainsi que le travail acharné des pionniers de cette «entreprise à risques» pourront, une fois de plus, être évalués et/ou appréciés cet été grâce à la persévérance du prince du Monténégro.