La « caporalisation » des réseaux urbains dans les pays de l’Est

Si l'on compare la taille, en termes de population, des grandes villes des pays de l'Est avec celle de leurs homologues dans le Monde et, en particulier, si l'on s'intéresse au rapport entre cette taille et celle de leurs pays respectifs, force est de constater une spécificité est-européenne: les grandes villes y sont plus modestes.


Cette caractéristique résulte certes de la crise démographique que traversent actuellement ces pays, mais aussi d'un héritage plus ancien, lié au mode d'urbanisation à l'Est durant la période socialiste : la caporalisation.

Au terme d'une quinzaine d'années de transition vers l'économie de marché, les pays de l'Est se sont enfoncés dans une crise démographique sans précédent (tableau 1), qui a évidemment une influence directe sur la croissance urbaine en général.

La crise démographique post-communiste

La crise démographique fait de l'est du continent européen une gigantesque zone de dépression qui, à l'échelle planétaire, n'a d'autre équivalent que les régions bordières de la Mer du Japon, situées à l'autre bout du continent eurasiatique (Extrême-Orient soviétique, façade est de la Corée, façade ouest du Japon), et le centre-nord des Etats-Unis (" rust belt "). Tous les paramètres de la croissance démographique sont passés rouge, mais tous n'ont pas le même effet sur la croissance des villes.

Dès le début des années 1990, la baisse de la natalité a eu des effets visibles, tandis que, du fait du vieillissement de la population, le taux de mortalité remontait, si bien que les bilans naturels sont devenus largement déficitaires. L'indice synthétique de fécondité de la plupart des pays de l'Est dispute les records du monde de faiblesse (entre 1,2 et 1,4 enfant par femme) à l'Italie, à l'Espagne et à l'Allemagne. Enfin, les bilans migratoires internationaux sont très négatifs, de sorte que la dépression actuelle signe un renversement historique des dynamiques démographiques de cet ensemble de pays.

Cette dynamique n'a toutefois produit que des effets limités sur la géographie du peuplement. Si l'on procède à un découpage en deux périodes, communiste (1950-1990) et post-communiste (1990-2000), on constate que l'ampleur des changements en matière de taux de variation moyen de la population est de 20 à 30 fois moindre durant les années post-communistes que durant la période précédente. Du point de vue de la géographie du peuplement, les pays de l'Est héritent donc d'une situation qu'une quinzaine d'années post-communistes n'ont pas suffi à bouleverser.

Des héritages spécifiques aux pays de l'Est

La désindustrialisation a déstabilisé profondément les bases économiques nationales, régionales ou encore locales, tandis que, au contraire, le développement d'un secteur tertiaire autrefois atrophié a engendré emplois, revenus et capitaux, mais de manière inégale selon les agglomérations. La structure héritée de la période communiste restant toutefois déterminante dans la géographie actuelle du peuplement, rappelons rapidement quelle est son originalité.

Ces remarques nécessitent tout d'abord un rappel méthodologique. En effet, la diversité des définitions officielles des "villes" et de la "population urbaine" est telle qu'elle interdit toute comparaison brute des chiffres officiels fournis par les services statistiques des Etats. Une simple comparaison des taux d'urbanisation officiels n'aurait par exemple aucune valeur scientifique. De surcroît, quelques pays ont changé de définition après le renversement de régime, comme la Croatie ou la Slovénie. En Ukraine et en Russie, le statut "urbain" d'une localité étant administratif (gorod), la création ou la suppression de villes engendre une instabilité de l'échantillon. Ces problèmes de comparaison, à la fois spatiale et temporelle, peuvent être contournés en abandonnant ici les définitions officielles au profit de critères communs à tous les pays : nous définirons ici la "population urbaine" comme celle qui vit dans les agglomérations de 10 000 habitants et plus (base de données Geopolis).

Suivant ce critère, les pays de l'Est étaient encore majoritairement ruraux au lendemain de la Deuxième guerre mondiale. En 1990, leur population était devenue, au contraire, majoritairement urbaine. Les années 1950-1990, période d'urbanisation intense, marquent donc profondément les formes de l'urbanisation actuelle. A cet égard, les pays de l'Est se sont comportés exactement comme les autres pays de la Planète.

C'est donc plutôt dans les formes qu'a prises cette urbanisation que les pays de l'Est se distinguent des autres régions du Monde. En effet, dans le monde entier, la période contemporaine fut le théâtre d'une concentration sans précédent dans les grandes agglomérations, le plus souvent dans la capitale. Or, ce qui distingue les pays de l'Est, aussi bien du Tiers-Monde que des pays industrialisés occidentaux, est le modeste développement des grandes agglomérations.

La Balkanisation de la région n'y est certes pas étrangère: un Etat de 2 million d'habitants, comme la Macédoine ou la Slovénie, ne peut en effet pas posséder d'agglomération de 10 millions d'habitants, comme Paris, Londres ou Moscou…. Ainsi, dans la mesure où 18 territoires de la région comptent moins de 5,5 millions d'habitants, on peut d'emblée prévoir qu'il existe, dans les pays de l'Est, 18 capitales de dimensions modestes.

Cependant, que dire de la Pologne, où aucune agglomération ne dépasse 2,5 millions d'habitants alors que l'Argentine, pays de taille démographique comparable, possède une capitale de plus de 11 millions d'habitants ? Même les 12 millions d'habitants de Moscou paraissent bien modestes comparés aux quelques 18-20 millions de Séoul, de Mexico ou de Manille, capitales de pays pourtant bien moins peuplés.

Dans le même ordre d'idée, la macrocéphalie de la Roumanie apparaît très relative, avec sa capitale de 2 millions d'habitants pour une population de 22 millions. A l'échelle nationale, l'impression de gigantisme que laisse parfois Bucarest est ici liée au fait qu'un fossé la sépare des autres grandes agglomérations du pays, qui ne dépassent guère les 300 000 habitants…

Enfin, toujours replacée dans ce cadre comparatif mondial, même la Hongrie, le plus "macrocéphale" des pays de l'Est, apparaît comme un cas banal, avec une capitale de 2 millions d'habitants pour un pays qui en compte 10.

La balkanisation de la région est donc bien une cause de l'absence de grande agglomération, mais cette cause est aggravée ici par un facteur structurel qui est lié à une volonté politique délibérée de limiter la concentration et la croissance des grandes villes. Cette particularité caractérise dès lors non pas les seuls pays de l'Est, mais un type de régime. Ainsi, les mêmes conséquences apparaissent à Cuba, au Nicaragua, au Viêt-Nam, en Corée du Nord et au Yémen du Sud, qui sont les seuls Etats du Monde à avoir réussi à maîtriser la croissance de leur capitale dans un contexte d'explosion démographique et urbaine généralisée.

Caporalisation plutôt que concentration

Ces remarques apparaissent a priori en contradiction avec l'idée même de régime "planifié" et "centralisé". En effet, comment l'action d'un régime centralisé a-t-elle pu aboutir à une non-concentration dans la capitale, dont l'agglomération aurait mécaniquement dû devenir gigantesque? Comment a-t-on pu "centraliser" sans "concentrer "?

Pour répondre à cette question, il faut évoquer la puissance d'un outil de l'aménagement et du contrôle du territoire qui est rarement évoquée par les spécialistes et qui n'est autre que l'encadrement administratif territorial. En effet, quel que soit son nom générique (oblast, judet, kraj, okrug, megyek, okres, opshtina…), son gabarit, son type, chaque unité administrative possède un centre (ou chef-lieu). Or, dans tous les pays considérés, on constate sans exception que les années d'intense urbanisation qui caractérisent la période contemporaine ont aussi été une période d'intense polarisation de la population et des activités dans des dizaines, voire des centaines de chefs-lieux.

Les deux graphiques suivants exposent un cas représentatif parmi d'autres : celui de la Roumanie. Ils révèlent, d'une part, l'ampleur structurelle du phénomène de concentration au chef-lieu. D'autre part, ils permettent de saisir que ce facteur, qui est indépendant de la croissance démographique, se combine néanmoins localement à cette dernière: les deux facteurs se sont amplifiés mutuellement.

Sur le graphique 2, la faible augmentation de la courbe de l'écart-type montre que la taille des agglomérations devient en gros proportionnelle à celle de leur hinterland administratif. Ainsi, la distribution statistique et spatiale des villes des pays de l'Est dépend de la géographie des découpages administratifs. Par exemple, la Roumanie (judete) et la Pologne (wojwodtewa), qui étaient divisées en une quarantaine d'unités territoriales durant les années de forte croissance, voient leur système urbain dominé par une strate importante de grandes villes (plus de 100 000 habitants). En revanche, la Yougoslavie, qui n'avait pas d'échelon intermédiaire entre la République fédérée (8 entités territoriales) et la commune (environ 500 obshtine), a vu se multiplier le nombre de petites agglomérations (moins de 20 000 habitants) chefs-lieux d'immenses municipalités, tandis que les capitales des républiques devenaient fortement primatiales. En Tchécoslovaquie, le découpage en okres de la taille d'un arrondissement de département français (ou encore d'un kreis allemand), a favorisé la prolifération d'agglomérations de taille moyenne (20 000 à 80 000 habitants).

Dans tous les cas, ce sont donc les agglomérations de taille intermédiaire qui ont capté la croissance urbaine, au détriment des très grandes agglomérations : c'est le phénomène de "capolarisation" du système urbain (Moriconi-Ebrard, 1993, ibid.1996).

Quelles perspectives ?

Depuis le milieu des années 1990, les découpages territoriaux ont été remis en cause (Pologne, Albanie, Croatie, Bosnie, Macédoine, Slovénie) ou partiellement réaménagés (République tchèque et Slovaquie). Cependant, si les mailles ont été modifiées, tous les chefs-lieux ont gardé leurs fonctions dans le nouveau découpage.

Même si l'Etat se désengage, jouant partout un rôle moins actif dans le développement des villes, cette catégorie d'agglomération est celle qui résiste le mieux à l'érosion démographique. Or le poids de cette catégorie de villes est extrêmement important dans l'ensemble de la population urbaine.

Fondée sur l'industrialisation, mais sous le contrôle étroit de la puissance publique, l'urbanisation des pays de l'Est a produit une forme qui n'est pas aussi inadaptée à une économie de services que certains le prétendent. D'ailleurs, même les agglomérations industrielles les plus spécialisées disposaient, à côté de leur base économique, d'équipements conséquents et de services remarquablement développés (transport, éducation, santé…). Ces secteurs, qui sont toujours nécessaires au fonctionnement des villes, restent pourvoyeurs d'emplois et sont donc des facteurs de stabilité du peuplement entre ces deux grandes périodes de l'histoire de la région.

La population moyenne des judetul de Roumanie a quasiment doublé en un siècle, mais diminue depuis 1992, suivant le mouvement général de la population du pays. L'augmentation a profité à l'ensemble des judetul, même si la stagnation de la médiane depuis 1970 indique un phénomène de sélection spatiale (profitant en particulier à la capitale).

Les chefs-lieux de judet concentrent une proportion croissante de la population de Roumanie (augmentation simultanée de la moyenne et de la médiane). La faible augmentation de l'écart type montre que cette structure devient de plus en plus fréquente au niveau national.

Nota : la capitale (Bucarest), qui forme un district spécial, est exclue du calcul.

 

 

Références
Moriconi-Ebrard François, 1993, L'urbanisation du Monde depuis 1950, Economica-Anthropos, Collection Villes, Paris, 372 p.
Moriconi-Ebrard François, 1994, Géopolis, pour comparer les villes du Monde, Economica-Anthropos, Collection Villes, Paris, 246 p.
Moriconi-Ebrard François, 1998, " La loi de la métropolisation: un modèle pour la croissance des systèmes urbains ", Revue de Géographie de Lyon - Géocarrefour, Vol.73, 1998-I, pp. 55-70.
Moriconi-Ebrard François, 2000, De Babylone à Tokyo, Ophrys, Collection Géophrys, Gap-Paris, 344 p.
Moriconi-Ebrard F., 1996, " Les villes de l'ex-Empire soviétique ", in Le Monde des Villes. Panorama urbain de la Planète, dirigé par Th. Paquot, © Editions Complexe, Bruxelles, 1996, pp. 115-126.

Vignette : Poussettes à Sofia (Photo libre de droits, attribution non requise)

* François MORICONI-EBRARD est en poste au CNRS-UMR6012 (Avignon)

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